Lanceurs d’alerte : principe général ou ballon d’essai ?

Un arrêt récent du tribunal administratif semble consacrer un « principe général de protection » des lanceurs d’alerte. Qu’en est-il en réalité ?

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Lanceurs d’alerte : principe général ou ballon d’essai ?

Publié le 2 septembre 2014
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Par Roseline Letteron.

Julian Assange en 2011 (Crédits acidpolly, licence Creative Commons)Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Cergy Pontoise le 15 juillet 2014 a déjà été commenté très favorablement par Jean Philippe Foegle et Patrick Cahez. Tous deux saluent la consécration d’un « principe général » de protection des « lanceurs d’alerte ».

Le fonctionnaire « lanceur d’alerte »

La requérante, fonctionnaire, a dirigé un office public d’habitat jusqu’à sa révocation en 2007, révocation intervenue pour motif disciplinaire alors qu’elle avait dénoncé des manquements aux règles de passation des marchés commis à la fois par l’un de ses subordonnés et par le Président de l’Office. Ce dernier a d’ailleurs été condamné en 2013 par le tribunal correctionnel pour atteinte à l’égalité des candidats dans les marchés publics et prise illégale d’intérêt. En même temps, la requérante obtenait l’annulation de sa révocation, décision confirmée par la Cour administrative d’appel de Versailles en 2010, puis par le Conseil d’État en 2012. L’OPHLM a donc dû reconstituer la carrière de la requérante.

Peu de temps après sa réintégration, en juin 2011, celle-ci s’est portée candidate au poste de directeur général de l’Office, devenu vacant. Le Conseil d’administration a pourtant refusé de la nommer après avoir entendu la rapport du Président, celui-là même dont elle avait dénoncé les malversations et qui serait plus tard condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier montre qu’il avait fait devant le conseil d’administration un rapport extrêmement tendancieux, affirmant notamment que la Cour administrative d’appel avait relevé des fautes graves dans la gestion de la requérante. C’est donc ce refus de nomination que conteste la requérante devant le tribunal administratif.

Aux termes de l‘article 40 du code de procédure pénale (cpp), tout fonctionnaire qui « dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Autrement dit, la requérante n’avait pas seulement la possibilité de dénoncer des malversations. Elle en avait l’obligation. On doit donc observer que le « lanceur d’alerte » est d’abord un fonctionnaire qui remplit sa mission d’intérêt général.

Le tribunal administratif se trouve donc dans une situation détestable, face à une décision manifestement illégale mais qu’il ne peut annuler sur le fondement d’un manquement à une loi protégeant les lanceurs d’alerte. En effet, les législations qui existent sont toutes postérieures aux faits de l’espèce.

Le retour du détournement de pouvoir

Edward_Snowden - cc by saDevant cette situation, le juge va rechercher dans son arsenal juridique le bon vieux détournement de pouvoir. Il affirme donc que la présentation du dossier de la requérante lors de sa candidature à la direction de l’Office n’avait pas pour objet d‘ »apprécier ses mérites professionnels » mais seulement de la « dénigrer » en raison de sa dénonciation de faits délictueux.

Selon la définition classique, un acte est entaché de détournement de pouvoir lorsque ses motifs sont étrangers à l’intérêt général théoriquement poursuivi par la décision. En simplifiant quelque peu, on peut considérer qu’il s’agit d’un acte qui ne comporte aucun vice de forme et de procédure mais qui a été pris dans un autre but que l’intérêt général, par exemple l’intérêt d’un parti politique ou l’intérêt personnel de son auteur. Le détournement de pouvoir est également constitué lorsque l’auteur de l’acte poursuit un but d’intérêt général autre que celui que les textes l’autorisaient à poursuivre. L’arrêt Estève du 12 janvier 1994 sanctionne ainsi sur ce fondement la décision d’un conseil municipal qui modifie le plan d’occupation des sols de la commune, dans le seul but de faire baisser la valeur d’un terrain que la commune désire acquérir.

Dans l’affaire soumise au tribunal administratif de Cergy Pontoise, il ne fait aucun doute que le détournement de pouvoir entre dans la première catégorie. Le Président du conseil d’administration règle un compte personnel avec une salariée qui a dénoncé des pratiques de corruption. Sur ce point, le jugement ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt commune de Grougis du 4 janvier 1974, le Conseil d’État considérait déjà comme entaché de détournement de pouvoir un changement d’horaires de travail visant à empêcher la réintégration d’un agent révoqué illégalement.

Le tribunal aurait-il pu statuer autrement ? Sans doute, car il y avait en même temps un manque d’impartialité évident dans la procédure de recrutement. Les membres du conseil d’administration n’ont-ils pas dû statuer à partir des seules informations, grossièrement erronées, données par leur Président ? La requérante n’a donc pas été en mesure de défendre ses chances équitablement.

Le détournement de pouvoir présente cependant une dimension morale qu’il ne faut pas négliger. En utilisant ce fondement, le tribunal administratif sanctionne non seulement l’absence de motif licite, mais aussi une corruption érigée en système. A une époque où la requérante avait déjà obtenu sa réintégration de la Cour administrative d’appel, l’Office s’efforçait encore de lui interdire tout avancement. Agissant ainsi, son conseil d’administration allait délibérément à l’encontre de la décision du juge qui avait ordonné une reconstitution de carrière, y compris évidemment le droit de se porter candidate à un avancement dans des conditions équitables.

Principe général ou ballon d’essai ?

Le juge pouvait annuler la décision en se fondant sur le seul détournement de pouvoir. Il va cependant plus loin, s’engageant dans une jurisprudence de combat plus audacieuse. Il affirme en effet l’existence d’un « principe général » selon lequel « aucune mesure concernant notamment le recrutement ne peut être prise à l’égard d’un fonctionnaire pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ».

La rédaction peut surprendre. La terminologie habituelle se réfère aux « principes généraux du droit », voire aux « principes généraux du droit de la fonction publique ». En l’espèce, le juge évoque un « principe général », sans davantage de précision.

Ces nuances terminologiques pourraient apparaître bien superflues, si elles ne révélaient pas une certaine confusion juridique. Le juge déclare trouver l’origine de ce principe dans l’article 6 de la loi du 13 janvier 1983 portant statut des fonctionnaires, article 6 qui a fait l’objet d’une nouvelle rédaction en 2012. Il précise qu’aucune mesure affectant la carrière d’un fonctionnaire ne peut être prise à l’égard de celui qui « a témoigné d’agissements contraires aux principes énumérés à l’alinéa 2 du même article ». La lecture attentive de cet alinéa 2 montre cependant qu’il vise exclusivement les discriminations de toutes natures entre les fonctionnaires. Or la requérante n’a pas dénoncé des discriminations au sein de la fonction publique mais des pratiques de corruption dans la passation de marchés avec des cocontractants privés. Ajoutons que le juge administratif affirme que cette rédaction de l’article 6 trouve son fondement dans la loi du 6 décembre 2013, alors qu’il s’agit de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel.

La loi du 6 décembre 2013, quant à elle, vise plus précisément les lanceurs d’alerte. Son article 35 énonce qu’aucune mesure disciplinaire ou liée à la carrière ne peut intervenir « pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ». Cette fois, on a le sentiment que ce texte est exactement adapté au cas de notre malheureuse requérante… si ce n’est que la loi du 6 décembre 2013 « relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière » ne concerne pas les fonctionnaires. Ses dispositions n’ont d’ailleurs pas été intégrées dans le statut. Le tribunal ne pouvait donc pas invoquer un « principe général du droit de la fonction publique ».

Quoi qu’il en soit, aucun des deux textes n’était applicable aux faits de l’espèce, intervenus en 2011. Le juge affirme donc l’existence d’un « principe général » destiné à remédier à l’absence de texte protégeant les lanceurs d’alerte en 2011. Il n’en demeure pas moins que ce « principe général » paraît bien fragile, et que sa survie semble problématique si la décision du tribunal administratif fait l’objet d’un appel. Le Conseil d’État accepterait il de considérer comme principe général du droit de la fonction publique un principe consacré par un texte qui vise les salariés du secteur privé ? On peut en douter.

Considéré sous cet angle, ce nouveau « principe général » prend l’allure d’un ballon d’essai, sans danger puisque le détournement de pouvoir a déjà permis de sanctionner la décision grossièrement illégale. Il permet de mettre en lumière l’insuffisance du dispositif législatif relatif aux lanceurs d’alerte. La démarche n’est sans doute pas inutile si l’on considère que le projet de loi relatif au secret des sources des journalistes, et donc à la protection des lanceurs d’alerte, a été déposé devant l’Assemblée nationale en juin 2013 et n’a pas encore été débattu.


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