Un discours qui bouleversa l’Amérique : l’adresse de Gettysburg

L’Amérique a fêté le 19 novembre 2013 le 150e anniversaire de l’adresse de Gettysburg, prononcé par Abraham Lincoln sur le champ de bataille, quatre mois après la victoire décisive de l’Union.

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Daguerréotype de Lincoln par Alexander Gardner en 1863 (Image libre de droits)

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Un discours qui bouleversa l’Amérique : l’adresse de Gettysburg

Publié le 21 novembre 2013
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L’Amérique a fêté le 19 novembre 2013 le 150e anniversaire de l’adresse de Gettysburg, prononcé par Abraham Lincoln sur le champ de bataille, quatre mois après la victoire décisive de l’Union.

Un article du Bulletin d’Amérique.

Abraham Lincoln, père de l'adresse de Gettysburg
Daguerréotype de Lincoln par Alexander Gardner en 1863 (Image libre de droits)

Il nous est – nous, continentaux – quelquefois difficile de saisir la grandeur de l’étranger. Au mieux savons-nous que le seizième président des États-Unis libéra les esclaves, libération obtenue au prix d’un conflit fratricide. Rien de tout cela ne serait très palpitant : quand bien même son œuvre serait-elle juste et bonne, n’avons-nous pas mis fin à cette ignominie dès 1848 ? Et d’ailleurs à quoi bon ? Jamais l’Amérique ne se serait, selon nous, débarrassée de ses instincts ségrégationnistes.

Mais la curiosité, nous incitant à comprendre l’Amérique telle qu’elle se comprend elle-même, devrait guider notre regard sur les quelques lignes prononcées par Lincoln en pleine guerre de Sécession.

L’honnêteté fera le reste : acceptons un instant d’humilité, et accordons lui ce que nous voulons bien souvent, à savoir d’être jugés selon les meilleurs hommes que notre Nation a su produire :

« Il y a quatre-vingt sept ans1, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation, conçue dans la liberté, et dédiée à la proposition selon laquelle tous les hommes sont créés égaux.

Nous sommes maintenant engagés dans une grande guerre civile, mettant à l’épreuve l’idée que cette nation, ou toute autre nation ainsi conçue et vouée au même idéal, peut durer. Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre. Nous sommes venus consacrer une partie de cette terre qui deviendra le dernier champ de repos de tous ceux qui ont donné leur vie pour que cette Nation puisse vivre. Il est à la fois juste [fitting] et approprié de le faire.

Mais, dans un sens plus large, nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier ce sol. Les hommes braves, vivants et morts, qui ont combattu ici le consacrèrent bien au-delà de notre faible pouvoir de magnifier [add] ou de détracter [detract].

Le monde ne remarquera guère, ni ne se souviendra longtemps, mais il ne pourra jamais oublier ce qu’ils firent ici. Il nous appartient plutôt, à nous les vivants, de nous dédier à l’œuvre inachevée que d’autres ont si noblement entreprise. Il nous appartient de nous consacrer plus encore à la tâche qui reste devant nous – pour que nous apprenions de ces morts honorés une dévotion accrue envers cette cause pour laquelle ils se sont dévoués autant qu’il est possible – pour qu’ici nous décidions solennellement [highly] que ces morts ne soient pas morts en vain – pour que cette nation, sous Dieu, connaisse une nouvelle naissance de liberté – et pour que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaisse pas de la surface de la terre2 ».

Ces quelques lignes, d’une étonnante simplicité, donnent à l’ensemble de la guerre civile toute sa signification. À un Sud prétextant d’une souveraineté fédérée pour imposer le positivisme – la souveraineté populaire au sein des États et donc, de facto, la tyrannie d’une majorité, – Lincoln oppose la transcendance de la dignité humaine.

À travers la simplicité du discours, le lecteur peut saisir des mots graves mais paisibles, et la métaphore filée de la naissance, inhérente à la religiosité politique américaine.

Certes, il nous paraîtrait contre-intuitif d’admettre la poésie d’un tel texte, si nous nous cantonnons à une comparaison avec Le bateau ivre. Mais par poésie, nous comprenons ce que les Américains comprennent : le poète accorde une esthétique à un événement humain, et l’anoblit. Il n’imagine pas, il illustre, et par là rend accessible. La beauté sert autre chose qu’elle-même : en l’occurrence, elle permet de rompre paisiblement avec le tragique.

Le tragique résidait bien sûr dans la boucherie de la bataille mais aussi dans une sécession devenue réalité et, plus encore, dans l’intention constitutive mais non tenue de la Déclaration d’Indépendance – « Nous tenons ces vérités pour évidentes en elles-mêmes, que tous les hommes sont créés égaux », dit-elle.

Les Constituants n’avaient pu, dès 1788 et du fait des circonstances, mettre à bas l’institution de l’esclavage : le défi qui s’imposait à eux était d’emporter l’adhésion d’États jusque-là souverains et craignant pour leurs prérogatives. La question de l’esclavage fut ainsi éclipsée, bien que la Norme suprême fût dotée des mécanismes susceptibles de mener à l’émancipation – puisqu’elle ne contenait aucun frein à cette dernière et ne mentionnait même pas les esclaves.

Mais de nouvelles circonstances jouèrent contre le recul progressif de l’esclavage.

La demande provenant d’Europe accéléra l’industrie du coton dans le Sud. En 1854, l’accord Kansas-Nebraska accorda à « la souveraineté populaire » la possibilité de trancher à l’échelle fédérée la question, permettant ainsi l’extension de l’esclavage dans les nouveaux territoires. Trois ans plus tard, la décision Dredd Scott (1857) de la Cour suprême refusa au Congrès de prohiber celui-ci dans les États. Dès lors, aucune norme n’empêchait l’esclavage de s’étendre de nouveau. Le juge Taney (« président » de la Cour) envisagea même, dans les motifs de la décision, que « le droit de posséder un esclave est distinctement et expressément affirmé dans la Constitution ».

Lincoln vint rompre avec l’inexorabilité des circonstances afin d’atteindre un Bien.

L’adresse de Gettysburg l’exprime le plus clairement du monde : la guerre visait à sauver la nation américaine, en brisant la cause confédérée, celle de la loi de la majorité niant les exigences d’une démocratie libérale, et en permettant, dans l’absolu, « une nouvelle naissance de la liberté ». À la première, celle de 1776, devait succéder celle de 1865, du XIIIe Amendement prohibant l’esclavage.

Ainsi Lincoln trouva-t-il les moyens de réinstaurer l’ordre national, en tant que condition culturelle désirée dans la Norme initiale, et de donner pleine mesure à la condition naturelle. Par lui, l’intention devient réalité.

En somme, ce discours dévoile l’Amérique. Et sans doute davantage.


Sur le web.

  1. Lincoln renvoie ici à la Déclaration d’indépendance, non à la Constitution de 1788. Le langage est biblique. Leon Kass a renvoyé au psaume 90:10.
  2. Traduit par nos soins. La traduction disponible sur Wikipédia est insuffisamment littérale. Je prie le lecteur de pardonner mes maladresses, qui font perdre le style et le rythme du discours d’Abraham Lincoln. Nous pensons cependant rester un tant soit peu fidèles au propos de celui-ci. Notamment, traduire « under God » par « l’aide de Dieu » empêche de saisir le sens de l’égalité désirée par le seizième président des États-Unis : c’est cette soumission de l’homme au divin qui définit l’égalité entre les hommes, ainsi profondément distincte d’une tentation égalitaire.
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  • L’Amérique, son amour de la liberté et sa hargne ne cesseront jamais de m’impressionner.

  • Je trouve cet article bien naïf et les positions de l’auteur assez surprenantes, notamment en faisant de la victoire de Lincoln sur le sud sécessionniste une victoire du droit naturel contre un positivisme supposé du sud.

    Il est bon de rappeler que Lincoln n’est pas entré en guerre contre le sud parce qu’ils étaient esclavagistes, mais parce qu’ils ont fait sécession. Pour éviter la sécession, Lincoln était prêt à tout, y compris à soutenir l’amendement Corwin qui aurait inscrit dans le marbre constitutionnel l’interdiction totale pour le congrès des Etats-Unis de voter toute législation pouvant interférer avec l’institution de l’esclavage (http://en.wikipedia.org/wiki/Corwin_Amendment).

    Laisser penser que Lincoln a poursuivi l’oeuvre des pères fondateurs de la nation américaine contre la tyrannie du sud est absurde. Tout autant que laisser penser que ces pères fondateurs ont écarté l’abolition de l’esclavage lors de la fondation du pays pour des seuls raisons techniques. C’est grotesque : George Washington, Thomas Jefferson, et Benjamin Franklin possédaient des esclaves.

    Quand à Lincoln, le mieux est d’écouter ce qu’il avait à dire sur le sujet avant et pendant la Guerre de Sécession :

    « Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferais »
    A. Lincoln.
    Washington, August 22, 1862.

    « … Je dirai donc que je ne suis pas et je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je ne veux pas et que je n’ai jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir des charges politiques ou qu’il leur soit permis de se marier avec des Blancs. […] Dans la mesure où les deux races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’elles resteront ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire, tout autant qu’un autre, que la race blanche occupe la position supérieure . »
    A. Lincoln.

    Certes Lincoln était personnellement plutôt opposé à l’esclavage. Mais cette hypothèse passait loin derrière sa volonté de stopper toute vélléité de sécession ou opposition à la montée du pouvoir de Washington. Et ca ne change pas le fait qu’il ait été raciste, partisan du retour des populations noires américaines en Afrique, ségrégationniste et profondément opposé à l’interacialité.

    Certes il restera dans l’histoire comme l’auteur de la proclamation d’émancipation des esclaves. Mais encore faut il l’avoir lu. Ce n’est pas une proclamation d’émancipation inconditionnelle de tous les esclaves. C’est un document de propagande en temps de guerre à visée très politique et au contenu on ne peut plus polémique. La proclamation d’émancipation indique ainsi que tous les esclaves des seuls états qui refusent de revenir au sein de l’union sous 30 jours seront émancipés. Ce qui signifie que les esclaves des autres Etats ne le sont pas. Et que ceux d’Etats qui auraient capitulés et renoncés à la sécession ne l’auraient pas été. Drôle de conception de la liberté.

    Pour ce qui est du droit naturel et de la guerre de sécession, lisez plutôt Lysander Spooner, un contemporain de Lincoln, farouche opposant à l’esclavage ET à la guerre de sécession : http://www.lysanderspooner.org/notreason.htm#no1

    Aussi quel est le véritable héritage de Lincoln ? Une guerre civile fratricide, 600 000 morts, un effondrement économique, la suspension de l’habeas corpus, un régime de guerre quasi dictatorial et la transformation radicale de l’Union en gouvernement centralisé. Lincoln a définitivement mis sur les rails l’Amérique dans une direction diamétralement opposée à celle voulue par les pères fondateurs de la démocratie américaine.

  • Certes, le discours de Gettysburg est beau et émouvant.
    Pour autant, personne ne doit oublier qu’Abraham Lincoln, qu’un certain Judge Napolitano (chez qui il y a à boire et à manger) considère comme le pire président de l’histoire américaine, a suspendu l’habeas corpus. Autrement dit, il a rendu possibles les arrestations arbitraires. Cela fait de lui un des pires ennemis de la liberté et des droits naturels, dans la même équipe que Bush Jr et Obama.
    Je préfère encore le voir en chasseur de vampires…

    • Lincoln a fait ce qu’il pouvait en temps de guerre, il a agi en leader c’est tout.
      Et en termes de liberté le Sud sécessioniste était bien pire…Y a pas pire insulte à la liberté que l’esclavage.

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