Extradition : La Belgique condamnée pour n’avoir pas su résister aux pressions américaines

Une extradition de la Belgique vers les États-Unis sanctionnée récemment par la Cour Européenne montre le rapport complexe qu’entretiennent droit et politique sur le sujet.

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prison credits Aapo Haapanen (licence creative commons)

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Extradition : La Belgique condamnée pour n’avoir pas su résister aux pressions américaines

Publié le 12 septembre 2014
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Par Roseline Letteron.

prison credits Aapo Haapanen (licence creative commons)

L’arrêt Trabelsi c. Belgique du 4 septembre 2014 marque une nouvelle intervention de la Cour européenne dans la relation qu’entretiennent les États parties avec les États-Unis, plus particulièrement dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Après les deux arrêts Al Nashiri et Abu Zubaydah du 24 juillet 2014 condamnant la Pologne pour avoir abrité des « sites noirs » permettant de torturer des personnes soupçonnées de terrorisme, il s’agit cette fois de sanctionner une extradition vers les États-Unis accordée par la Belgique.

Le requérant, Nizar Trabelsi, ressortissant tunisien, a été condamné en 2003 par la justice belge pour avoir planifié un attentat suicide au camion piégé contre la base aérienne belge de Kleine-Brogel. Comme le droit français, le droit belge a intégré l’infraction d’association de malfaiteurs en vue d’un attentat terroriste, et c’est sur ce fondement qu’intervient la condamnation du requérant à dix ans de prison. Celui-ci a fini de purger l’intégralité de sa peine en Belgique en juin 2012.

Alors qu’il purge sa peine, Nizar Trabelsi est réclamé par deux États. La Tunisie tout d’abord, dont les tribunaux l’ont condamné par contumace pour appartenance à une organisation terroriste, et qui introduit une demande d’exéquatur de ce jugement, sans succès. Les États-Unis ensuite, qui demandent l’extradition de Nizar Trabelsi en 2008 sur le fondement de la convention belgo–américaine d’extradition de 1987, pour des faits d’actes terroristes autres que ceux commis en Belgique. Ils obtiennent satisfaction en octobre 2013.

Si l’existence de pressions américaines sur la Belgique n’est pas formellement mentionnée dans l’arrêt, elles en constituent néanmoins le fil rouge. Car la Belgique n’est pas sanctionnée pour avoir soumis le requérant à un éventuel traitement inhumain ou dégradant, dès lors qu’il risquait aux États-Unis une peine réellement incompressible. Elle est sanctionnée pour violation de son droit au recours, puisque les autorités belges ont extradé l’intéressé en passant outre une mesure conservatoire de la Cour.

La peine incompressible et l’article 3

Le requérant encourt aux États-Unis une peine de prison à vie incompressible, ce qui signifie qu’en cas de condamnation, il n’aura aucun espoir de libération. Depuis son arrêt Kafkaris c. Chypre du 12 février 2008, la Cour européenne estime « qu’infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible peut soulever une question sous l’angle de l’article 3 ». Cette formulation n’interdit pas qu’une peine de réclusion à perpétuité soit purgée dans son intégralité, c’est à dire jusqu’au décès de l’intéressé. Ce qu’interdit l’article 3 est l’impossibilité de droit d’obtenir une libération. En quelque sorte, le détenu doit pouvoir conserver un espoir d’être libéré, aussi ténu soit-il, qu’il s’agisse d’une grâce présidentielle ou d’un aménagement de peine.

En matière d’éloignement des étrangers, expulsion ou extradition, la Cour estime que la responsabilité d’un État peut être engagée si l’intéressé risque de subir un traitement violant l’article 3 de la Convention dans le pays de destination (CEDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni), quand bien même il aurait commis des actes extrêmement graves de terrorisme (CEDH, 3 décembre 2009, Daoudi c. France). Il s’applique en particulier lorsque la peine de mort risque de lui être infligée, principe définitivement acquis depuis l’arrêt Al Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni du 2 mars 2010.

Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l’article 3 peut aussi être envisagée dans le cas de requérants risquant une peine perpétuelle. Par ces deux décisions, intervenues à propos d’expulsions de personnes accusées de terrorisme vers les États-Unis, la Cour avait conclu à l’absence de violation de l’article 3. Faisant observer que le système américain prévoit des possibilités de réduction de peine et de grâce présidentielle, elle considérait que la peine n’était pas perpétuelle. À ces éléments de droit s’ajoutent des éléments de fait, puisque les autorités du pays sollicité peuvent demander aux autorités judiciaires américaines des garanties selon lesquelles l’intéressé pourra demander la mise en œuvre de telles procédures.

L’arrêt Trabelsi reprend cette jurisprudence en affirmant cependant clairement qu’une peine effectivement perpétuelle constitue une violation de l’article 3. En l’espèce, elle observe cependant que le requérant extradé aux États-Unis bénéficie d’une « chance d’élargissement », même si elle reconnait que « des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique ». Elle observe d’ailleurs que la Belgique a demandé effectivement le respect de ces procédures.

Le raisonnement n’est évidemment pas dépourvu d’hypocrisie dès lors que nul n’ignore, ni en Belgique ni aux États-Unis, que le requérant n’a aucune chance de remise en liberté. Cette « chance d’élargissement » est une fiction juridique qui permet surtout de sauver les apparences.

Le refus d’exécuter une mesure conservatoire

Mais cela ne sauve pas la Belgique, qui est tout de même sanctionnée pour violation de l’article 34 de la Convention garantissant le droit au recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le 6 décembre 2011, après l’échec du contentieux judiciaire de l’extradition, le requérant a en effet saisi la Cour d’une demande d’indication de mesure provisoire, procédure prévue par l’article 39 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le jour même, la Cour fait droit à sa demande et « indique » à Belgique de ne pas extrader le requérant vers les États-Unis. À trois reprises, la Belgique demande ensuite la levée de cette mesure provisoire, toujours en vain. Finalement, elle passe outre et extrade Nizar Trabelsi aux États-Unis.

Les éléments du dossier figurant dans la décision montrent que l’extradition du requérant aux États-Unis l’a empêché d’exercer pleinement son droit au recours. Incarcéré dans une prison de Virginie, sous un régime d’isolement qui restreint considérablement ses relations avec le monde extérieur, il n’a pu avoir aucun contact direct avec l’avocat qui le représente auprès de la Cour européenne. La Cour constate d’ailleurs que les autorités belges n’ont pas recherché de solution alternative et n’ont même pas effectué la moindre démarche visant à expliquer la situation aux autorités américaines, par exemple en s’assurant que l’intéressé pourrait communiquer avec ses conseils dans le cadre de ce contentieux européen. Elles auraient pu, sur ce point, s’inspirer de l’arrêt Toumi c. Italie du 5 avril 2011. Dans une affaire portant sur l’expulsion vers la Tunisie d’une personne soupçonnée de terrorisme, les autorités italiennes avaient ainsi exigé une note diplomatique des autorités tunisiennes, s’engageant à garantir à l’intéressé le droit de recevoir des visites.

Le refus de la Belgique d’exécuter la mesure conservatoire indiquée par la Cour trouve, au moins en partie, son origine dans des pressions américaines qui ont dû être considérables. Qui a oublié qu’en 2003 la Belgique a dû renoncer à sa loi de compétence universelle, les États-Unis menaçant alors de transférer le siège de l’Otan et de dérouter une partie du trafic maritime américain d’Anvers à Rotterdam ? Sur ce plan, la décision Trabelsi montre les difficultés d’une relation triangulaire entre les États parties à la Convention européenne, les États-Unis et la Cour européenne. Si cette dernière peut effectivement sanctionner les États européens, elle est complètement impuissante face à une administration américaine qui n’hésite pas à mettre toute sa puissance au service d’un seul but : écarter les standards européens des libertés lorsque ses intérêts sont en jeu.


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  • « La Belgique condamnée pour n’avoir pas su résister aux pressions américaines » : non, le titre de cet article est mauvais. Ce n’est cependant pas mon propos, car par ailleurs :
    1. si pour la Cour, « une peine effectivement perpétuelle constitue une violation de l’article 3 », alors nous serons nombreux à vouloir dénoncer la Convention EDH : Dutroux, Fourniret, et d’autres ignobles criminels doivent être gardés en prison leur vie durant. Vous me direz qu’il faut leur laisser la possibilité théorique de libération, même si dans les faits cela ne change rien. C’est ça l’idéal juridique, de l’hypocrisie ?
    2. Les pressions américaines pour faire modifier la « loi de compétence universelle » belge ? Mais enfin ! cette loi était une d’une bêtise sans nom, et seulement soutenue par tout ce que la Belgique comptait d’activistes d’extrême gauche. Ainsi, ces derniers voulaient juger Ariel Sharon en Belgique : oui, bon, après un jugement, par défaut évidemment, la Belgique allait envoyer un char ou tous les deux, en Israël pour aller chercher le condamné ? Pas besoin de pressions américaines pour faire modifier cette loi : il y avait assez de gens sensés en Belgique pour se rendre compte de la stupidité infinie de cette loi idiote, votée par quelques parlementaires « presse-bouton » sous la pression médiatique de gauche.

    • « Dutroux, Fourniret, et d’autres ignobles criminels doivent être gardés en prison leur vie durant. Vous me direz qu’il faut leur laisser la possibilité théorique de libération, même si dans les faits cela ne change rien. C’est ça l’idéal juridique, de l’hypocrisie ? »

      On pourrait tout aussi bien dire que Dutroux, Fourniret et les autres étaient évidemment coupable et que cela n’était que de l’hypocrisie d’avoir perdu du temps à les juger. C’est voir le problème à l’envers évidemment : on ne peut savoir si les gens sont coupables que si on s’assure qu’ils le sont, et on ne peut savoir si les gens ne sont pas libérables des décenies après les faits que si on s’assure que c’est bien le cas.

      On notera que la possibilité de libération est très largement entendu (au point d’inclure la grace présidentielle), et que ce n’est donc pas sur ce point que la Belgique est condamnée.

      • Arn zéro : Dutroux, Fourniret & cie doivent rester toute leur vie en prison. Vous n’êtes pas d’accord, tant pis. Mais inutile de sortir des arguments stupides que je n’ai pas évoqués. Vous nous faites le coup classique de la rédemption possible d’ignobles salopards. La bonne blague. De toute façon, la Gôche n’accepte jamais cet argument lorsque le « délinquant » est ou était idéologiquement un opposant, voyez par exemple le cas Bousquet, ou dans un autre registre, les grabataires jugés trois quarts de siècle plus tard pour avoir été un rouage de la saloperie nazie.

        Pour votre dernier paragraphe : oui, nous savons également lire un texte.

  • « En quelque sorte, le détenu doit pouvoir conserver un espoir d’être libéré, aussi ténu soit-il, qu’il s’agisse d’une grâce présidentielle ou d’un aménagement de peine. »

    En quel honneur?

  • Qu’est-ce que ça veut dire « la Belgique condamnée » ?
    La Belgique va aller en prison ? payer une amende ? être contrainte d’organiser un retour de l’extradé vers la Belgique, le faire évader au besoin ? l’indemniser à hauteur d’une vie derrière les barreaux (autant dire, très concrètement : financer une organisation terroriste !) ? …
    Sérieusement, quel sens ça a ?

  • Le système pénal américain depuis Reggan est loi des principes libéraux.Singapour l’est malgré les châtiments corporels.Et la possibilité de demander en cas de condamnation perpétuelle une libération au bout de 20 ans…Quand a quitter la CEDH , on serait obliger de quitter le conseil de l’Europe et de ce fait 1. laisser les individus sans recours face à des états de plus en plus autoritaires , notamment en cas de sévices de la part de la police ( de plus en plus fréquents ces derniers temps la crise aidant).2.Inciter de véritables dictatures comme la Russie ou l’Azerbaïdjan de faire de même et de priver de tout recours les opposants politiques percecutés.

    Pour information les USA sont membre de l’OEA et sont soumis à la juridiction de la commission inter-américainne des droits de l’homme.

    • Parce que se retirer d’un accord donnant le pouvoir à quelques juges de sortir des décisions ineptes aurait pour conséquence possible que d’autres pays s’en retirent, il ne faudrait pas dénoncer cette Convention ? Curieuse conception des choses. J’aurais plutôt cru qu’il appartient aux juges de faire la balance entre les intérêts en présence, et de savoir s’arrêter quand il le faut dans des décisions qui choquent profondément. Mais si vous voyez les juges de la Cour des Droits de l’Homme comme des personnes irresponsables et intouchables, que nulle critique ne peut atteindre, il y a plus qu’un problème.

      • Je crains en effet que cela soit la porte ouverte, les principes libéraux étant bien mal en point de part le monde…Qui vous dit que cela ne permettra pas l’instauration de détention au secret sans recours sur simple supposition de « dangerosité » ( après tout il a des idées dangereuses comme l’étalon-or ) , ou torturer l’immonde s… qui à caché son argent en Suisse pour ne pas payer ses impôts.J’exagère un peu mais je dit simplement que des conséquences extrêmement graves pour les droits fondamentaux tant « chez nous » que dans des états autoritaires et brutaux comme la Russie ou l’Azerbaïdjan (voir les arrêts de cette cour concernant la Tchétchénie ou la torture des opposants au gouvernement de Mr Alliev par exmeple) peuvent se produire chez nous les événements aident et que cette cour( dont les décisions sont souvent discutables) est le dernier rempart …

  • Il y a quelque chose de surréaliste à lire le très long arrêt de la CDH et à déduire le temps et donc les moyens qui ont été consacrés à étudier la demande de M.Trabelsi condamné pour avoir planifié un attentat suicide en Belgique puis extradé aux E.U. pour des faits différents et antérieurs toujours liés au terrorisme.
    Dans cet arrêt, il est indiqué que le requérant a demandé le droit d’asile au pays dans lequel il projetait son attentat, pas de bol, la Belgique a dit non, on se demande pourquoi… mais elle devra lui verser un montant de dommages et intérêts
    Non seulement l’U.E. garantit à ceux qui viennent organiser des attentats sur son territoire une possibilité de droit d’obtenir une libération, mais elle possède une Cour des Droits de l’Homme qui refuse l’extradition de ces mêmes personnes vers des pays qui ne garantissent pas absolument ce même droit.
    Si l’extradition vers les E.U. n’avait pas eu lieu, que serait devenu M.Trabelsi ? la Belgique était-elle tenue à le garder sur son territoire ?
    Le requérant demandait 1 million d’euros de préjudice moral, la Cour lui en accorde 60 000. L’U.E. est formidable.

    L’auteur de l’article écrit  » Le refus de la Belgique d’exécuter la mesure conservatoire indiquée par la Cour trouve, au moins en partie, son origine dans des pressions américaines qui ont dû être considérables.  »

    Curieusement, l’argumentation quitte le domaine du droit pour entre dans celui de la supputation et l’auteur termine sur une conclusion qui lui est toute personnelle :
    « l’administration américaine n’hésite pas à mettre toute sa puissance au service d’un seul but : écarter les standards européens des libertés lorsque ses intérêts sont en jeu. « 

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