Voici le temps des mythes

Il semble qu’à une séquence de raison succède maintenant le grand retour des mythes.

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Voici le temps des mythes

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 20 mai 2014
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Par Guy Sorman.

mythesAu siècle des Lumières, dans toute l’Europe, des philosophes décrétèrent que l’homme était un animal doué de raison : notre monde doit à cette vision optimiste, ses périodes de paix et de prospérité. Mais les rationalistes se sont toujours trouvés fort dépourvus pour expliquer l’emprise récurrente des mythes nationalistes ou socialistes par exemple. Un économiste libéral (d’origine tchèque, devenu britannique) comme Friedrich Hayek expliquait, il y a un demi-siècle, que la justice sociale n’était pas un objet réel mais une vue de l’esprit à caractère idéologique : il n’empêche que ce mythe-là n’a jamais cessé de rallier des foules. C’est que l’animal doué de raison, utilise parfois cette raison à des fins déraisonnables. La description la plus persuasive de cette démarche paradoxale a été formulée par notre contemporain, le sociologue français Edgar Morin : « Notre esprit, dit-il, crée des mythes qui s’emparent de notre esprit ». Les mythes, quoique mythiques, sont donc des acteurs concrets et réels qui agissent sur la société. Avouons que les libéraux classiques s’avèrent quelque peu démunis face à ces mythes en action.

Gary Becker, le maître de l’École économique de Chicago, qui vient de disparaître, avait tenté de réconcilier la rationalité supposée des individus avec leur comportement collectif d’apparence irrationnelle : il en avait conclu que l’adhésion à une idéologie, le nationalisme par exemple, au bout du compte, « rapporte » aux individus qui s’y rallient. Les Russes d’Ukraine qui, en ce moment, fomentent une guerre civile en tireront-ils quelque bénéfice que l’Ukraine unie ne leur apporterait pas ? Les Nuers et les Dinkas qui s’entretuent au Sud-Soudan à peine créé, en apparence mobilisés par des mythes tribaux nés de leur propre cerveau, finiront-ils par y trouver quelque avantage ? Quel est l’intérêt pour la Chine de contester la possession d’îlots rocheux appartenant en droit aux Philippines et au Japon ? Le moteur de ce nouvel impérialisme est-il matériel ou emprunte-t-il au mythe d’une Grande Chine ? Les revendications indépendantistes de la Catalogne ou de l’Écosse relèvent-elles d’un calcul économique implicite ou ne sont-elles que mythiques ? On pourrait multiplier les circonstances présentes où la grille libérale s’applique difficilement. Edgar Morin aurait-il raison contre Gary Becker ? Celui-ci aurait-il tenté en vain de rationaliser l’irrationnel, de plaquer de la raison sur les passions ?

On envisagera que les écoles de Gary Becker et d’Edgar Morin ont raison à tour de rôle, par séquence historique. Ainsi, depuis 1990, à la suite de l’effondrement du mythe soviétique, étions-nous entrés dans un âge de raison – relatif – qui, dans toutes les civilisations, s’est manifesté par une avancée sans précédent de l’État de droit et de la prospérité économique. Partout, l’individu rationnel semblait triompher ; ce que l’on a appelé le Printemps arabe fut, peut-être, une ultime manifestation, malheureusement avortée, de cette éruption de l’homme de raison.

Hélas ! Il semble qu’à cette séquence de la raison, succède maintenant le grand retour des mythes. Qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine, de l’Égypte, du Soudan, de l’Europe, le mythe de la nation ethnique plutôt que l’État de droit, bouscule les frontières, les traités et les esprits : ces mythes déchaînés rendent fous les hommes dont ils s’emparent comme Zeus rendait fous ceux qu’il voulait perdre. La guerre apparaît de nouveau comme une option acceptable.

Peut-on déceler quelque cause à ce basculement historique ? Certains, à commencer aux États-Unis, dans le camp républicain en tout cas, tiennent le gouvernement de Barack Obama pour responsable et coupable. Il est vrai qu’un État de droit exige un gendarme car la loi non sanctionnée n’est jamais spontanément respectée. Dès l’instant où le Président des États-Unis, garant de fait de l’ordre mondial, hésite, tergiverse ou démissionne, les prédateurs ont le champ libre. Cette défaillance du gendarme n’est pas nécessairement l’explication exclusive du recul de la raison, mais elle est certainement un facteur essentiel du basculement. À quoi s’ajoute la passivité européenne puisque l’Union économique n’est jamais parvenue à se transformer en Union militaire. À quoi bon un gendarme européen puisque l’Europe est à l’abri du bouclier américain ? Mais qu’arrive-t-il quand le gendarme américain regagne son cantonnement ? Nous avons connu ce vide en Yougoslavie dans les années 1990 et nous le revivons en Ukraine. En Ukraine, pour commencer.

Friedrich Hayek, déjà cité, était particulièrement conscient de la fragilité de l’âge de raison et de l’État de droit. Dans les dernières années de sa vie, qui s’avérèrent historiquement les plus influentes (Ronald Reagan, Margaret Thatcher, Vaclav Klaus… se réclamaient de lui), il enjoignait ses interlocuteurs à militer. « Nous sommes si peu nombreux, disait-il (le Nous désignait les libéraux) que chacun a le devoir d’être un militant et de faire le plus de bruit possible ». Le tintamarre est urgent.


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  • « En Ukraine, pour commencer. »
    Je me demande comment l’aventure Hollande pourrait se terminer, Blum ou Allende ?

  • Voici le temps des mythes, et l’auteur commence justement par deux mythes:
    1/ « Au siècle des Lumières, dans toute l’Europe, des philosophes décrétèrent que l’homme était un animal doué de raison » Les philosophes n’ont pas attendu les « Lumières » pour découvrir que l’homme était un animal doué de raison, cela remonte, au moins à Aristote. Quant aux Lumières, on ne peux pas dire que, par exemple, Rousseau, avec son contrat social, ne soit pas un champion du mythe.
    2/ « notre monde doit à cette vision optimiste, ses périodes de paix et de prospérité » Lesquelles ? La Révolution ? l’Empire ? La guerre de 1870 ? La 1ère guerre mondiale ? La 2ème guerre mondiale ?

    • La déesse Raison a ses mythes. Parmi le plus prégnant, on retrouve cette présomption fatale à croire que ne peut émerger d’elle que des vérités, alors qu’elle n’enfante que des justifications plus intelligentes et savantes à ses mensonges.

      • « ne peuvent émerger »

      • Pour ma part je trouve que le conformisme actuel est pesant et la doxa (historiquement correct…) pleine d’éléments qui ne résistent pas au plus petit exercice d’esprit critique.
        Donc je vous trouve encore trop indulgent: Ses justifications ne sont pas plus intelligentes.

  • L’auteur sait-il que Daniel Kahneman, qui a reçu un prix nobel en économie pour cela, a montré (et des dizaines d’autres chercheurs après lui) que l’homme n’était absolument pas rationnel, mais qu’il produisait des biais, qui plus est systématiques, c’est-à-dire commun à la plupart des gens et répétés au travers des situations analogues?

    L’auteur connait-il la notion de bounded rationality d’Herbert Simon et tous les travaux d’économie comportementale à la suite de Vernon Smith qui en ont découlé ?

    Je l’invite à aller lire ces travaux, il y trouvera quelques réponses à ses interrogations , qui permettent de comprendre pourquoi l’homme tout en étant irrationnel, parvient à prendre des décisions qui sont en réalité assez efficaces dans les contextes où elles sont prises et qui peuvent de ce fait apparaître comme d’une certaine façon rationnelles, lorsqu’on envisage les gains et les coûts au delà du simple calcul économique classique ou de la simple logique.

    En parlant de mythes, il faudra revoir l’affirmation sur la rationalité individuelle et l’irrationalité collective, les études montrent que les individus seuls comme en groupe peuvent être plus ou moins efficaces et rationnels, l’un (l’individu) étant plus performant ou prenant de meilleures décisions que l’autre (le groupe) dans certains cas et réciproquement dans d’autres cas.

    Et je vous épargne l’affirmation sur les périodes de paix en occident depuis les lumières, parce qu’à part les 50 dernières années, et encore c’est assez relatif, je ne vois pas très bien de quelles périodes vous voulez parler.

    Il faudrait sérieusement passer un coup de balai et ouvrir votre placard à connaissances pour y faire entrer de l’air frais, à défaut d’éradiquer les vieux mythes, ça nettoiera les vielles mites qui s’y incrustent, parce qu’à force, le temps passant, elles semblent se changer en nouveaux mythes.

  • « En mathématiques et en logique, on appelle cela l’incomplétude: On ne peut raisonner que sur la base d’axiomes indémontrables. »

    Le fait que l’on ne puise raisonner que sur la base d’axiomes indémontrables n’a strictement rien à voir avec l’incomplétude. La définition même d’axiome, qui date au moins d’Euclide, repose sur cette idée : et c’est plus de deux mille ans avant les théorèmes d’incomplétude. Même si l’arithmétique n’était pas incomplète au sens mathématique, elle n’en reposerait pas moins sur des axiomes indémontrables.

    « Conclusion: Il faut bâtir sur une religion, et il faut choisir la bonne. » Laissez-moi deviner… la votre ?

  • « Conclusion: Il faut bâtir sur une religion, et il faut choisir la bonne. »

    Mince alors ! j’en ai pas ! je fais comment ?

    Qu’a(ont) la(les) religion(s) à voir avec le libéralisme ? où est la liberté s’il faut choisir une religion et en plus la bonne ? là ceux qui en ont une vont dire : c’est la mienne la bonne ! qu’apporte(nt) la(les) religion(s) à la liberté ? des contraintes, des interdictions, des condamnations…

    Etre libéral, à mon humble avis, consiste à l’être dans tous les domaines.

    Conclusion : bâtissez votre vie comme vous l’entendez en laissant les autres en faire autant.

  •  » voici le temps des mythes  »

    vite !! de la naphtaline …

    • dans l’alcazar du yeneral, l’humour est la « BONNE » religion (sans mythes et sans mites): ça fait du bien camarade, j’adore votre dinguerie !

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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