Aron, penseur des relations internationales et de la stratégie

Les analyses aroniennes des relations internationales sont teintées d’une dimension pessimiste et tragique tout à fait assumée.

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Aron, penseur des relations internationales et de la stratégie

Publié le 18 octobre 2013
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Par Frédéric Mas.

international mondeSi Raymond Aron est connu du grand public, c’est en sa qualité de journaliste et d’analyste politique, des colonnes de Combat au Figaro. Son style clair et concis lui venait aussi de sa formation philosophique et sociologique, que son séjour en Allemagne lui avait fait découvrir au cours des années 1930. D’abord influencé par Kant, Hegel, puis, sous l’impulsion de son directeur de thèse Léon Brunschvig, par Weber, Simmel et Dilthey, il mit au cœur de sa réflexion le souci d’éclairer l’histoire humaine par la raison, et cela en se distinguant du courant hégéliano-marxiste alors dominant dans le champ de la philosophie de l’histoire.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre sa manière d’aborder les relations internationales. D’abord en sociologue, avec Paix et guerre entre les nations (1962), ensuite en historien du présent à travers la République impériale (1973) et Plaidoyer pour une Europe décadente (1977). Enfin, comme pour conclure sa recherche sur les liens entre la raison et la politique portée à son plus haut degré d’intensité entamé avec Paix et guerre entre les nations, il consacrera trois ans de sa vie à rédiger Penser la guerre. Clausewitz (1976).

Comme le note Serge Paugam :

« Il s’agissait pour lui de reprendre sous forme différente, à partir de la pensée politique et militaire d’un chef de guerre, le projet qu’il avait élaboré, […] à la fin des années 1930, de construire une théorie philosophique de l’action dans l’histoire. »1.

 

La théorie aronienne des relations internationales

Partant très classiquement d’une définition des relations internationales comme des relations entre États, Aron a isolé la spécificité de son objet en focalisant son attention sur les questions de légitimité et de légalité du recours à la force armée de la part des acteurs :

« Dans les civilisations supérieures, ces relations me paraissent les seules, parmi toutes les relations sociales, qui admettent le caractère normal de la violence »2.

Cette définition inspirée par la tradition du jus gentium lui a semblé confirmée par l’expérience contemporaine. En effet, par exemple, l’observateur critique de la politique étrangère des États-Unis n’a pas manqué de noter la contradiction entre un droit interne rejetant la violence comme incompatible avec son idéologie nationale d’inspiration libérale et ses prises de positions à l’international, qui se firent tour à tour cyniques, naïves et hypocrites.

Ainsi, Aron nota que, bien que maquillée en termes légaux, la mise en quarantaine de Cuba par Kennedy relevait classiquement du fait du Prince : « Comme Frédéric II, il fit confiance à ses juristes pour la légitimation apparente de la nécessité »3.

Derrière les arguties juridiques de la société des nations demeurait la logique implacable de l’état de nature régissant les relations entre unités nationales.

Les États se comportant entre eux comme les hommes à l’état de nature dans la philosophie de Thomas Hobbes, c’est-à-dire comme des être solitaires veillant jalousement à défendre leurs propres intérêts par tous les moyens possibles, la théorie aronienne a fait de la configuration des rapports de forces l’une de ses données premières et des monopoleurs de la violence étatique son support essentiel.

C’est de l’absence d’arbitrage par un tribunal ou par une police sur la scène internationale que découlent le calcul du rapport de forces entre les acteurs et l’évaluation des forces armées en cas de conflit. L’agression éventuelle demande la vigilance permanente des États, que l’incertitude oblige à préparer et élaborer par la tactique et la stratégie.

 

L’historien des relations internationales

Raymond Aron inaugure l’histoire contemporaine, matière nouvelle à l’université et souvent ramenée par les historiens d’alors à une forme raffinée de journalisme. L’acuité intellectuelle du sociologue s’est appliquée à les faire mentir à travers l’étude livrée par sa République impériale sur l’action extérieure des États-Unis. La toile de fond de l’histoire américaine amène le philosophe à expliquer le sens de sa démarche réaliste en relations internationales, qui se veut à la fois à distance des événements sans être dupe de la neutralité axiologique adoptée par ses confrères : si Aron choisit de se mettre à distance des événements pour étudier l’Amérique telle qu’elle est et non pas telle qu’elle devrait être, il admet porter des jugements de valeur quant aux desseins et aux actions des acteurs.

La compréhension des événements ne peut se passer de jugement de valeur, et cela même si Aron se refuse à ériger son point de vue comme le feront ses collègues idéalistes ou marxistes en conscience universelle.

Aron choisit parmi les écoles d’interprétation des relations internationales celle réaliste car son essai « vise à comprendre la diplomatie effective des États-Unis », elle-même ne s’expliquant « qu’à l’intérieur du système interétatique auquel appartient l’auteur »4.

Le choix de vocabulaire donne au lecteur attentif les clefs de sa démarche, qui tient moins de celle de Hans Morgenthau, le célèbre auteur de Politics Among Nations (1948), que du Machiavel du Discours sur la première décade de Tite-Live (1531).

Le Florentin fait de l’histoire le théâtre classique de la rationalité politique sans céder ni à l’illusion positiviste d’une histoire lestée du jugement de l’historien, ni à celle idéaliste du moralisme.

La diplomatie effective de Aron fait écho à la vérité effective du Prince (1532) de Machiavel, qui a professé avant lui l’abandon des illusions idéologiques pour toucher du doigt le sol concret du Politique :

« … mon intention  étant d’écrire des choses utiles à qui les écoute, il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée que l’on s’en fait. Nombreux sont ceux qui se sont imaginés des républiques et des monarchies dont l’on a jamais vu ni su qu’elles aient vraiment existé. Car il y a si loin entre la manière dont on vit et la manière dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on devrait faire, apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver… »5.

 

Penser avec Clausewitz hier et aujourd’hui

Raymond Aron penseur machiavélien s’est attardé sur l’œuvre de son disciple prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) pour y retrouver une autre caractéristique de la politique effective, sa grande plasticité stratégique. Clausewitz fut non seulement un lecteur de Machiavel, mais aussi un héritier de la philosophie du 18eme siècle en général et de Montesquieu en particulier.

Les problématiques des philosophes des Lumières servent de point de départ à la réflexion clausewitzienne, au moins autant que la littérature militaire, et se fixent autour de la relation entre les idées d’une part et la réalité concrète de l’autre. À l’analyse abstraite de la guerre répond la reconnaissance de la diversité de ses manifestations historiques.

D’un côté, Clausewitz pose une définition de la guerre comme acte de violence destiné à faire plier l’adversaire, qu’il modifie ensuite pour en adopter une en trois termes devenue par la suite célèbre :

« Étrange trinité composée de la violence originelle de son élément qu’il faut considérer comme une pulsion naturelle aveugle, du jeu de la probabilité et du hasard qui en font une libre activité de l’âme et de la nature subordonnée d’un instrument politique, par quoi elle ressortit au pur entendement »6.

Une fois cette définition conceptuelle établie, l’auteur prussien cherche progressivement à l’appliquer à la réalité sans chercher à lui substituer une idéologique qui y répondrait parfaitement :

« [Pour Clausewitz], il n’y a pas de guerre absolue dans la réalité, il n’y en a que dans le monde du concept, de l’idéal. D’autre part, les guerres proches de la guerre absolue ne sont pas des guerres parfaites par opposition aux guerres imparfaites, mêlées de politique. »7.

Mais l’étude de De la guerre n’est pas seulement pour Aron un exercice d’érudition. Ses enseignements demeurent valables à l’« âge planétaire », c’est-à-dire pour comprendre la guerre aujourd’hui, et cela malgré les critiques modernes qui ont réduit son enseignement à une caricature dogmatique, et même à l’âge nucléaire :

« La doctrine de la subordination de l’âme militaire à l’entendement politique que je discerne dans le testament de Clausewitz, devient, à l’âge nucléaire, nécessaire, et pour tout dire, indispensable : si l’on ne parie pas sur la raison, sur quoi parier ? »8.

Contre les théories idéalistes et le positivisme des réalistes contemporains, Raymond Aron s’est fait le continuateur d’une réflexion sur les relations internationales classiques à la fois tributaire de Thucydide, Hobbes et de Machiavel, qui voyaient dans les relations entre États une lutte perpétuelle pour la puissance et la gloire.

Cet état de nature, qui met au cœur de sa définition la relation complexe qu’entretiennent la politique et la violence, n’était en aucun cas sur le point de s’éteindre, ce qui a teinté les analyses aroniennes d’une dimension pessimiste et tragique tout à fait assumée. Seulement, loin d’être résigné et de se réfugier derrière la neutralité du chercheur, il s’engagea en plaçant très haut l’idéal de la raison et de la démocratie face à ses multiples adversaires.

La persistance des relations de domination politique et de son corollaire, la guerre lui fit adopter la position de Socrate face à Thrasymaque9, c’est-à-dire celle du philosophe cherchant à maîtriser le déchaînement de la violence du Léviathan par l’enseignement rationnel de la justice. En cela, il fit beaucoup pour la paix en Europe.


Ouvrages cités :

  • Raymond Aron, Les sociétés modernes, Paris, PUF, 2006.
  • Raymond Aron, Histoire du Xxe siècle anthologie, tome 1, Perrin, 1996.
  • Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1996, (trad. C. Bec).
  • Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. 1. L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976.
  • Raymond Aron,, Penser la guerre, Clausewitz. 2. L’âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976.
  • Platon, République, GF, 1966, (trad. R. Baccou).

Retour au sommaire de l’édition spéciale Raymond Aron, 30 ans déjà

 

  1. Introduction à Aron (Raymond), Les sociétés modernes, Paris, PUF, 2006, p. 19.
  2. Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ?, in op. Cit. 1967, p. 858.
  3. op. Cit., p. 860.
  4. République impériale, in Histoire du XXe siècle anthologie, tome 1, Perrin, 1996, p. 538.
  5. Machiavel, Le Prince, XV, in œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 148 (trad. C. Bec).
  6. cité in Aron (Raymond), Penser la guerre, Clausewitz. 1. L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 109
  7. Aron, Raymond, Penser la guerre, op. Cit. p. 121.
  8. Aron, Raymond, Penser la guerre, Clausewitz. 2. L’âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976, p. 1974.
  9. Platon, République, livre I, 338c-344c.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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