L’économie politique de J. S. Mill : un effort pour délimiter le champ d’investigation

Quel est l’apport de Mill dans la redéfinition de l’économie politique ?

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L’économie politique de J. S. Mill : un effort pour délimiter le champ d’investigation

Publié le 11 novembre 2014
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Voici la suite de notre série sur la définition de l’économie politique par J.S. Mill. Retrouvez la première partie ici.

Par Bertrand Allamel.

john stuart mill credits martin beek (licence creative commons)

Mill ouvre son essai par une courte réflexion sur la manière dont les sciences se constituent et se définissent : « la définition d’une science a presque invariablement non pas précédé mais suivi la création de la science elle-même1 ». Ce constat général vaut pour l’économie politique, qui « est demeurée dans l’attente d’une définition élaborée sur des principes d’une stricte logique2 » et qui, à l’époque ou Mill écrit, pouvait être associée à diverses conceptions mal définies. Cette ouverture permet à Mill d’introduire les différentes définitions connues de l’économie politique et de les évaluer en vue d’arriver à la meilleure possible.

La première définition la plus courante de l’économie politique est « une science qui enseigne, ou se propose d’enseigner, de quelle façon une nation peut s’enrichir3 ». Mill reproche à cette définition de confondre les deux idées de science et d’art et de donner à l’économie politique le statut de science tout en lui attribuant un contenu qui relève de l’art. Cette différenciation qu’opère Mill entre les deux notions est similaire à celle qu’opère Kant :

« L’art, comme habileté de l’homme, est aussi distinct de la science (comme pouvoir l’est de savoir), que la faculté pratique est distincte de la faculté théorique, la technique de la théorie (comme l’arpentage de la géométrie)4. »

Ainsi, cette première définition ne fait pas de l’économie politique une science mais un mode d’action. C’est le sens ancien de l’économie politique qui est ici conservé : en effet, avant que des penseurs ne s’interrogent sur l’identité et sur le champ d’investigation de l’économie politique, celle-ci était confondue avec la « gouvernementalité5 ». Pendant une période, qui s’étend du XVIe au XVIIe siècle, l’économie n’était donc pas une discipline qui cherchait simplement à connaître ou décrire des phénomènes et qui existait pour elle-même, mais bien un art, celui de bien gérer les finances de l’État. Ce n’est qu’à partir des Physiocrates, qui furent les premiers à employer le mot économie pour désigner une science théorique, que l’économie a cessé d’être un art de gouverner, d’administrer, de « bien disposer les diverses parties d’un tout en vue d’une fin conçue d’avance6 ». Mill rejette donc cette conception trop réductrice et erronée de l’économie politique, ce qui le conduit à évaluer d’autres définitions, toujours en quête d’une formulation la plus précise possible.

Une seconde définition « plus généralement admise parmi les personnes instruites7 », considère que l’économie politique « nous informe des lois qui régissent la production, la distribution et la consommation de richesses8. » Cette définition convient plus à Mill puisqu’elle tend vers une reconnaissance de l’économie politique comme science9 et non plus simplement comme un art de gouverner. Cependant, elle n’est pas encore satisfaisante car le terme richesse est trop vague et laisse la voie libre à l’intégration d’autres sciences, dont l’objet est la matière, à l’intérieur même de l’économie politique. Celle-ci serait du coup une science totale de la production de biens matériels embrassant la totalité du processus de production, et s’intéressant aussi bien aux lois physiques qu’aux considérations plus réellement économiques que sont les lois morales ou psychologiques. Or l’économie politique a un objet bien précis et ne saurait être confondue avec la science physique. C’est ce qui pousse Mill à proposer une troisième formulation : l’économie politique serait « la science qui traite de la production et de la distribution de la richesse dans la mesure où elles dépendent des lois de la nature humaine10. » Cette définition souffre là encore d’un défaut, en ce qu’elle reste trop générale puisqu’elle appréhende la production et la distribution de richesses « dans tous les états de l’humanité11 ». La correction de ce défaut va aboutir à une ultime tentative qui semble plus satisfaisante. La progression du raisonnement, par négation des conceptions les plus courantes, a conduit Mill à une délimitation du champ : l’économie politique s’enracine dans le champ de ce que Mill appelle « l’économie sociale » ou encore la « politique spéculative », définie de la manière suivante :

« [l’économie sociale] montre par quels principes de sa nature l’homme est conduit à entrer en état de société ; comment les caractéristiques de cet état agissent sur ses intérêts et ses sentiments, et à travers eux, sur sa conduite ; comment l’association tend progressivement à se renforcer, et comment la coopération s’étend à un nombre croissant de projets ; ce que sont ces projets et la variété des moyens généralement adoptés pour leur réalisation ; quelles sont les diverses conséquences ordinaires de l’union sociale : quelles sont celles qui diffèrent à différents états de société ; dans quel ordre historique ces états tendent à se succéder ; et quels sont les effets de chacun sur la conduite et le caractère de l’homme12. »

Alors que J.B. Say a fait correspondre le terme d’économie politique à cette définition, Mill affirme que l’économie politique n’est qu’une branche de cette « économie sociale » trop générale, qui traite de la « totalité de la conduite de l’homme dans la société13 ». Le raisonnement par affinement que l’on suit depuis le début touche ici à son but : après avoir délimité un cadre général, Mill peut faire émerger la particularité de l’économie politique et enfin statuer sur une définition précise, qui implique une méthode spécifique. Pour Mill, l’économie politique correspond donc à la définition suivante :

« [l’économie politique] ne s’occupe de l’homme qu’en tant qu’être animé du désir de posséder la richesse, et capable de juger de l’efficacité comparée des moyens visant à atteindre cette fin. Elle ne se prononce que sur les phénomènes de l’état social qui s’observent comme conséquence de la recherche de richesses. Elle fait entièrement abstraction de toutes les autres passions et motivations humaines, excepté celles que l’on peut considérer comme des principes perpétuellement antagonistes au désir de richesse, à savoir l’aversion pour le travail, et le désir de jouir immédiatement de plaisirs coûteux14. »

Cette première étape d’une complète définition, par une remarque négative sur ce que n’est pas ou ne fait pas l’économie politique, permet d’appréhender plus sereinement la définition positive suivante :

« L’économie politique considère l’humanité comme occupée exclusivement à l’acquisition et la consommation de richesses ; et cherche à montrer quel enchaînement d’actions l’humanité, vivant en état de société, serait amenée à accomplir si cette motivation, sauf à être contrariée par les deux contre-motivations perpétuelles auxquelles nous venons de nous intéresser, présidait en maître absolu à toutes ses actions. (…) La science passe ensuite à l’investigation des lois qui gouvernent ces diverses opérations, en faisant la supposition que l’homme est un être qui est déterminé, par la nécessité de sa nature, à préférer une grande part de richesse plutôt qu’une petite dans tous les cas, sans autre exception que celle constituée par les deux contre-motivations déjà précitées15

Cette définition développée peut se réduire en une formule plus simple, dans laquelle l’économie politique serait :

« La science qui décrit les lois des phénomènes de société qui se produisent du fait des opérations conjointes de l’humanité pour la production de richesses, en tant que ces phénomènes ne sont pas modifiés par la recherche d’un autre objet16. »

Voilà donc une définition qui semble satisfaire l’exigence de Mill et qui est sans aucun doute relativement complète, si on considère qu’elle comporte des indications sur ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, sur son objet, mais aussi sur la méthode.

Nous aborderons dans un prochain article la critique formulée par Durkheim à l’encontre de cette définition.

  1.  p.53.
  2.  p.55.
  3.  p.56.
  4.  E. Kant, Critique de la faculté de juger, §. 43, pp. 134-135.
  5.  Terme emprunté à M. Foucault, dans « Sécurité, territoire, population », cours au Collège de France 1977-78.
  6.  Article « économie politique », A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.
  7. p. 57.
  8.  p.57.
  9. « Science : D. ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant d’unité, de généralité, et susceptibles d’amener les hommes qui s’y consacrent à des conclusions concordantes, qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui leur sont communs, mais de relations objectives qu’on découvre graduellement, et que l’on confirme par des méthodes de vérification définie », A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.
  10. p. 64.
  11.  p.64.
  12.  p.66.
  13. p.68.
  14. p. 68.
  15. pp. 68-69.
  16. p. 70.

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