Penser comme un économiste

Après avoir exposé la nature de la praxéologie, Rothbard aborde ses soubassements philosophiques.

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Penser comme un économiste

Publié le 18 août 2013
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Jour 13 de l’anthologie des 30 textes de Robert Wenzel qui vous amènera à devenir un libertarien bien informé : cet article a été tiré de The Logic of Action I : Method, Money, and the Austrian School (Tome 1) de Murray Rothbard (Cheltenhaum, UK : Edward Elgar, 1997), pp. 58-77 ; ainsi que de The Foundations of Modern Austrian Economics, Edwin Dolan, ed. (Kansas City : Sheed and Ward, 1976), pp. 19-39. Une version PDF est disponible pour les citations [1].

L’Institut Coppet vous propose pour cet été, en partenariat avec Contrepoints, l’anthologie des trente textes libertariens de Robert Wenzel traduite en français. Robert Wenzel est un économiste américain éditeur du site Economic Policy Journal et connu pour son adhésion aux thèses autrichiennes en économie. Cette anthologie regroupe une trentaine de textes qui s’inscrivent quasi-exclusivement dans le courant autrichien et plus généralement dans la pensée libertarienne. Le but principal de cet ensemble bibliographique de très grande qualité est de former au raisonnement libertarien, notamment économique, toute personne qui souhaiterait en découvrir plus sur cette pensée.

Lire aussi les premiers textes de l’anthologie.


Résumé : La praxéologie est la science de l’action humaine qu’a théorisée Ludwig von Mises, l’économiste autrichien, pour pallier les apories de l’économie classique, en particulier de l’économique mathématisée. L’économie praxéologique est la structure des implications logiques du fait que les individus agissent. L’action implique que le comportement de l’individu est raisonné, bref, qu’il est dirigé vers des buts. Par ailleurs, toute action dans le monde réel doit avoir lieu à travers le temps. Après avoir exposé la nature de la praxéologie, il aborde ses soubassements philosophiques. Rothbard confronte alors sa méthode avec l’empirisme post-humien, appelé aussi positivisme, qui imprègne la méthodologie moderne des sciences sociales. Enfin, il aborde la relation entre la praxéologie et les autres disciplines qui étudient l’action humaine.


Par Murray N. Rothbard.
Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet.
Les titres de section sont du traducteur.

Murray N. Rothbard (1926-1995) fut le doyen de l’école autrichienne, fondateur du libertarianisme moderne, et directeur académique du Mises Institute. Il fut également éditeur avec Lew Rockwell du Rothbard-Rockwell Report, et avait nommé Lew Rockwell comme son exécuteur testamentaire.

 

La praxéologie est la méthodologie distinctive de l’école autrichienne. Le terme s’appliquait d’abord à la méthode autrichienne de Ludwig von Mises, qui n’était pas seulement le principal architecte et élaborateur de cette méthodologie, mais aussi l’économiste qui l’a le plus pleinement appliquée à la construction de la théorie économique, et avec succès [2]. Alors que la méthode praxéologique est, à tout le moins, démodée dans l’économie contemporaine, ainsi que dans les sciences sociales en général et dans la philosophie des sciences, c’était la méthode de base de l’école autrichienne antérieure et aussi d’un segment considérable de l’école classique ancienne, en particulier de J.-B. Say et de Nassau W. Senior. [3]

 

L’axiome fondamental de l’action

La praxéologie repose sur l’axiome fondamental selon lequel tout être humain individuel agit, c’est-à-dire sur le fait essentiel que les individus s’engagent dans des actions conscientes afin de réaliser des objectifs choisis. Ce concept de l’action contraste avec le comportement purement réflexif, ou instinctif, qui n’est pas dirigé vers des objectifs. La méthode praxéologique amplifie par la déduction verbale les implications logiques de ce fait essentiel. En bref, l’économie praxéologique est la structure des implications logiques du fait que les individus agissent. Cette structure est construite sur l’axiome fondamental de l’action, et implique quelques axiomes subsidiaires, tels que les individus varient et que les êtres humains considèrent les loisirs comme un bien précieux. Quoique sceptique sur le fait de déduire d’une telle base simple un système complet d’économie, je me réfère à L’action humaine de Mises. En outre, puisque la praxéologie commence avec un axiome vrai, A, toutes les propositions qui peuvent être déduites de cet axiome doivent également être vraies. En effet, si A implique B, alors B doit aussi être vrai.

 

Les axiomes subsidiaires

Considérons quelques-unes des implications immédiates de l’axiome de l’action. L’action implique que le comportement de l’individu est raisonné, bref, qu’il est dirigé vers des buts. En outre, le fait de son action implique qu’il a consciencieusement choisi certains moyens pour atteindre ses objectifs. Puisqu’il désire atteindre ces objectifs, ils doivent lui être précieux ; en conséquence, il doit avoir des valeurs qui régissent ses choix. Qu’il utilise des moyens implique qu’il croit qu’il a la connaissance technologique que certains moyens réaliseront les fins désirées. Notons que la praxéologie ne suppose pas que le choix d’une personne pour des valeurs ou des buts soit sage, bon, ou qu’il a choisi la méthode technologiquement correcte pour les atteindre. Tout ce qu’affirme la praxéologie, c’est que l’acteur individuel adopte ses objectifs et des croyances, que ce soit à tort ou à raison, qu’il peut arriver à eux par l’emploi de certains moyens.

Par ailleurs, toute action dans le monde réel doit avoir lieu à travers le temps ; toute action se déroule dans un certain présent et est orientée vers la réalisation future (immédiate ou lointaine) d’une fin. Si tous les désirs d’une personne pouvaient être réalisés instantanément, il n’y aurait vraiment aucune raison d’agir [3]. En outre, qu’un homme agisse implique qu’il pense que l’action fera une différence ; en d’autres termes, qu’il préfèrera l’état des affaires résultant de l’action à celui résultant de l’inaction. L’action implique donc que l’homme n’a pas la connaissance omnisciente du futur ; car s’il avait une telle connaissance, aucune action de sa part ne ferait une différence. Par conséquent, l’action implique que nous vivions dans un monde où le futur est incertain, ou pas entièrement certain. C’est pourquoi nous pouvons modifier notre analyse de l’action pour dire qu’un homme choisit d’employer des moyens selon un plan technologique dans le présent, car il espère arriver à ses fins à une date future.

Le fait que les gens agissent implique nécessairement que les moyens employés sont rares par rapport aux buts recherchés, car si tous les moyens ne sont pas rares mais surabondants, les fins auraient déjà été atteintes, et il n’y aurait pas besoin d’action. Dit d’une autre manière, les ressources qui sont surabondantes ne fonctionnent plus comme des moyens, parce qu’elles ne sont plus des objets de l’action. Ainsi, l’air est indispensable à la vie et donc à la réalisation des buts ; cependant, l’air étant surabondant, n’est pas un objet de l’action, et donc ne peut être considéré comme un moyen, mais plutôt comme ce que Mises appelait « la condition générale du bien-être humain ». Où il n’est pas surabondant, l’air peut devenir un objet de l’action, par exemple dans les cas où l’air froid est souhaité et où l’air chaud est transformé par l’air conditionné. Même avec l’avènement absurde et improbable de l’Eden (ou ce qui était considéré il y a quelques années dans certains milieux comme un monde imminent de post-rareté), dans lequel tous les désirs peuvent être satisfaits instantanément, il y aurait toujours au moins des moyens rares : le temps de l’individu, dont chaque unité affectée à une fin est nécessairement non affectée à un autre but. [4]

Telles sont quelques-unes des conséquences immédiates de l’axiome de l’action. Nous sommes arrivés à elles en déduisant les implications logiques du fait existant de l’action humaine, et donc en déduisant de véritables conclusions d’un véritable axiome. Outre le fait que ces conclusions ne peuvent être « testées » par des moyens historiques et statistiques, il n’y a aucun besoin de les tester puisque leur vérité a déjà été établie. Les faits historiques débouchent sur ces conclusions seulement par la détermination de la branche de la théorie qui est applicable dans ce cas particulier. Ainsi, pour Crusoé et Vendredi sur leur île déserte, la théorie praxéologique est seulement d’intérêt académique, plutôt que d’application actuelle. Une analyse plus complète de cette relation entre la théorie et l’histoire dans le cadre de référence praxéologique sera examinée ci-dessous.

 

Le langage verbal contre la logique mathématique

Il y a donc deux parties de cette méthode axiomatique-déductive : le processus de déduction et le statut épistémologique des axiomes eux-mêmes. Tout d’abord, il y a le processus de déduction : pourquoi ce sont des moyens verbaux plutôt que la logique mathématique ? [5] Sans exposer toute la doctrine autrichienne contre l’économie mathématique, un argument peut immédiatement être avancé : que le lecteur prenne les implications du concept d’action tel que développé jusqu’à présent dans cet article et essaye de le placer sous la forme mathématique. Et même si cela pouvait être fait, qu’est-ce qui aurait été accompli à l’exception d’une perte drastique de sens à chaque étape du processus déductif ? La logique mathématique est appropriée en physique – la science qui est devenue la science modèle, sur laquelle les positivistes modernes et les empiristes pensent que toutes les autres sciences physiques et sociales devraient prendre exemple. En physique, les axiomes et donc les déductions sont en eux-mêmes purement formels et ne prennent « opérationnellement » du sens que dans la mesure où ils peuvent expliquer ou prédire les faits donnés. Au contraire, en praxéologie, dans l’analyse de l’action humaine, les axiomes eux-mêmes sont connus pour être vrais et significatifs. En conséquence, chaque déduction verbale étape par étape est également vraie et significative, car c’est la grande qualité des propositions verbales de dire que chacune est significative, alors que les symboles mathématiques ne sont pas significatifs en eux-mêmes. Ainsi Lord Keynes, guère Autrichien et lui-même mathématicien, a fait la critique suivante du symbolisme mathématique en économie :

Les méthodes pseudo-mathématiques […] – qui donnent une figuration symbolique d’un système d’analyse économique – ont le grave défaut de supposer expressément l’indépendance rigoureuse des facteurs dont elles traitent et de perdre leur force et leur autorité lorsque cette hypothèse n’est pas valable. Dans le raisonnement ordinaire, où nous n’avançons pas les yeux fermés mais où, au contraire, nous savons à tout moment ce que nous faisons et ce que les mots signifient, nous pouvons garder « derrière la tête » les réserves nécessaires ainsi que les restrictions et les adaptations que nous aurons à faire par la suite, alors qu’il n’est pas possible de transporter de la même manière des différentielles partielles complexes « en marge » de plusieurs pages d’algèbre où on les suppose toutes nulles. Trop de récentes « économies mathématiques » ne sont que pures spéculations ; aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d’oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel. [6]

En outre, même si l’économie verbale pouvait être traduite avec succès en symboles mathématiques puis reconvertis en anglais afin d’expliquer les conclusions, le processus n’a pas de sens et viole le grand principe scientifique du rasoir d’Ockham : éviter la multiplication inutile des entités. [7]

En outre, comme l’ont souligné le politologue Bruno Leoni et le mathématicien Eugenio Frola :

On prétend souvent que la traduction d’un concept tel que le maximum du langage ordinaire vers le langage mathématique implique une amélioration de la précision logique du concept, ainsi que des possibilités plus larges pour son utilisation. Mais le manque de précision mathématique dans le langage ordinaire reflète précisément le comportement des êtres humains sur le plan individuel dans le monde réel… Nous pourrions penser que la traduction dans le langage mathématique par lui-même implique une transformation suggérée des opérateurs économiques humains en robots virtuels. [9]

De même, l’un des premiers méthodologistes en économie, Jean-Baptiste Say, affirme que les économistes mathématiciens :

n’ont pu énoncer ces questions en langage analytique, qu’en se débarrassant de leur complication naturelle, au moyen de simplifications et de suppressions arbitraires, dont les conséquences non évaluées changent toujours l’état du problème, et en dénaturent tous les résultats. [10]

Plus récemment, Boris Ischboldin a souligné la différence entre la logique « langagière » et verbale (« l’analyse réelle de la pensée établit l’expression langagière de la réalité comme saisie de l’expérience commune ») et la logique « construite », qui est « l’application des données (économiques) quantitatives des constructions des mathématiques et de la logique symbolique dont les constructions peuvent ou ne peuvent pas avoir de véritables équivalents. » [11]

Bien que lui-même un économiste mathématique, le mathématicien fils de Carl Menger a écrit une critique acerbe de l’idée selon laquelle la présentation mathématique dans les sciences économiques est nécessairement plus précise que le langage ordinaire :

Considérons, par exemple, les énoncés (2) À un prix plus élevé d’un bien, il correspond une plus faible demande (ou en tout cas pas plus).

(2’) Si p désigne le prix de, et q la demande pour, un bien, alors

q = f(p) et dq/dp = f’ (p) ≤ 0

Ceux qui regardent la formule (2’) comme plus précise ou « plus mathématique » que la phrase (2) font preuve d’une fausse interprétation … la seule différence entre (2) et (2’) est la suivante : puisque (2’) est limitée aux fonctions qui sont différentiables et dont les graphiques, par conséquent, ont des tangentes (qui d’un point de vue économique ne sont pas plus plausibles que la courbure), la phrase (2) est plus générale, mais n’est en aucun cas moins précise : elle est de la même précision mathématique que (2’). [12]

 

Le statut épistémologique des axiomes

En passant du processus de déduction aux axiomes eux-mêmes, quel est leur statut épistémologique ? Ici, les problèmes sont masqués par une différence d’opinion au sein du camp praxéologique, en particulier sur la nature de l’axiome fondamental de l’action. Ludwig von Mises, en tant qu’adhérent de l’épistémologie kantienne, a affirmé que le concept de l’action est a priori de toute expérience, car il est, comme la loi de cause à effet, une partie du « caractère essentiel et nécessaire de la structure logique de l’esprit humain. » [13] Sans entrer trop profondément dans les eaux troubles de l’épistémologie, je refuserais, comme aristotélicien et thomiste, toutes ces prétendues « lois de la structure logique » que l’esprit humain impose nécessairement à la structure chaotique de la réalité. Au lieu de cela, j’appellerai toutes ces lois des « lois de la réalité » que l’esprit appréhende en enquêtant et en rassemblant les faits du monde réel. Mon point de vue est que l’axiome et les axiomes subsidiaires sont tirés de l’expérience de la réalité et sont donc dans le sens le plus large empiriques. Je suis d’accord avec le point de vue réaliste aristotélicien dont la doctrine est radicalement empirique, bien plus que l’empirisme post-humien qui prédomine dans la philosophie moderne. Ainsi, John Wild écrit :

Il est impossible de réduire l’expérience à un ensemble d’impressions isolées et d’unités atomiques. La structure relationnelle s’accompagne également de preuves égales et de certitude. Les données immédiates sont pleines de structure déterminée, qui est facilement distraite par l’esprit et saisie comme des essences universelles ou des possibilités. [14]

En outre, l’une des données omniprésentes de toute expérience humaine est l’existence, une autre est la conscience ou la sensibilisation. Contrairement à la vision kantienne, Harmon Chapman a écrit que :

la conceptualisation est une forme de prise de conscience, une manière d’appréhender les choses ou de les comprendre et non une prétendue manipulation subjective des soi-disants généralités ou universaux seulement « mentaux » ou « logiques » dans leur provenance et non de nature cognitive.

Il est évident que c’est en pénétrant ainsi dans les données des sens que la conceptualisation synthétise également ces données. Mais la synthèse ici en cause, contrairement à la synthèse de Kant, n’est pas une condition préalable de la perception, un processus antérieur de constitution à la fois de la perception et de son objet, mais plutôt une synthèse cognitive de l’appréhension, qui est une unification ou une « compréhension » qui ne fait qu’un avec l’appréhension elle-même. En d’autres termes, la perception et l’expérience ne sont pas les résultats ou les produits finaux ou le processus synthétique a priori, mais sont elles-mêmes une appréhension synthétique ou compréhensive dont l’unité structurée est prescrite uniquement par la nature du réel, c’est-à-dire par les objet destinés à leur ensemble et non par la conscience elle-même dont la nature (cognitive) est d’appréhender le réel – comme il est. [15]

 

Praxéologie et empirisme

Si, au sens large, les axiomes de la praxéologie sont radicalement empiriques, ils sont loin de l’empirisme post-humien qui imprègne la méthodologie moderne de la science sociale. Outre les considérations qui précèdent, (1) ils sont si largement basés sur l’expérience humaine commune qu’une fois énoncés, ils deviennent évidents et donc ne répondent pas au critère à la mode de « falsifiabilité » ; (2) ils reposent en particulier sur l’axiome de l’action, sur l’expérience intime universelle, ainsi que sur l’expérience externe qui est que la preuve est logique plutôt que purement physique ; et (3) ils sont donc a priori des évènements historiques complexes auxquels l’empirisme moderne confine le concept d’ « expérience ». [16]

Say, peut-être le premier praxéologue, a expliqué la dérivation des axiomes de la théorie économique comme suit :

Tant mieux pour qui saura établir ces faits généraux d’après des observations particulières, en montrer la liaison, en déduire les conséquences. Ils dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique. On ne les imagine pas : on les trouve. L’analyse et une observation judicieuse les font découvrir.

L’économie politique […] se compose d’un petit nombre de principes fondamentaux et d’un grand nombre de corollaires, ou déductions de ces principes.

Friedrich A. Hayek décrit de manière incisive la méthode praxéologique par opposition à la méthodologie des sciences physiques et souligne également le caractère largement empirique des axiomes praxéologiques :

La situation de l’homme […] prouve que les faits essentiels de base dont nous avons besoin pour l’explication du phénomène social participent de l’expérience commune et de la matière de nos pensées. Dans les sciences sociales, ce sont les éléments des phénomènes complexes qui sont connus, sans aucune contestation possible. Dans les sciences naturelles, ils peuvent, en mettant les choses au mieux, seulement être supposés. Or l’existence de ces éléments est tellement plus certaine que l’existence de règles quelconques dans le phénomène complexe auquel ils donnent naissance, que ce sont eux qui constituent le vrai facteur empirique dans les sciences sociales. On ne peut guère douter que ce soit cette position différente du facteur empirique dans l’étude de ces deux groupes de discipline qui se trouve à l’origine de la confusion des opinions sur leur caractère logique. On ne peut douter que ce soit le raisonnement déductif qui doive être appliqué aux sciences sociales comme aux sciences naturelles. La différence essentielle, c’est que dans les sciences naturelles, le processus de déduction doit partir d’une hypothèse quelconque, résultat de généralisations inductives, alors que dans les sciences sociales, il part directement d’éléments empiriques connus et les utilise à la découverte de règles dans les phénomènes complexes que l’observation directe ne peut établir. Ce sont, pour ainsi dire, des sciences empiriquement déductives, qui remontent des éléments connus aux règles du phénomène complexe qui ne peuvent être directement établies. [18]

De la même manière, J. E. Cairnes écrit :

L’économiste commence avec une connaissance des causes ultimes. Il est déjà, au début de son entreprise, dans la position que le physicien atteint après des siècles de recherches laborieuses. […] Pour la découverte de tels prémisses, aucun processus complexe d’induction n’est nécessaire […] pour cette raison, que nous avons, ou que nous pouvons avoir si nous choisissons de porter notre attention sur le sujet, que nous dirigeons la connaissance de ces causes vers notre conscience de ce qui se passe dans nos esprits, et dans les informations que nous transmettent nos sens […] des faits extérieurs.

Nassau W. Senior l’a formulé ainsi :

Les sciences physiques, auxquelles les phénomènes de l’esprit ne sont familiers qu’à titre second, tirent leurs prémisses presque exclusivement de l’observation ou de l’hypothèse. […] À l’inverse, les sciences et les arts de l’esprit tirent leurs prémisses principalement de la conscience. Les principaux sujets qui leur sont familiers traitent du fonctionnement de l’esprit humain. [Ces prémisses sont] un très petit nombre de propositions générales, qui sont le résultat de l’observation ou de l’introspection et que presque tous les hommes, dès qu’ils les entendent, considèrent être familières à leurs pensées ou, pour le moins, incluses dans leurs connaissances premières. [20]

Commentant son accord complet avec ce passage, Mises a écrit que ces « propositions immédiatement évidentes » sont des « dérivations aprioristes […] sauf si l’on souhaite appeler aprioriste l’expérience intime de la connaissance ». [21]

Auquel Marian Bowley, le biographe de Senior, commente justement :

La seule différence fondamentale entre l’attitude générale de Mises et les mensonges de Senior dans le déni apparent de Mises pour la possibilité d’étudier toute donnée empirique générale, c’est-à-dire les faits de l’observation générale comme les prémisses initiales. Cette différence, cependant, tourne autour des idées de base de Mises sur la nature de la pensée, et bien que d’une importance philosophique générale, a peu d’importance particulière pour la méthode économique en tant que telle. [22]

Il convient de noter que, pour Mises, c’est seulement l’axiome fondamental de l’action qui est a priori. Il a concédé que les axiomes subsidiaires de la diversité de l’humanité et de la nature, et du loisir comme des biens de consommation, sont largement empiriques.

La philosophie post-kantienne moderne a eu beaucoup de mal à englober des propositions évidentes, qui sont marquées précisément par leur vérité forte et évidente plutôt que comme étant des hypothèses testables, qui sont, dans la mode actuelle, considérées comme « falsifiables ». Parfois, il semble que les empiristes utilisent la dichotomie à la mode analytique-synthétique, comme le philosophe Hao Wang le demandait, pour disposer de théories qu’ils trouvent difficile de réfuter en les rejetant comme nécessairement soit des définitions déguisées soit des hypothèses discutables et incertaines. [23]

Mais que faire si nous soumettons les « preuves » vantées des positivistes modernes et des empiristes à l’analyse ? Que sont-elles ? Nous trouvons qu’il y a deux types de telles preuves soit pour confirmer soit pour infirmer une proposition : (1) si elle viole les lois de la logique, par exemple, implique que A = -A, ou (2) si elle est confirmée par les faits empiriques (comme dans un laboratoire) qui peuvent être vérifiés par de nombreuses personnes. Mais quelle est la nature de telles « preuves » sinon le changement, par des moyens divers, de propositions jusqu’alors nuageuses et obscures en vue claire et évidente, c’est-à-dire évidente pour les observateurs scientifiques ? En bref, les processus logiques ou de laboratoire servent à rendre évident aux « moi » des différents observateurs que les propositions sont soit confirmées soit réfutées, ou pour employer une terminologie indémodable, soit vraies soit fausses. Mais dans ce cas, les propositions qui sont immédiatement évidentes aux « moi » des observateurs ont au moins un bon statut scientifique comme les autres formes actuelles et plus acceptables de preuves. Ou, comme le dit le philosophe thomiste John J. Toohey :

Prouver signifie rendre évident quelque chose qui n’est pas évident. Si une vérité ou une proposition est évidente, il est inutile d’essayer de la prouver. Tenter de la prouver serait une tentative de rendre évident ce qui est déjà évident. [24]

L’axiome de l’action, en particulier, devrait être, selon la philosophie aristotélicienne, incontestable et évident puisque le critique qui tente de le réfuter constate qu’il doit l’utiliser dans le processus de la prétendue réfutation. Ainsi, l’axiome de l’existence de la conscience humaine est démontré comme étant évident par le fait que l’acte même de dénier l’existence de la conscience doit lui-même être effectué par un esprit conscient. Le philosophe R. P. Phillips appelait cela l’attribut de l’axiome évident du « principe boomerang » puisque « même si nous le jetons loin de nous, il nous revient de nouveau. » [25] Une auto-contradiction similaire fait face à l’homme qui tente de réfuter l’axiome de l’action humaine. Ce faisant, il est ipso facto une personne qui fait un choix conscient de moyens pour tenter d’arriver à l’adoption d’une fin : dans ce cas, la fin, ou le but, étant d’essayer de réfuter l’axiome de l’action. Il emploie des mesures pour tenter de réfuter la notion d’action.

Bien sûr, une personne peut dire qu’il nie l’existence de principes évidents ou d’autres vérités établies dans le monde réel, mais ce simple dicton n’a aucune validité épistémologique. Comme Toohey l’a souligné :

Un homme peut dire tout ce qu’il veut, mais il ne peut pas penser ou faire ce qu’il veut. Il peut dire qu’il a vu un carré rond, mais il ne peut pas penser qu’il a vu un carré rond. Il peut dire, s’il veut, qu’il a vu un cheval à califourchon sur son dos, mais nous saurons quoi penser de ce qu’il dit. [26]

La méthodologie du positivisme moderne et de l’empirisme vient se casser même dans les sciences physiques, à laquelle elle est beaucoup mieux adaptée que les sciences de l’action humaine. En effet, elle échoue particulièrement lorsque les deux types de disciplines s’interconnectent. Ainsi, le phénoménologue Alfred Schütz, un étudiant de Mises à Vienne, pionnier dans l’application de la phénoménologie aux sciences sociales, a souligné la contradiction de l’insistance des empiristes pour le principe de vérifiabilité empirique dans la science, alors que dans le même temps, ils nient l’existence d’ « autres esprits » comme étant invérifiable. Mais qui est supposé faire l’objet d’une vérification en laboratoire sinon ces mêmes « autres esprits » des scientifiques réunis ? Schütz écrit :

Ce n’est… pas compréhensible que les mêmes auteurs qui sont convaincus qu’aucune vérification n’est possible pour l’intelligence des autres êtres humains ont une telle confiance dans le principe de vérifiabilité lui-même, qui ne peut être réalisé que par la coopération avec les autres. [27]

De cette façon, les empiristes modernes ignorent les présupposés nécessaires de la méthode très scientifique qu’ils défendent. Pour Schütz, la connaissance de ces présupposés est « empirique » dans le sens le plus large,

à condition que nous ne limitions pas ce terme aux perceptions sensorielles et aux événements dans le monde extérieur mais que nous incluions la forme expérimentale, par laquelle la pensée du sens commun dans la vie quotidienne comprend les actions humaines et leurs résultats en termes de motivations et d’objectifs sous-jacents. [28]

 

La praxéologie et les autres disciplines de l’action humaine

Après avoir travaillé avec la nature de la praxéologie, ses procédures et axiomes et ses soubassements philosophiques, voyons maintenant quelle est la relation entre la praxéologie et les autres disciplines qui étudient l’action humaine. En particulier, quelles sont les différences entre la praxéologie et la technologie, la psychologie, l’histoire, et l’éthique – qui concernent toutes d’une certaine façon l’action humaine ?

En bref, la praxéologie comprend les implications logiques du fait formel universel que les gens agissent, qu’ils emploient des moyens pour tenter d’atteindre des fins choisies. La technologie traite le problème du contenu de la façon dont on peut parvenir à des fins par l’adoption de moyens. La psychologie traite la question des raisons pour lesquelles les gens adoptent des fins diverses et comment ils en viennent à les adopter. L’éthique traite la question de quelles fins, ou valeurs, les gens devraient adopter. Et l’histoire traite les fins adoptées dans le passé, quels moyens sont utilisés pour tenter de les atteindre – et quelles étaient les conséquences de ces actions.

La praxéologie, ou la théorie économique en particulier, est ainsi une discipline unique dans les sciences sociales. Car, contrairement aux autres, elle ne traite pas avec le contenu des valeurs, des buts et des actions des hommes – non avec ce qu’ils ont fait ou comment ils ont agi ou comment ils auraient dû agir – mais purement avec le fait qu’ils ont des buts et agissent pour les atteindre. Les lois de l’utilité, de la demande, de l’offre, et des prix s’appliquent sans tenir compte des types de biens et de services désirés ou produits. Comme Joseph Dorfman écrivait à propos de l’ouvrage Outlines of Economic Theory de Herbert J. Davenport (1896) :

Le caractère éthique des désirs n’était pas une partie fondamentale de son enquête. Les hommes ont travaillé et ont subi des privations pour « le whisky, les cigares, et les pinces-monseigneurs des cambrioleurs », a-t-il dit, « ainsi que pour la nourriture, ou les statues, ou les machines de récolte ». Tant que les hommes étaient prêts à acheter ou à vendre pour « la stupidité et le mal », les anciens produits étaient des facteurs économiques avec une réputation de marché, car l’utilité, pour employer un terme économique, signifiait simplement l’adaptabilité aux désirs humains. Tant que les hommes les désiraient, ils satisfaisaient un besoin et c’étaient des motivations à la production. C’est pourquoi l’économie n’avait pas besoin d’enquêter sur l’origine des choix. [29]

 

Praxéologie et individualisme

La praxéologie, aussi bien que les aspects sains de toutes les autres sciences sociales, repose sur l’individualisme méthodologique, sur le fait que seuls les individus ressentent, valorisent, pensent et agissent. L’individualisme a toujours été accusé par ses critiques – et toujours à tort – avec l’hypothèse que chaque individu est hermétiquement enfermé comme un « atome », coupé de, et sans se laisser influencer des autres personnes. Cette mauvaise interprétation absurde de l’individualisme méthodologique est à la racine de la démonstration triomphante de J. K. Galbraith dans L’ère de l’opulence selon laquelle les valeurs et les choix des individus sont influencés par les autres personnes, et donc supposément que la théorie économique est invalide. Galbraith a également conclu de sa démonstration que ces choix, car influencés, sont artificiels et illégitimes. La théorie économique praxéologique repose sur le fait universel des valeurs individuelles et des moyens de choix, pour répéter le résumé de Dorfman de la pensée de Davenport, c’est pourquoi elle « n’a pas besoin d’enquêter sur l’origine des choix. » La théorie économique n’est pas basée sur la supposition absurde que chaque individu arrive à ses valeurs et à ses choix dans un vacuum, à l’abri de toute influence humaine. Évidemment, les individus apprennent et s’influencent continuellement l’un l’autre. Comme F. A. Hayek écrivait dans sa critique justement fameuse de Galbraith, « The Non Sequitur of the « Dependance Effect » » :

L’argument du Professeur Galbraith pourrait aisément être employé, sans modification des termes essentiels, pour démontrer l’inutilité de la littérature ou de toute autre forme d’art. Le désir d’un individu pour la littérature n’est sûrement pas fondamental pour lui-même dans le sens qu’il ne souffrirait pas si la littérature n’était pas produite. Cela signifie-t-il que la production de littérature ne peut être défendue pour la satisfaction d’un bien parce que c’est seulement la production qui provoque la demande ? [30]

Que l’économie autrichienne d’économie repose fermement dès le début sur une analyse de l’effet des valeurs et des choix subjectifs des individus a malheureusement conduit les premiers Autrichiens à adopter le terme d’école psychologique. Le résultat a été une série de critiques mal orientées selon lesquelles les dernières découvertes de la psychologie n’ont pas été incorporées dans la théorie économique. Cela a également conduit à des idées fausses comme celle que la loi de l’utilité marginale décroissante repose sur une loi psychologique de la satiété des besoins. En fait, comme Mises l’a fermement souligné, cette loi est praxéologique plutôt que psychologique et n’a rien à voir avec le contenu des besoins, par exemple, que la dixième cuillerée de crème glacée peut avoir un goût moins agréable que la neuvième cuillerée. Au lieu de cela, c’est une vérité praxéologique, dérivée de la nature de l’action, que la première unité d’un bien sera affectée à son usage le plus précieux, la prochaine unité à celui qui est le plus précieux, et ainsi de suite. [31] D’un côté, et d’un côté seulement, cependant, la praxéologie et les sciences connexes de l’action humaine prennent position dans la psychologie philosophique sur la proposition que l’esprit humain, la conscience et la subjectivité existent, et donc que l’action existe. En cela, elle s’oppose à la base philosophique du behaviorisme et aux doctrines connexes, et rejoint toutes les branches de la philosophie classique et la phénoménologie. Sur toutes les autres questions, toutefois, la praxéologie et la psychologie sont distinctes et sont des disciplines séparées. [32]

 

Praxéologie et histoire

Une question particulièrement essentielle est la relation entre la théorie économique et l’histoire. Là encore, comme dans tant d’autres domaines de l’économie autrichienne, Ludwig von Mises a fait la contribution exceptionnelle, en particulier dans sa Théorie et histoire. [33] Il est particulièrement curieux que Mises et d’autres praxéologues, présumés « a prioristes », aient été couramment accusés d’être « opposés » à l’histoire. En effet, Mises soutenait non seulement que la théorie économique n’avait pas besoin d’être « testée » par le fait historique mais également qu’elle ne pouvait être testée. Pour qu’un fait soit utilisable pour tester les théories, il doit être un fait simple, homogène avec d’autres faits dans des classes répétables et reproductibles. En bref, la théorie selon laquelle un atome de cuivre, un atome de soufre, et quatre atomes d’oxygène se combinent pour former une entité reconnaissable appelée le sulfate de cuivre, avec des propriétés connues, est facilement testée en laboratoire. Chacun de ces atomes est homogène, et donc le test est répété indéfiniment. Mais chaque événement historique, comme Mises l’a montré, n’est pas simple et reproductible. Chaque événement est une résultante complexe d’une variété changeante de causes multiples, dont aucune ne demeure jamais en relation constante avec les autres. Chaque événement historique est donc hétérogène, et les événements historiques ne peuvent donc être utilisés pour tester ou construire les lois de l’histoire, quantitative ou autre. Nous pouvons placer chaque atome de cuivre dans une classe homogène d’atomes de cuivre, nous ne pouvons pas faire de même avec les événements de l’histoire humaine.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas de similitudes entre les événements historiques. Il y a beaucoup de similitudes, mais pas d’homogénéité. Ainsi, il y avait beaucoup de similarités entre l’élection présidentielle de 1968 et celle de 1972, mais elles n’étaient guère des événements homogènes, puisqu’elles étaient marquées par d’importantes et incontournables différences. Pas plus que la prochaine élection ne serait un événement reproductible à placer dans la catégorie homogène des « élections ». Par conséquent, aucune loi scientifique, et certainement pas une loi quantitative, ne peut être tirée de ces événements.

 

L’économétrie

L’opposition radicalement fondamentale de Mises à l’économétrie devient maintenant plus claire. L’économétrie non seulement tente de singer les sciences naturelles en utilisant des faits historiques hétérogènes complexes comme s’ils étaient des faits de laboratoire reproductibles, mais elle comprime également la complexité qualitative de chaque événement dans un nombre quantitatif et aggrave le sophisme en agissant comme si ces relations quantitatives restaient constantes dans l’histoire humaine. En contraste frappant avec les sciences physiques, qui reposent sur la découverte empirique de constantes quantitatives, l’économétrie, comme Mises l’a souligné à plusieurs reprises, n’a pas réussi à découvrir une seule constante dans l’histoire humaine. Et compte tenues des conditions toujours changeantes de la volonté humaine, la connaissance, les valeurs et les différences entre les hommes, il est inconcevable que l’économétrie puisse jamais y arriver.

Loin de s’opposer à l’histoire, le praxéologue, et non les admirateurs supposés de l’histoire, a un profond respect pour les faits uniques et irréductibles de l’histoire humaine. En outre, c’est le praxéologue qui reconnaît que les êtres humains sur le plan individuel ne peuvent légitimement pas être traités par les scientifiques sociaux comme s’ils n’étaient pas des hommes qui avaient un esprit et agissaient par leurs valeurs et leurs attentes, mais des pierres et des molécules dont le cours peut être scientifiquement suivi par des constantes supposées ou des lois quantitatives. En outre, pour l’ironie de l’histoire, c’est le praxéologue qui est vraiment empirique car il reconnaît la nature unique et hétérogène des faits historiques : c’est l’auto-proclamé empiriste qui viole grossièrement les faits de l’histoire en tentant de les réduire à des lois quantitatives. Mises a ainsi écrit à propos des économétristes et des autres formes d’ « économistes quantitatifs » :

Il n’y a, dans le champ de l’économie, aucune relation constante et par conséquent aucun procédé de mesure n’est possible. Si un statisticien établit qu’une augmentation de 10% dans l’offre de pommes de terre en Atlantide, à un moment donné, a été suivie par une baisse de 8 % du prix, il n’établit rien du tout concernant ce qui arriva ou peut arriver du fait d’un changement de l’offre de pommes de terre dans un autre pays ou à une autre époque. Il n’a pas « mesuré l’élasticité de la demande » de pommes de terre. Il a établi un fait historique unique et limité. Aucun homme sensé ne peut douter que le comportement des individus à l’égard des pommes de terre et de toute autre denrée est variable. Divers individus évaluent les mêmes choses de façons diverses, et l’évaluation par les mêmes individus change lorsque les conditions changent. […]

L’impraticabilité de la mesure n’est pas due au manque de méthodes techniques pour l’établissement de mesures. Elle est due à l’absence de relations constantes. […] L’économie n’est pas, comme d’ignorants positivistes ne cessent de le répéter, arriérée parce qu’elle n’est pas « quantitative ». Elle n’est pas quantitative et elle ne mesure point, parce qu’il n’y a pas de constantes. Les chiffres statistiques relatifs aux événements économiques sont des données historiques. Ils nous disent ce qui est arrivé dans un cas historique qui ne peut pas se répéter. Les événements physiques peuvent être interprétés sur la base de nos connaissances portant sur des relations constantes établies par expérimentation. Les événements historiques ne sont pas susceptibles d’une telle interprétation. […]

L’expérience de l’histoire économique est toujours l’expérience de phénomènes complexes. Elle ne peut jamais apporter une connaissance du même type que celle que l’expérimentateur tire d’une expérience de laboratoire. La statistique est une méthode de présentation des faits historiques […]. Les statistiques de prix sont de l’histoire économique. L’idée que, ceteris paribus, un accroissement de la demande doit entraîner un accroissement du prix n’est pas dérivée de l’expérience. Personne n’a jamais été et ne sera jamais en mesure d’observer un changement dans une des données du marché ceteris paribus. Il n’existe rien qui soit de l’économie quantitative. Toutes les grandeurs économiques que nous connaissons sont des données de l’histoire économique. […] Personne n’a le front de soutenir qu’une augmentation de a pour cent dans l’offre d’une quelconque denrée doit toujours – dans n’importe quel pays et à n’importe quel moment – avoir pour conséquence une baisse de b pour cent de son prix. Mais aucun partisan de l’économie quantitative ne s’est jamais aventuré à définir avec précision, sur la base de l’expérience statistique, les conditions spécifiques produisant une déviation déterminée du rapport a : b, la futilité d’une telle entreprise est manifeste. [34]

S’exprimant sur sa critique des constantes, Mises ajoutait :

Les quantités que nous observons dans le domaine de l’action humaine […] sont manifestement variables. Les changements dont elles sont l’objet affectent pleinement le résultat de nos actions. Chaque quantité que nous pouvons observer est un événement historique, un fait qui ne peut pas être entièrement décrit sans spécifier l’instant et le lieu.

L’économétricien est incapable de réfuter ce fait, qui coupe l’herbe sous le pied de son raisonnement. Il ne peut s’empêcher d’admettre qu’il n’y a pas de « constantes du comportement ». Néanmoins, il veut introduire certains nombres, arbitrairement choisis sur la base d’un fait historique, comme « constantes du comportement inconnues. » La seule excuse qu’il avance est que ses hypothèses « ne font que dire que ces nombres inconnus restent raisonnablement constants au cours d’une périodes de plusieurs années. » [35] Or, le fait de savoir si une telle période de constance hypothétique d’un nombre donné continue encore ou si un changement de ce nombre a déjà eu lieu ne peut être établi que plus tard. Avec le recul, il peut être possible, bien qu’uniquement dans de rares cas, de dire que sur une période (probablement assez courte) un ratio à peu près stable – que l’économétricien choisit d’appeler ratio « raisonnablement » constant – a prévalu entre les valeurs numériques de deux facteurs. Mais il s’agit de quelque chose de fondamentalement différent des constantes de la physique. C’est l’affirmation d’un fait historique et non d’une constante que l’on pourrait utiliser pour essayer de prévoir des événements futurs. [36] Les équations hautement louées sont, dans la mesure où elles s’appliquent au futur, de simples équations dans lesquelles toutes les quantités sont inconnues. [37]

Dans le traitement mathématique de la physique, la distinction entre constantes et variables a un sens : elle est essentielle dans tous les cas nécessitant un calcul technique. En économie, il n’y a pas de relations constantes entre les diverses grandeurs. Par conséquent, toutes les données vérifiables sont variables ou, ce qui revient au même, sont des données historiques. Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l’économie mathématique vient du fait qu’il y a un trop grand nombre de variables. La vérité est qu’il n’y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n’y a pas de choses invariables. [38]

 

L’histoire de l’économie

Quelle est, alors, la relation appropriée entre la théorie économique et la théorie historique, ou plus précisément l’histoire en général ? La fonction de l’historien est d’essayer d’expliquer les faits historiques uniques qui sont son domaine de compétence. Pour le faire correctement, il doit employer toutes les théories pertinentes de toutes les disciplines qui empiètent sur son problème. Car les faits historiques sont des résultantes complexes d’une myriade de causes provenant de différents aspects de la condition humaine. Ainsi, l’historien doit être préparé à utiliser non seulement la théorie économique praxéologique mais aussi les idées de la physique, de la psychologie, de la technologie et de la stratégie militaire ainsi qu’une compréhension interprétative des motivations et des buts des individus. Il doit employer ces outils pour comprendre à la fois les buts des actions variées de l’histoire et les conséquences de telles actions. Parce que la compréhension de divers individus et de leurs interactions est en cause, aussi bien que le contexte historique, l’historien, en utilisant les outils des sciences naturelles et sociales, est en dernière analyse un « artiste », et par conséquent, il n’y a aucune garantie ou même aucune probabilité que deux historiens jugeront une situation exactement de la même façon. Même s’ils peuvent s’entendre sur un ensemble de facteurs pour expliquer la genèse et les conséquences d’un événement, ils sont peu susceptibles de s’accorder sur le poids exact à donner à chaque facteur causal. En employant diverses théories scientifiques, ils doivent porter des jugements sur la pertinence des théories impliquées dans chaque cas donné. Pour se référer à un exemple utilisé précédemment dans cet article, un historien de Robinson Crusoé aurait des difficultés à employer la théorie de la monnaie dans une explication historique de ses actions sur une île déserte. Pour l’historien économique, la loi économique n’est ni confirmée ni testée par les faits historiques. Au lieu de cela, la loi, le cas échéant, est appliquée pour aider à expliquer les faits. Les faits illustrent ainsi le fonctionnement de la loi. La relation entre la théorie économique praxéologique et la compréhension de l’histoire économique a été subtilement résumée par Alfred Schütz :

Aucun acte économique n’est concevable sans référence à un acteur singulier, mais celui-ci reste absolument anonyme ; ce n’est pas vous-même, ni moi, ni un entrepreneur, ni même un « homo economicus » en tant que tel, mais tout simplement un « on » quelconque, purement universel. C’est pour cette raison que les propositions de la théorie économique ont cette « validité universelle », qui permet idéalement d’écrire « et ainsi de suite » et d’imaginer une répétition indéfinie de l’expérience. Par ailleurs, on peut étudier l’acteur économique en lui-même, et essayer de deviner ce qui se trouve dans sa tête ; à ce moment-là, bien entendu, on ne fait plus de la théorie économique mais de l’histoire économique ou de la sociologie. […] Les propositions de ces sciences-là ne peuvent naturellement prétendre à une validité universelle ; en effet elles traitent soit des jugements de valeur des personnes particulières, soit des types d’activité économique dont les actes en question sont des manifestations.

À notre avis, la théorie économique pure est un exemple type d’un corps de propositions objectives et universelles traitant du contenu subjectif de la conscience des gens, en ce qu’il a de systématique et d’invariant dans n’importe quelle situation économique donnée. Cet exercice nous contraint naturellement à laisser de côté la destination spécifique que l’acteur donne à l’objet de l’action ; si nous devions nous soucier des buts d’un acteur particulier en laissant de côté l’universalité du concept d’ « individu » alors cela pourrait avoir un sens de juger si son action est « typique » ou « atypique ». Mais un tel jugement n’est pas pertinent au regard de la théorie économique, et c’est dans ce sens que l’économie politique est faite, pour reprendre les termes de von Mises, « non pas de propositions décrivant ce qui arrive généralement, mais ce qui doit arriver de toute nécessité. » [39]


Notes :

[1] http://www.mises.org/rothbard/praxeology.pdf

[2] Voir en particulier Ludwig von Mises, L’action humaine. Traité d’économie (New Haven, Yale University Press, 1949) ; voir aussi Mises, Les problèmes épistémologiques de l’économie, George Reisman, trans. (Princeton, NJ : Van Nostrand, 1960).

[3] Voir Murray N. Rothbard, « Praxeology as the Method of the Social Sciences, » dans Phenomenology and the Social Sciences, Maurice Natanson, ed., 2 vols. (Evanston: Northwestern University Press, 1973), 2 pp. 323–35 [réimprimé dans Logic of Action One, pp. 29–58]; voir également Marian Bowley, Nassau Senior and Classical Economics (New York: Augustus M. Kelley, 1949), pp. 27–65; et Terence W. Hutchinson, « Some Themes from Investigations into Method, » dans Carl Menger and the Austrian School of Economics, J.R. Hicks and Wilhelm Weber, eds. (Oxford: Clarendon Press, 1973), pp. 15–31.

[4] En réponse à cette critique que toutes les actions ne sont pas dirigées vers un point particulier dans le futur, voir Walter Block, « A Comment on ‘The Extraordinary Claim of Praxeology’ by Professor Gutierrez, » Theory and Decision 3 (1973): 381–82.

[5] Voir Mises, L’Action humaine, pp. et Block, « Comment », p. 383

[6] Pour une critique typique de la praxéologie pour ne pas utiliser la logique mathématique, voir George J. Sculler, « Rejoinder, » American Economic Review 41 (March 1951): 188.

[7] John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot et Rivages, 2005, pp. 300-1

[8] Voir Murray N. Rothbard, « Toward a Reconstruction of Utility and Welfare Economics, » dans On Freedom and Free Enterprise, Mary Sennhoz, ed. (Princeton, NJ: D. Van Nostrand, 1956), p. 227 [and réimprimé dans Logic of Action One]; Rothbard, L’Homme, l’économie et l’État, (Paris, Charles Coquelin, 2007), 1:65–66. Sur la logique mathématique comme étant subordonnée à la logique verbale, voir René Poirier, « Logique », dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande, 6ème édition, (Paris, Presses Universitaires de France, 1951), pp. 574–75.

[9] Bruno Leoni et Eugenio Frola, « On Mathematical Thinking in Economics » (manuscrit non publié distribué de manière privative), pp. 23–24; la version italienne de ces articles est « Possibilita di applicazione della matematiche alle discipline economiche, » Il Politico 20 (1995).

[10] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris, Economica, 2006

[11] Boris Ischboldin, « a Critique of Econometrics, » Review of Social Economy 18, no. 2 (September 1960): 11 N. La discussion de Ischboldin est basée sur la construction de I.M. Bochenski, « Scholastic and Aristotelian Logic, » Proceedings of the American Catholic Philosophical Association 30 (1956): 112–17.

[12] Karl Menger, « Austrian Marginalism and Mathematical Economics, » in Carl Menger, p. 41.

[13] Mises, L’Action humaine

[14] John Wild, « Phenomenology and Metaphysics, » dans The Return to Reason: Essays in Realistic Philosophy, John Wild, ed. (Chicago: Henrey Regnery, 1953), pp. 48, 37–57.

[15] Harmon M. Chapman, « Realism and Phenomenology, » in Return to Reason, p. 29. Sur les fonctions inter-reliées du sens et de la raison et de leurs rôles respectifs dans la cognition humaine de la réalité, voir Francis H. Parker, « Realistic Epistemology, » ibid., pp. 167–69.

[16] Voir Murray N. Rothbard, « In Defense of ‘Extreme Apriorism,' » Southern Economic Journal 23 (January 1957): 315–18 [réimprimé comme Volume 1, Chapter 6]. Il devrait être clair à partir de l’article présent que le terme d’apriorisme extrême est impropre pour qualifier la praxéologie.

[17] Say, Traité d’économie politique

[18] Friedrich A. Hayek, « The Nature and History of the Problem, » in Collectivist Economic Planning, F.A. Hayek, ed. (London: George Routledge and Sons, 1935), p 11.

[19] John Elliott Cairnes, The Character and Logical Method of Political Economy, 2nd ed. (London: Macmillan, 1875), pp. 87–88. Italique dans l’original.

[20] Bowley, Nassau Senior, pp. 43, 56.

[21] Mises, Epistemological Problems, p. 19.

[22] Bowley, Nassau Senior, pp. 64–65.

[23] Hao Wang, « Notes on the Analytic-Synthetic Distinction, » Theoria 21 (1995); 158. Voir également John Wild et J.L. Cobitz, « On the Distinction between the Analytic and Synthetic, » Philosophy and Phenomenological Research 8 (June 1948): 651–67.

[24] John J. Toohey, Notes on Epistemology, rev. ed. (Washington D.C.: Georgetown University, 1937), p. 36. Italique dans l’original.

[25] R.P. Phillips, Modern Thomistic Philosophy (Westminster, Maryland: Newman Bookshop, 1934–35), 2, pp. 36–37. Voir également Murray N. Rothbard, « The Mantle of Science, » dans Scientism and Values, Helmut Schoeck et James W. Wiggins, ed., (Princeton, NJ: D Van Nostrand, 1960), pp. 162–65.

[26] Toohey, Notes on Epistemology, p. 10. Italique dans l’original.

[27] Alfred Schütz, Collected Papers of Alfred Schütz, vol. 2, Studies in Social Theory, A. Brodersen, ed. (The Hague: Nijhoff, 1964), p. 4. Voir également Mises, L’Action humaine

[28] Alfred Schütz, Collected Papers of Alfred Schütz, vol. 1, The Problem of Social Reality, A. Brodersen, ed. (the Hague, Nijhoff), 1964, p. 65. Sur les présuppositions philosophiques de la science, voir Andrew G. Van Melsen, The Philosophy of Nature (Pittsburgh: Duquesne University Press, 1953), pp. 6–29. Sur le sens commun comme fondement de la philosophie, voir Toohey, Notes on Epistemology, pp. 74, 106–13. Sur l’application d’un point de vue similiaire à la méthodologie de l’économie, voir Frank H Knight, « ‘What is Truth’ in Economics, » dans On the History and Method of Economics (Chicago: University of Chicago Press, 1956), pp. 151–78.

[29] Joseph Dorfman, The Economic Mind in American Civilization, 5 vols. (New York: Viking Press, 1949), 3, p. 376.

[30] Friedrich A. Hayek, « The Non Sequitur of the ‘Dependence Effect,' » in Friedrich A. Hayek, Studies in Philosophy, Politics, and Economics (Chicago: University of Chicago Press, 1967), pp. 314–15.

[31] Mises, L’Action humaine

[32] Voir Rothbard, « Toward a Reconstruction, » pp. 230–31.

[33] Ludwig von Mises, Theory and History (New Haven: Yale University Press, 1957).

[34] Mises, Human Action, pp. 55–56, 348.

[35] Cowles Commission for Research in Economics, Report for the Period, January 1, 1948–June 30, 1949 (Chicago: University of Chicago Press, 1949), p. 7, cité dans Mises, Theory and History, pp. 10–11.

[36] Ibid., pp. 10–11.

[37] Ludwig von Mises, « Comments about the Mathematical Treatment of Economic Problems » (Cité comme manuscrit non publié, publié comme « The Equations of Mathematical Economics » dans le Quarterly Journal of Austrian Economics, vol. 3, no. 1 (Spring 2000), 27–32.

[38] Mises, Theory and History, pp. 11–12. Voir également Leoni et Frola, « On Mathematical Thinking, » pp. 1–8, et Leland B. Yeager, « Measurement as Scientific Method in Economics, » American Journal of Economics and Sociology 16 (July 1957): 337–46.

[39] Alfred Schütz, The Phenomenology of the Social World (Evanston, Ill.: Northwestern University Press, 1967), pp. 137, 245. Voir également Ludwig M. Lachmann, The Legacy of Max Weber (Berkeley, California: Clendessary Press, 1971), pp. 17–48.

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  • On évoque souvent Keynes mais on oublie le rôle particulièrement néfaste de Galbraith au cours de la seconde moitié du XXe siècle et l’influence qu’ont ses théories fumeuses encore aujourd’hui. Ce type a fait au moins autant de mal à l’humanité que Malthus, Marx ou Keynes avant lui.

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