La petite eau russe

On dit souvent des Russes qu’ils sont de solides buveurs. Cette réputation est loin d’être usurpée.

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La petite eau russe

Publié le 19 décembre 2013
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Par Guillaume Nicoulaud.

vodka

On dit souvent des Russes qu’ils sont de solides buveurs et, si l’on en croit les données collectées par l’Organisation mondiale de la santé1, il semble bien que cette réputation est loin d’être usurpée : avec 15,76 litres d’alcool pur par an et par adulte, soit plus de deux fois et demi la consommation moyenne à l’échelle planétaire (6,13 litres), les concitoyens de Vladimir Poutine seraient les quatrièmes plus gros consommateurs d’alcool au monde.

Mais au-delà du volume, il faut aussi tenir compte des spécificités du mode de consommation russe. En schématisant un peu, on peut dire que la consommation des européens de l’ouest se caractérise par l’absorption régulière et largement répandue d’alcools légers : les Français (13,66 litres/an) boivent bien sûr surtout du vin2 à table tandis que nos amis irlandais (14,41 litres/an) sont, sans surprise, plutôt portés sur la bière au pub. En Russie, c’est tout à fait différent : on estime que trois Russes sur dix sont totalement abstinents mais lorsque les sept autres se mettent à boire, ils boivent des spiritueux – pour ne pas dire de la vodka – et ils n’en boivent pas qu’un peu.

Aujourd’hui, on appelle ça du binge drinking (« biture express » en mauvais franglais) mais en Russie, c’est une vieille tradition. Depuis au moins le Xe siècle, des visiteurs européens témoignent des beuveries auxquelles s’adonnent les sujets, hommes et femmes, de la sainte mère Russie et on sait que les tsars n’ont pas seulement toléré cette habitude mais ils l’ont même encouragée : c’est-à-dire que la vodka, la « petite eau » russe, a toujours été l’instrument fiscal privilégié des tsars comme de leurs successeurs.

L’histoire remonte sans doute à la fin des années 1540, lorsqu’Ivan le Terrible cherche à pallier une administration fiscale inexistante en créant des kabaks, des débits de boissons dont les revenus sont directement reversés au trésor royal. Il semble que l’opération ait été profitable puisque pratiquement tous ses successeurs, de Pierre le Grand à Nicolas II en passant par Catherine II, s’accordant ou monnayant le monopole de la vodka, utiliseront cette source de revenus. Et bien leur en a pris : au début du XXe siècle, on estime généralement que la vente de « petite eau » représentait à elle-seule – tenez-vous bien – un bon tiers des revenus de l’État.

Pour autant, il ne faut pas croire que le Russe moyen de l’époque tsariste était un alcoolique invétéré et ce, pour une raison très simple : il était pauvre et la vodka – notamment à cause du monopole – était très chère. En réalité, ceux qui se saoulaient jusqu’à l’inconscience, c’était surtout les puissants et les riches qui voulaient se donner des airs de puissance ; boire de la vodka était un luxe, un signe extérieur de richesse3. D’où, sans doute, l’idée d’Ivan le Terrible. Pour le commun du peuple, en revanche, les excès de boisson se limitaient aux jours de fêtes : quand, au cours du XIXe siècle, les premières comparaisons internationales à peu près crédibles ont vu le jour, la consommation d’alcool des Russes était en fait inférieure à celle de nombreux autres pays européens4.

C’est à la veille de la première guerre mondiale que Nicolas II va prendre une décision surprenante en interdisant la vente d’alcools forts en dehors des restaurants. Peu importe ses raisons – qui restent d’ailleurs disputées – toujours est-il que la prohibition, comme toutes les prohibitions, va provoquer l’explosion d’un marché noir (et son cortège d’alcool frelaté local : le samogon) et que les revenus de la couronne vont littéralement s’effondrer. Dans un premier temps, le régime bolchévique va maintenir cette interdiction puis, progressivement, à partir de 1921, va assouplir sa position jusqu’à ce que Staline décide d’autoriser de nouveau la vente de vodka à 40% en 1925. Il va de soi que sa motivation était purement fiscale ; le petit père des peuples ne s’en cachait aucunement.

À partir de cette époque, l’alcoolisme va réellement prendre une dimension inquiétante en Russie. On ne dispose, bien sûr, d’aucune statistique fiable sur le sujet mais même les chiffres officiels trahissent l’explosion de la consommation. Une des études les plus sérieuses estime qu’en 1979, les Soviétiques boivent 15,2 litres par personne ; c’est, à cette époque, plus que dans n’importe quel pays de l’OCDE5. Au total, on estime que les citoyens soviétiques dépensaient alors entre 15 et 20% de leur revenu disponible en alcool et que la vodka, comme à l’époque des tsars, représentait à elle-seule un bon tiers de revenus de l’État.

Mais au-delà du niveau de consommation, ce qui a aussi changé durant la période soviétique, c’est le mode de consommation. Petit à petit, les beuveries festives traditionnelles ont cédé la place à des comportements d’ivrogne : le citoyen russe buvait de plus en plus mais aussi de plus en plus souvent et de plus en plus tôt. La vodka est progressivement devenue une boisson quotidienne et il n’était pas rare, chez les travailleurs soviétiques, d’en siffler une bouteille par jour. L’alcoolisme est donc devenu un véritable fléau à tel point qu’au début des années 1980, les instances dirigeantes du parti estimaient qu’il était responsable de 75 à 90% de l’absentéisme et d’une chute de productivité de l’ordre de 20%. D’où, d’ailleurs, la grande campagne antialcoolisme – la « loi sèche » – lancée par Gorbatchev en 1985.

À la chute de l’URSS, le monopole d’État est aboli, même si le marché reste dominé à hauteur de plus de 45% par Rosspirtprom, une entreprise publique. C’est à Boris Eltsine, pourtant lui-même grand amateur de « petite eau », que l’on doit la nouvelle méthode russe de lutte antialcoolisme : un cocktail de taxes et de prix minimums imposés qui, naturellement, ont pour principal effet de donner une seconde jeunesse au marché noir du samogon et aux mafias qui en vivent. Dernière expérience en date, la hausse, pas plus tard que cette année, du prix minimum de la bouteille d’un demi-litre de 98 à 170 roubles a manifestement fait chuter la production légale de vodka de près de 30% sur le premier semestre (et augmenter la production mafieuse d’au moins autant).

Régulièrement, les autorités russes évoquent la possibilité de restaurer le monopole d’État qui avait si bien servi leurs prédécesseurs depuis des siècles. Bien évidemment, jurent-ils, ce sont aujourd’hui des préoccupations de santé publique qui motivent ces élans et en aucune manière des considérations bassement fiscales. Pendant ce temps, le peuple russe boit son samogon jusqu’à la dernière goutte ; il boit comme pour oublier qu’à la dictature du prolétariat a succédé l’oligarchie de la nomenklatura reclassée ; comme pour ne plus voir que depuis des siècles, ses dirigeants se nourrissent de la misère dans laquelle ils le maintiennent. Pour bien des Russes, la vodka n’a plus grand-chose de festif.


Sur le web.

NB : Selon la dernière étude de l’OMS et sans en tirer de conclusion hâtive, onze pays affichent aujourd’hui encore une consommation supérieure à 15 litres d’alcool pur par adulte et par an ; pas ordre croissant : la Lituanie, la Croatie, la Biélorussie, la Slovénie, la Roumanie, l’Estonie, l’Ukraine, la Russie, la Hongrie, la Tchéquie et le record revient à la Moldavie (18,22 litres/an). Il est inutile, je crois, de dire ce que ces pays ont d’autre en commun. (Et non, la Pologne – 13.25 litres/ans – n’est pas dans la liste).

  1. Organisation mondiale de la santé, Global status report on alcohol and health ; estimation pour les plus de 15 ans sur la période 2003-05 (voir annexe III, pages 273 et suivantes).
  2. Le vin et nous, c’est une vieille histoire : importé d’Italie (puis d’Espagne) via Marseille (puis Arles), ce breuvage a rencontré chez nos ancêtres les gaulois, un succès tout à fait spectaculaire. C’est l’histoire de notre première mondialisation ; j’y reviendrais.
  3. C’était aussi le cas chez les Gaulois : là où grecs et romains consommaient le vin coupé d’eau et en quantité relativement raisonnable, les riches et les puissants Gaulois le buvaient pur, en grande quantité et de manière parfaitement ostentatoire.
  4. En France, notamment, on estime que le nombre de débits de boissons est passé de 282 000 en 1830 à 435 000 en 1900 et que la consommation d’équivalent-alcool-pur a atteint 22,7 litres par an et par adulte en 1875 (et 34,2 litres en région parisienne !).
  5. Et encore, ce chiffre ne tient pas compte des grandes quantités d’alcool volé et c’est une moyenne pour l’ensemble de l’URSS, y compris les républiques à majorité musulmane.
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  • En fait, c’est Pierre le Grand, très fanatique des moeurs en Scandinavie, qui a été le grand promoteur de la vodka (c’est d’ailleurs lui qui lui a donné ce nom anodin de « petite eau ».

    De fléau n’a rien de politique, et n’est pas près d’être jugulé : chaque fois qu’un groupe de buveurs de vodka est en manque, il se rue sur l’alcool méthylique et même l’antigel !

    Ce n’est que des générations montantes, mieux informée à l’école, qu’on peut espérer une diminution de la consommation.

  • Très bel article! Documenté(+1)
    Avec la fin de la prohibition du cannabis en Uruguay sa va être intéressant de voir les résultats sur la violence et les revenus du crime.

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

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