Isaiah Berlin : Rousseau et la mythologie du moi véritable

Rousseau fut, selon les mots de Berlin, « l’un des ennemis les plus sinistres et les plus redoutables de la liberté dans toute l’histoire de la pensée moderne ».

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Jean-Jacques Rousseau (Image libre de droits)

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Isaiah Berlin : Rousseau et la mythologie du moi véritable

Publié le 11 octobre 2014
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Par Damien Theillier.

« Rousseau n’a rien découvert, mais il a tout enflammé »Madame de Staël

Jean-Jacques Rousseau (Image libre de droits)Jean-Jacques Rousseau, le génie tourmenté dont les idées ont inspiré la Révolution française, aimait la liberté par-dessus tout. Pourtant, l’œuvre de Rousseau a servi à justifier certains des pires tyrans de l’histoire, de Robespierre à Staline en passant par Bonaparte. Les ennemis de la liberté ont-ils trahi Rousseau ou bien ce dernier était-il lui-même un ennemi de la liberté ?

La thèse d’Isaiah Berlin, le philosophe d’Oxford et grand historien des idéologies modernes, dans sa conférence de 1952, La liberté et ses traîtres, est que la faute de Jean-Jacques Rousseau est d’avoir trahi la cause qu’il défendait. Il fut, selon les mots de Berlin, « l’un des ennemis les plus sinistres et les plus redoutables de la liberté dans toute l’histoire de la pensée moderne ». Comment a-t-il pu, en partant de cette divinisation de l’idée de liberté absolue, en arriver progressivement à l’idée de despotisme absolu et finalement à la servitude ?

Un homme est libre s’il obtient ce qu’il veut. Or, dit Rousseau, l’homme a deux volontés en lui. Une volonté qui tend à l’intérêt personnel et une volonté qui tend à l’intérêt général. Dit autrement, il y a deux êtres en chacun de nous : le bourgeois et le citoyen. Le bourgeois est un calculateur, il veut son plaisir immédiat, il est asservi à ses sens, à ses désirs. Il n’est donc pas libre. Il a besoin d’être éduqué, de comprendre que son être véritable est la raison : « on le forcera d’être libre », écrit Rousseau dans le Contrat Social.

Conduire les hommes, y compris par la force, à vouloir une fin rationnelle, c’est conduire les hommes à devenir libres. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est une fin rationnelle, même s’ils ne le savent pas.

Partant de là, explique Berlin, il n’y a selon Rousseau aucune raison pour offrir des choix, des alternatives aux êtres humains, quand il n’y a qu’une seule possibilité qui est la bonne. Il faut qu’ils choisissent, bien sûr, parce qu’autrement ils perdraient leur spontanéité, leur liberté et leur humanité. Mais s’ils ne font pas le bon choix, c’est que ce n’est pas leur être véritable qui est à l’œuvre. Les hommes irrationnels ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment. Ils ne savent pas ce qu’est leur être véritable, tandis que le sage législateur le sait. Ils seront reconnaissants à la société s’ils découvrent ce qu’est leur être véritable.

Il est donc parfaitement légitime, selon Rousseau, de contraindre des hommes au nom d’une fin (la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus. La société est fondée à les forcer à faire ce qu’ils devraient désirer spontanément s’ils étaient éclairés.

Sitôt que l’on se place dans cette perspective, dit Berlin, on peut se permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur « vrai » moi. On peut même, comme le fait Rousseau, prétendre que c’est ce qu’ils veulent vraiment, qu’ils le sachent ou non, et qu’on ne les contraint pas en le faisant. « Le mal causé par Rousseau, écrit Berlin, c’est la mise en circulation de cette mythologie de l’être véritable qui me donne le droit de contraindre les gens. »

Et depuis Rousseau, ajoute Berlin, il n’y a pas eu en Occident un seul dictateur qui n’ait utilisé ce paradoxe monstrueux pour justifier ses actes. Les jacobins, Robespierre, Hitler, Mussolini, les communistes, tous utilisent exactement cette méthode de raisonnement, qui consiste à dire que les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment – et donc qu’en le voulant pour eux, en le voulant à leur place, on leur donne ce que sans le savoir, de manière occulte, ils veulent eux-mêmes « en réalité ».

Lorsque je fais exécuter un criminel, lorsque je plie des êtres humains à ma volonté, et même lorsque j’organise des purges, lorsque je torture et tue, je ne fais pas seulement ce qui est bon pour eux – quoique cela soit déjà passablement douteux –, je fais ce qu’ils veulent vraiment, quand bien même ils le nieraient mille fois. S’ils le nient, c’est qu’ils ne savent pas ce qu’ils sont, ni ce qu’ils veulent, ni comment le monde est fait. C’est pourquoi je parle pour eux, à leur place.

Isaiah Berlin nous rappelle donc que ceux qui prétendent défendre la liberté sont parfois ses plus grands ennemis. La faute de Rousseau, c’est d’avoir donné au mot liberté un sens complètement différent de son sens originel. Il a détourné le sens du mot pour lui faire dire exactement le contraire. Dix ans plus tard, Berlin développera plus complètement ses idées sur la liberté dans son célèbre essai de 1969 : Two Concepts of Liberty.

À consulter : la bibliothèque virtuelle d’Isaiah Berlin


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  • Rousseau est en effet selon moi un partisan du despotisme, mais pas vraiment, ou seulement, à cause de sa volonté de contraindre à être libre, ni même, si on l’interprète comme Bertrand de Jouvenel, de la « volonté générale » (pour Jouvenel, la volonté générale n’est pas la volonté de la majorité, mais bien la volonté de chaque individu, en tant que citoyen par opposition au bourgeois, pour garder la terminologie de l’article).

    Et en effet, cet article rend presque Rousseau sympathique, notamment lorsqu’on lit :

    « Un homme est libre s’il obtient ce qu’il veut. Or, dit Rousseau, l’homme a deux volontés en lui. Une volonté qui tend à l’intérêt personnel et une volonté qui tend à l’intérêt général. Dit autrement, il y a deux êtres en chacun de nous : le bourgeois et le citoyen. Le bourgeois est un calculateur, il veut son plaisir immédiat, il est asservi à ses sens, à ses désirs. Il n’est donc pas libre. Il a besoin d’être éduqué, de comprendre que son être véritable est la raison : « on le forcera d’être libre », écrit Rousseau dans le Contrat Social.
    Conduire les hommes, y compris par la force, à vouloir une fin rationnelle, c’est conduire les hommes à devenir libres. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est une fin rationnelle, même s’ils ne le savent pas. »

    Cela ne ressemble-t-il pas à la fameuse définition de la liberté de Montesquieu ?

    « La liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un Etat, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvoit faire ce qu’elles défendent, il n’auroit plus de liberté, parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir » (merci Wikiquote).

    Rousseau aime les formules paradoxales, mais « forcer à être libre » ressemble au respect du droit. La difficulté ensuite est celle de la nature du Droit, car, pour Montesquieu, celui-ci ne saurait être arbitraire, de sorte qu’on est effectivement libre sous sa protection. Rousseau quant à lui finit par rejeter le droit naturel, et gage tout sur la droiture des gouvernants, contraints par aucune loi supérieure. Et là Rosseau se fait despote.

  • La vérité, ou plutôt la croyance en l’existence d’une vérité unique …. que d’exactions ont été réalisées au nom de cette foi.

    Certes, il est difficile d’admettre que la vérité n’existe pas, presque inconcevable. Difficile d’admettre que la description d’un fait, d’une personne, d’un événement … n’est qu’une vision de la réalité, et non la réalité elle même. Que cette vision ne peut être qualifié de véritable que tant qu’elle n’est pas contredite, que la vérité n’est qu’un consensus, un croquis, une description partielle de la réalité.

    Le moi véritable, la vérité du ‘moi’, ne peut être établie que par l’individu lui-même : toute tentative pour l’établir par un tiers est susceptible d’être contredite par l’individu : la réalité dirigeant la vision que l’on peut avoir d’elle.

    • « Certes, il est difficile d’admettre que la vérité n’existe pas, presque inconcevable. »
      Il est certain que de considérer vraie l’inexistence de la vérité est difficile… D’ailleurs votre propos devrait s’appliquer à lui-même autant qu’aux idées les plus absurde qui soient.

      « Difficile d’admettre que la description d’un fait, d’une personne, d’un événement … n’est qu’une vision de la réalité, et non la réalité elle même. »
      C’est au contraire très facile puisque nous avons tous un jour été en désaccord avec la description d’un fait, d’une personne ou d’un évènement. D’ailleurs la réalité étant elle même unique (contrairement à ses représentations), la vérité l’est aussi.

      Vous tenez un discours à la fois relativiste (vérité multiple) et absolutiste (réalité unique), probablement parce que vous confondez simplement vérité et affirmation, ou vérité et représentation. Ce n’est pas parce certains pensent des absurdité que la vérité n’existe pas, ceux qui pensent que la terra est ronde sont tout simplement plus proche de LA vérité que ceux qui prétende qu’elle est triangulaire.

  • Il n’est pas inutile de rappeler que Rousseau était schizophrène et paranoïaque.

  • « Conduire les hommes, y compris par la force, à vouloir une fin rationnelle, c’est conduire les hommes à devenir libres. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est une fin rationnelle, même s’ils ne le savent pas. »

    Il est tout à fait significatif que la majorité des libéraux défendent la conception subjective de la valeur, la liberté pour elle même, et le choix de ses fins contrairement à la majorité des socialistes qui jugent de la valeur de toute chose, méprise la liberté quand elle est employée pour quelque chose qui ne leur plait pas et partage des fins communes et soi-disant objectives (qui ne les partagent pas est donc malhonnête ou irrationnel, ce qu’ils considèrent être bien pire).
    Car il est bien là le problème. Une fois que les gens mangent à leur faim, que les femmes disposent des mêmes droits et que les pauvres voyages en avion, quel objectif se fixer ? Transition énergétique, égalité réelle, culture, tout cela est loin d’être aussi objectif et populaire que l’amélioration du sort des gueules noires, d’où la nécessité d’abrutir les gens avec des mots compliqués pour tenter de les convaincre que l’art contemporain fait parti des buts ultimes de l’humanité…

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