Les rimes de la philosophie et de l’amour : Dante, Ogien, Ackerman

L’amour à travers trois auteurs que tout oppose…

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Les rimes de la philosophie et de l’amour : Dante, Ogien, Ackerman

Publié le 13 janvier 2015
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Par Thierry Guinhut.

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Idéaliser le pays d’amour… Nous cédons tous à cette beauté, à moins de tomber dans ce travers. Dante, en ces Rimes, s’est appliqué à faire rimer, amour, beauté et vertu. On se doute que Ruwen Ogien, logicien, non sans un brin de cynisme bienvenu, va s’appliquer à déconstruire ces préjugés. Le choix de l’œuvre d’art de la couverture, en dit long à cet égard : pas de « Carte du Tendre » venue de L’Astrée, ni d’« Amour sacré et amour profane », peint par Le Titien, mais un couple, qui ne tient compte ni du genre ni de la race, formé d’un ours et d’un lapin en peluche, en train de s’envoyer en l’air avec joie, selon Paul McCarthy. C’est ainsi que les hasards de l’édition font voisiner sur le bureau du critique deux livres antinomiques. Par-delà les siècles et les conceptions de l’amour, Dante, à la couverture ornée d’une dame boticiellienne, et Ruwen Ogien se parleront-ils ? Peut-être le seul lieu où ils seront réconciliés serait l’essai encyclopédique et sensible de Diane Ackerman : Le Livre de l’amour, dont la couverture arbore une allégorie de l’amour du XVIème siècle.

TG1Dante pourrait être considéré comme le premier poète qui a élevé l’amour jusqu’à son sommet le plus inatteignable. En effet, de La Vita nova à La Divine comédie, la femme aimée et intouchée passe du statut d’égérie intérieure à celui d’intercesseur de la divinité, puisqu’au-delà de l’enfer et du purgatoire, Béatrice guide le poète parmi le paradis. Héritier des troubadours, fondateur du Dolce Stil Nuovo et précurseur de Pétrarque, il parcourt les degrés qui vont de la sensualité à la sanctification.

Moins connues, les Rimes ne sont pas un recueil à proprement dit, au contraire de La Vita nova, mais une collection des poèmes épars du Florentin, entre 1283 et 1308, trop longtemps négligés par les critiques et les lecteurs. Ce pourquoi il faut remercier Jacqueline Risset d’avoir ajouté à son immense traduction, audacieuse, coruscante et suave, de la Divine comédie, cet ensemble de près de quatre-vingts poèmes, même si elle choisit de manier le vers libre et d’oublier la rime, au sens de la contrainte phonique en fin de vers car le mot « rime » signifiait au Moyen-Âge poème…

« S’agit-il, dans tel ou tel poème, de Béatrice, ou d’une anti-Béatrice, ou d’une pargoletta, quasi-fillette interchangeable (Fioretta, Violetta, Lisetta), ou bien d’une cruelle inconnue aussi dure que la pierre, ou encore d’une pure allégorie -Dame Philosophie ? » Ainsi Jacqueline Risset présente-t-elle avec une séduisante pertinence ces variations amoureuses. Peut-on dire qu’ici Dante est philosophe ? ll l’est certainement plus dans La Divine comédie. Pourtant une éthique de l’amour se fait jour dans ces Rimes, ne serait-ce qu’au moyen de l’allégorie :

« Beauté et Vertu parlent à l’esprit,
et disputent comment un cœur peut se tenir
entre deux dames avec parfait amour.
Le source du noble langage leur répond
qu’on peut aimer la beauté par plaisir
et la vertu pour bien agir. »

Ainsi, agents de l’ascension spirituelle, l’écriture et l’amour naissent l’un de l’autre. Sans savoir jusqu’où l’amour serait une condition sine qua non de la poésie, ni combien écrire contribue à aimer, à travers la palette des émotions et du talent stylistique :

« Chanson, qu’en sera-t-il de moi dans l’autre
doux temps nouveau, quand pleut
amour sur terre de tous les cieux,
puisque durant ce gel
amour n’est qu’en moi, et non ailleurs ?
Il en sera ce qu’il en est d’un homme de marbre
si en jeune fille est un cœur de marbre. »

Cependant, tout, en ce recueil, n’est pas redevable du Dolce Stil Nuovo : d’une part la section dite « tenson avec Forese », où cette dernière a froid au point de dormir « en chausses », qui ne mâche pas son comique et son obscénité ; d’autre part les rimes « pierreuses », dédiées à une Madona Pietra, « gelée comme neige dans l’ombre », écrites en « parler âpre » : « si belle qu’elle aurait inspiré à la pierre / l’amour que j’ai même à son ombre ». La dureté, la violence de l’amour s’opposent radicalement à l’angélisation, donc sans naïveté ni fadeur, de celle qui est « à la cime des mes pensées », ce qui est évidemment une image de cette absolue idéalisation amoureuse, matrice d’illusions, qui nourrira le lyrisme romantique.

TG2Comme le postule Ruwen Ogien en son Philosopher ou faire l’amour, la poésie et le roman sauraient mieux parler d’amour que la philosophie. Mais aussitôt, en sceptique des illusions, il prend le contrepied de ce préjugé anti-intellectuel qui ferait « de l’amour une sorte d’exception par rapport à toutes les autres questions existentielles ». De plus, si ce sentiment est associé sans cesse au bien moral et absolu. Ainsi le voilà, à travers un De l’amour post-stendhalien, présentant un rapide panorama des diverses formes d’amour : sexuel, romantique, moral et céleste… Ainsi, le mérite de cet essai est d’abord de faire le catalogue analytique des représentations de l’amour. Par exemple au sujet de « l’illusion amoureuse » : elle est pour les moralistes « le produit de la vanité humaine », pour les naturalistes « une ruse de la nature qui favorise le désir de se reproduire », pour les féministes « une idéologie qui contribue à l’assujettissement de la femme ». Si, dit-on, le véritable amour est désintéressé, ceux romantique et sexuel ne le sont guère. D’où la dimension égoïste de l’amour, qu’il soit physique (se procurer du plaisir) ou spirituel (monter les marches du salut). Or, il n’existe « aucune bonne raison philosophique de dévaloriser complètement l’amour physique et de survaloriser l’amour romantique, l’amour moral ou céleste ». De plus il n’existerait pas « une nature essentielle de l’amour ».

« Affect contemplatif », ou désir, l’amour peut être une admiration, comme s’accoler au mépris, au dégoût de la personne aimée. Est-ce alors retrouver les caractéristiques antiques de l’Eros spirituel et de l’Eros vulgaire ? À cet égard, une longue citation extraite du roman de Somerset Maugham Servitude humaine, dans lequel un narrateur dresse un portrait désastreux de celle qui l’obsède, en dit bien plus que notre essayiste. Ce qui entraîne que lorsque l’amitié est volontaire, l’amour l’est bien moins.

Rigoureux, systématique, Ruwen Ogien s’attelle à la tâche qui consiste à « évaluer les six clichés sur l’amour » : « L’amour est-il plus important que tout ? », « L’être aimé est-il vraiment irremplaçable ? », « Peut-on aimer sans raison ? », « L’amour est-il au-delà du bien et du mal ? », « Peut-on aimer sur commande ? », « L’amour qui ne dure pas est-il un amour véritable ? ». Les réponses attendues par les lieux communs sont évidemment déconstruites ; là où le rationnel, la liberté et le respect l’emportent sur l’amour. Seul l’Occident donne une valeur ultime à sa « moitié » (comme Aristophane dans Le Banquet). Alors que le moi est aussi changeant qu’indéfinissable, l’amour d’un moi est fort sujet à caution. Nous répugnons à considérer les causes « biologiques, psychologiques, sociologiques » de l’amour, pourtant elles sont premières, et nos raisons d’aimer sont loin d’être toujours bonnes, surtout s’il s’agit d’une « crapule ». L’amour empêchant l’impartialité, il est forcément bien faible devant les critères du bien et du mal, malgré la valeur du partialisme amoureux. Enfin, l’amour pourrait être « désacralisé », « devenir physique, éphémère, démocratique. […] Reste à savoir si ce serait souhaitable ! » Au-delà, existent les « sexualités négociées », les « polyamoureux »

La démarche d’Ogien, entre philosophie normative et philosophie descriptive, entre déontologisme et conséquentialisme, ne peut qu’aboutir à une vision réaliste ; et à la question de savoir s’il y a « une place pour l’amour en morale »… Il ne se fait pas faute de ne pas remarquer que « l’éloge de l’amour est un genre qui exprime la pensée conservatrice à droite comme à gauche […] puritaine, antisexuelle », servant « à justifier le refus de toute innovation […] loin de tout asservissement à l’idée de couple fidèle, obstiné, durable, éternel, etc. » Reste alors à accepter la liberté d’être traditionnel autant que de ne l’être pas…

Cependant, au-delà de cette judicieuse déconstruction des mythes et clichés, doit-on être sûr que les surabondants emprunts à la chanson, de Françoise Hardy à John Lennon, faits par Ogien en cette démonstration rendent justice à l’ambition de sa réflexion ? Si leur interprétation est conceptuellement juste, la niaiserie et la pauvreté de la plupart de ces vers n’ont d’excuse que leur intérêt sociologique, au sens où le philosophe analytique vise à examiner les pensées de ses contemporains, donc des lieux communs récurrents de leur piètre culture musicale et poétique. Pire, en s’embourbant dans des considérations sur les émotions, notre philosophe parait s’éloigner de son objet, voire être démuni devant lui. Au point de tergiverser entre plusieurs amours sans vouloir ou savoir nous dire duquel il veut parler, alors qu’il sait pertinemment combien le mot amour recouvre d’orientations et de nature, selon qu’il soit hétérosexuel, de l’art, fraternel, passion, etc. Le plus ennuyeux est que l’entreprise de désacralisation manque tout au long de concision, ce qui entraîne que la dimension percussive de l’essai tombe un peu à plat. Malgré l’appel au Banquet de Platon, petitement confronté à une nouvelle de Carver, Ogien reste parfois péremptoirement creux, sans pousser l’avantage d’une argumentation plus fine qui ne vient guère…

Aurions-nous lors de cette lecture, dont nous nous étions promis merveille -ne serait-ce qu’après les problématiques controversées dans L’État nous rend-il meilleur ? perdu le feu sacré du critique ? Jusqu’à ne plus guère être stimulés par ce nouvel essai, conceptuellement assez solide, mais littérairement décevant, moins nourrissant qu’attendu pour la pensée…

TG3Au-delà de la classique réflexion sur le mythe transhistorique qu’est L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont, à moins de se transporter vers Robert Van Gulik et sa Vie sexuelle dans la Chine ancienne, puis jusqu’à cette judicieuse réévaluation de l’époque de la libération sexuelle que fut Le Nouveau désordre amoureux de Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, peut-être faudrait-il se tourner vers une tentative synthétique un peu méconnue : sous la plume de Diane Ackerman, un essai aussi gouleyant qu’érudit : Le Livre de l’amour. Avec un brio stupéfiant -d’autres diront avec trop de rapidité et d’esbroufe- elle parcourt les civilisations et les siècles pour aller d’Orphée et Eurydice, des troubadours et de l’amour courtois au « chic sexuel : la mode de la perversion », en passant par « l’ange et la sorcière » et « l’attachement chimique » ; sans oublier « bites et cons » ou « sirènes », ou encore les cheveux et la « sensualité du regard. En sa traversée encyclopédique, elle balaie Platon, Freud et Proust, sans oublier les plus pittoresques et pour le moins curieuses, voire choquantes, manifestations de l’éros contemporain. Son côté féministe splendidement intelligent ne manque pas de voir dans nos voitures « des objets brûlants, durs, phalliques », grâce auxquels les hommes vont « chevauchant une érection chromée. […] Bolides et poitrines féminines sont célébrées dans une orgie de décibels et de testostérones ». Humour et satire coexistent en ce brillant essai avec une attachante sensualité de la métaphore (elle n’est pas pour rien professeur de stylistique), autant qu’avec une réelle tendresse humaine pour son pléthorique objet d’étude. Où l’on sait avec rigueur combien l’amour se définit quelque part à la rencontre de la sexualité et du sentiment.

« Le béguin chimique » a lieu lorsque les hormones, oxytocine, phényléthylamine, sont produites en abondance, sous l’influence d’un regard, de la poésie amoureuse, autant que du rapport sexuel, qu’il s’agisse d’homo ou d’hétérosexualité, alors « le corps frissonne sous un jaillissement ». L’amour est une neurophysiologie autant qu’une histoire littéraire et culturelle, une résultante de notre sociologie, moins -faut-il dire hélas ?- qu’une approche rationnelle. En même temps qu’une source d’aventure, d’élévation de soi, de découverte de l’autre, du corps et de l’esprit, d’enthousiasme, de fureur, de suavités et de déceptions. Toute la gamme de la vie, en somme…

La différence est considérable. Dante est inconsidérément amoureux : il déplie à plaisir les émotions, péripéties, douleurs et spiritualités afférentes à l’amour. Quand Ruwen Ogien n’est ici pas le moins du monde amoureux. Au point qu’il traite l’objet de son étude avec toute l’absence de feu de l’analyste un brin poussif, débusquant les clichés, les masques et les prétentions, non sans une pointe de caustique ironie. Seule Diane Ackerman considère avec autant d’enthousiasme ces deux versants. Devrions nous souhaiter à notre cher Ruwen que le dieu Eros, s’il existe -mais il existe sûrement quelque part, sous quelque forme, virus, hormone ou concept, qu’il soit- vienne le frapper de sa flèche aigre-douce ? À moins qu’il ait déjà été, qu’il soit amoureux, et tienne à toute force à le cacher : serait-ce indigne d’un philosophe ? La seule solution pour bien philosopher de l’amour, après Le Banquet de Platon et le De l’Amour de Stendhal, là où Ruwen Ogien philosopherait en faisant l’amour, ne serait-elle pas de se faire nouveau poète…


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