De la liberté en musique : Pelléas, Mélisande, l’amour irrésolu et l’harmonie perdue dans l’opéra de Debussy

Si la vie était musique, quelles seraient les notes qu’il nous faudrait réunir pour vivre en harmonie ?

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De la liberté en musique : Pelléas, Mélisande, l’amour irrésolu et l’harmonie perdue dans l’opéra de Debussy

Publié le 15 mai 2014
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Par Julien Gayrard

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Crédit : Pelléas et Mélisande, Opéra Comique, Paris, Juin 2010, Mise en scène Stéphane Braunschweig, Direction John Eliot Gardiner.

 

« Rien n’est plus cher que la chanson grise, ou l’Indécis au Précis se joint »
— Verlaine, 1885

Vivre en harmonie… La belle histoire.

Si la vie était musique, quelles seraient les notes qu’il nous faudrait réunir pour vivre en harmonie ? Ou mieux : quelles harmonies choisir ? Ou encore : quelle tonalité ? Mais encore : pourquoi devrions-nous choisir une tonalité1 ? Nous est-elle imposée ? Enfin, cette vie en harmonie, serait-elle notre création ou la redécouverte d’une harmonie préétablie, d’une harmonie naturelle ? S’agissant de la vie, l’accord parfait est rare. Mais si la vie est musique, l’accord parfait est-il souhaitable ? Et si plusieurs sortes de « perfection » devaient coexister et se contredire, seraient-elles encore des perfections ? Devrions-nous faire un choix ? Mais de quoi parlons-nous, de vie ou de musique ?

Imaginons un instant que cette distinction entre vie et musique nous soit impossible. Imaginons deux êtres indissociables et pourtant inconciliables, deux amoureux, amoureux d’un amour impossible. Si ces êtres sont aussi musique, ils pourraient alors être deux accords, qui ne trouvent aucune résolution sans une tonalité commune. Si nous retournons à nos êtres de chair, ceux-ci ne peuvent alors non plus résoudre leur amour sans se mentir à soi, sans altérer ce qu’ils sont, leur identité fondamentale, pour espérer se rejoindre. Du côté musical, de nouveau, il faudra que ces accords s’altèrent pour se résoudre.

Deux amoureux donc, amoureux d’un amour irrésolu. Comme Tristan et Iseult ? Si l’espoir d’une vie harmonieuse ne se résout que par la mort, leur vie harmonique trouve, chez Wagner, sa résolution : Tristan et Iseult se rejoignent en musique et en musique seulement. Mais si nos amoureux ne pouvaient se rejoindre en musique ? Que se passerait-il ?

Ce sera le projet même, croyons-nous, de Debussy, cherchant à se libérer des « convenances » harmoniques, comme ses héros des convenances sociales, composant « après Wagner et non d’après Wagner »2 selon sa propre formule.

Nous connaissons l’histoire : l’amour de Pelléas et de Mélisande, comme celui de Tristan et Iseult, est celui de deux corps prisonniers d’un amour rendu impossible par les convenances sociales. Mais pas uniquement. Le principe, ou la contrainte libératoire, en sera la musique atonale. C’est ce que redira Debussy, au début d’avril 1902, dans une note de présentation de son œuvre :

« Des recherches faites précédemment dans la musique pure m’avaient conduit à la haine du développement classique dont la beauté est toute technique et ne peut intéresser que les Mandarins de notre classe. Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut-être plus que n’importe quel art »3.

Il peut sembler curieux que Debussy, pour libérer la musique, la sorte des lois acoustiques naturelles. Mais le fait-il vraiment ? Peut-être est-ce autre chose que le compositeur cherche à faire… Cherchons à le suivre dans cette forêt. Imaginons que Pelléas et Mélisande, leur musique, préexistent à leurs auteurs, à Maeterlinck et à Debussy, et que ces personnages, comme à Pirandello, se mettent en quête de leur créateurs. Avec leur lot de non-dit, de déni, de mensonges pour vivre mieux.

Imaginons que nos amoureux soient deux accords inconciliables, pris dans un monde atonal, enfermés dans une gamme par tons. Ils pourront parcourir toute l’échelle harmonique, se plier et se courber en tous sens : ils ne se rencontreront jamais. À moins de s’altérer, de se mentir à soi.

L’harmonie naturelle existe-telle ?

La musique dodécaphonique est une technique de composition musicale donnant à chacune des douze notes de la gamme une valeur égale et évitant ainsi toute forme de tonalité : Arnold Schoenberg et Claude Debussy en furent deux des principaux facteurs.

Redéfinir la gamme non plus à partir de notes aux différents intervalles mais à partir d’intervalles égaux et provoquer ainsi la perte de toute tonalité a une conséquence immédiate d’un point de vue sensible et cognitif, puisque l’esprit, écoutant les thèmes et mélodies qui s’en dégagent, n’aura naturellement qu’une hâte : chercher à reconstituer la tonalité perdue. C’est ce que reproche Debussy aux petites oreilles, leur incapacité à se détacher des lois acoustiques naturelles :

« Les gens qui vont écouter la musique au Théâtre ressemblent en somme à ceux que l’on voit réunis autour des chanteurs des rues ! Là, moyennant deux sous, on peut se procurer des émotions mélodiques… On peut même constater une patience plus grande que chez nos abonnés des théâtres subventionnés, on pourrait même dire une « volonté de comprendre » totalement absente dans le public ci-dessus nommé »4.

Pourquoi et comment notre esprit cherche à reconstituer la tonalité perdue ?

Si nous jouons tous les accords à trois notes disponibles sur la gamme naturelle de Do majeur, chaque accord fait intervenir une tierce (mineure ou majeure) et une quinte « juste » (à l’exception du dernier accord, Si). Si nous jouons tous les accords à trois notes de la gamme par tons, en revanche – celle donc qu’emploie Debussy –, nous nous apercevons que, si elle offre de fois en fois une tierce majeur, elle offre également et toujours une quinte augmentée5. Dans notre entêtement bien naturel et tirée vers le haut, la quinte augmentée, devient la tierce de la tierce et réclame sa résolution en se métamorphosant diaboliquement en nouvelle tierce (de la gamme naturelle) et en accordant à l’ancienne le privilège de la fondamentale. L’oreille, hésitant naturellement et inlassablement sur le fondement sur lequel cette quinte augmentée repose (tierce ou fondamentale), fait que cette note devient inlassablement une note de passage. Mais passage vers quoi ? Le drame lyrique est irrémédiablement un drame musical.

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Fig. 1. gamme par tons.

 

Au drame musical qu’est cette fuite en avant des accords de la gamme par tons, fuite, nous l’avons vu, due à l’hésitation perpétuelle que provoque dans notre esprit cette atonalité cherchant de fois en fois le fondement de son être (quelle est ma fondamentale ?) s’associe le drame de nos héros.

Appelons-les :

Pelléas : Do Mi Sol#

Et

Mélisande : Ré Fa# La#

Le drame de leur identité d’abord. Pelléas ne sait plus s’il est Pelléas 1 (Do, Mi, Sol#), Pelléas 2 (Mi, Sol#, Do) ou Pelléas 3 (Sol#, Do, Mi). Il pourrait se contenter d’être Pelléas 1. Mais c’est la présence de Mélisande qui le pousse à devenir un autre Pelléas. Et un Pelléas malheureux, puisque ces autres Pelléas ne s’approchent pas plus, comme nous l’avons vu, de Mélisande ou des autres Mélisande.

C’est ce qu’annonce l’ouverture de l’opéra, dès la cinquième mesure, en donnant Pelléas, Mélisande, en ordre de noires, de triolets et de croches.

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À ce drame de l’identité, drame d’une amphibologie entre une nature musicale et une culture musicale, pourrions-nous dire, mais drame également de la convenance sociale, s’associe le drame de leur amour.

Nous avons vu qu’il y avait, dans la gamme par tons (Do Ré Mi Fa# Sol# La# Do), deux accords possibles mais nous avons fait également le constat qu’il n’y avait aucune chance que ces deux accords (Pelléas : Do Mi Sol# et Mélisande : Ré Fa# La#) se rencontrent. Tout autre accord n’étant qu’un renversement de ces deux-là. D’où l’impossibilité de « résoudre » la cadence… voire même leur amour… Autrement que par la mort.

Pourquoi impossible de résoudre la cadence ? Le constat est affligeant : les accords de Do, de Mi et de Sol# (qui sont les mêmes dans une gamme par tons) ne partagent aucune note avec les accords de Ré, de Fa# ou de La# (également les mêmes). Pellas ne partage rien avec Mélisande quand bien même chacun, cherchant à rejoindre l’autre, se transforme en Pelléas 2 ou en Mélisande 3. (Il est bien évident que nous nous positionnons ici volontairement d’un point de vue axiologique pour illustrer notre propos).

Si Pelléas et Mélisande s’étaient rencontrés dans une tonalité, notre héros (Do, Mi, Sol) aurait tôt fait de s’écrier : « Bien sûr que nous nous rencontrons, regardez, mon deuxième renversement (Sol, Si, Ré) a quelque chose en commun avec Mélisande (Ré, Fa, La) et bien d’autres encore ! »

Mais ici, Pelléas ne le peut pas. Il nous est impossible de résoudre nos héros dans une cadence. Aucun lien harmonique ne peut faire s’accorder Pelléas à Mélisande.

Et c’est ce jeu même que Debussy nous laisse entendre tout au long de son Opéra, « cette chanson grise, ou l’Indécis au Précis se joint » pour reprendre Verlaine, unissant inlassablement l’irrésolution cognitive musicale à l’irrésolution amoureuse de Pelléas et Mélisande.

  1. On sait l’importance qu’a pu prendre cette notion de Stimmung dans la philosophie allemande, notamment chez Heidegger. Conservons ici une sous-détermination sémantique en le traduisant tout aussi bien comme une « tonalité affective », un « accord » ou comme une « humeur », un mood, puisque cette oscillation sera celle même dont nous ferons usage à travers l’appréhension de la musique en terme de tonalité. Dans son ouvrage Être et temps, Heidegger explique que la facticité d’une expérience se révèle dans la Gestimmtheit, dans le fait d’être d’une manière ou d’une autre « affectivement » disposé au sens où la « Stimmung révèle comment “on se sent”, comment “on va” » (M. Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1964, p. 134.) Dans Les hymnes de Hölderlin Heidegger écrit : « Nous n’avons pas encore considéré le fait que la tonalité (Stimme) du dire ne doit pas détoner (gestimmt sein muss), que le poète parle en vertu d’un ton (Stimmung) qui détermine (be-stimmt) la basse et les bases, et qui donne le ton à l’espace sur et dans lequel le dire poétique instaure un être. Ce ton, nous le nommons ton fondamental de la poésie. Par ton fondamental, nous n’entendons cependant pas une tonalité affective ondoyante qui accompagnerait seulement le dire : au contraire, le ton fondamental ouvre le monde qui reçoit dans le dire poétique l’empreinte de l’Être. » (Op. cité, p.83. Traduction Julien Hervier).
  2. Extrait de la note écrite par Debussy au début d’avril 1902, sur la demande de Georges Ricou, secrétaire général de l’Opéra-comique.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. La fréquence de la quinte « juste » se situe aux deux tiers de celle de la fondamentale, ce qui signifie que la fréquence de la fondamentale et de la quinte se recoupent au terme de deux « ondulations » de fondamentale et trois de quinte, d’où l’effet presque aussi synchrone que l’octave. La quinte est donc la note la plus proche, acoustiquement, de la fondamentale. Une bonne illustration en est donnée ici.
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  • Tout cela manque de mathématique. Ce n’est pas pour rien si les grecs faisait de la musique une branche des mathématiques.
    l’octave est un rapport de fréquence de 1:2 ; la quinte, un rapport 2:3 ; la tierce, un rapport 4:5, etc.

    « L’harmonie naturelle existe-telle ? » Et bien OUI. L’oreille de détecte les « battements » entre deux notes dont les rapport de fréquences ne sont pas des entiers simples.

  • « Debussy ne nous contredira pas qui a passé une partie de son enfance et de son jeune âge adulte au Conservatoire de la Rue de Madrid pour apprendre les conventions musicales dans ce quelles ont de plus classique avant de les « rejeter ». »

    Disons que « dépasser » serait moins abrupt. Mais tout aussi insupportable pour les « conservateurs » du conservatoire.

  • Merci , un peu de musique grâce à Contrepoints, j’aime!

  • Merci pour cet article hautement rafraichissant.

    Toutefois, si je peux me permettre, Bach aurait fait bonne figure dans votre réflexion.

    Et Hildegarde de Bingen (XIIème siècle), aussi. Surtout elle, même.

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