Machiavel, un penseur libéral ?

Machiavel, le nom sent le soufre. Mais est-il réellement l’ignoble individu qui a légitimé le joug absolu des hommes de l’État sur nous ?

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Machiavel

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Machiavel, un penseur libéral ?

Publié le 26 juillet 2013
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Machiavel, le nom sent le soufre. Voici celui qui sert de modèle à tous les intrigants, aux pires des politiciens. Mais est-il réellement l’ignoble individu qui a légitimé le joug absolu des hommes de l’État sur nous ? Ou n’est-il pas, a contrario, un penseur clé du libéralisme de la Renaissance ?

Par Fabrice Copeau.

La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le cœur de l’homme.
— attribué à Machiavel

Considérer que Nicolas Machiavel (1469-1527) aurait d’une quelconque manière des atomes crochus avec le libéralisme peut paraître de prime abord incongru. On fait volontiers de lui le grand penseur de l’arbitraire du pouvoir, de la brutalité politique, fondée sur un cynisme de tous les instants. On pourrait se délecter à l’infini des aphorismes, nombreux et percutants, de ce Florentin ascète et pisse-froid, intrigant comme Mazarin ou Richelieu, ses illustres descendants. Il laisse dans l’esprit commun autant de sympathie que son quasi contemporain, le funeste et méchant roi de France Louis XI, fort justement nommé « universelle araigne ». Machiavel n’a-t-il pas écrit, dans Le Prince, son opuscule majeur, paru en 1532 et dédié à Laurent de Médicis, les sentences suivantes : « En politique, le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal »; « Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité » ; « Une guerre est juste quand elle est nécessaire », et tant d’autres formules du même acabit ?

Tout cela est vrai. Mais, un peu comme Bernard Mandeville le fera dans La Fable des abeilles (1714), Machiavel a l’immense mérite de nous montrer que la politique n’est jamais fondée sur de bons sentiments. Machiavel, c’est avant l’heure l’anti-Rousseau. Lequel, à l’inverse, glorifie la scène politique et ceux qui l’incarnent. Il n’hésite pas à leur confier jusqu’à l’exercice de la liberté individuelle de chacun, muée par le contrat social en liberté politique. Machiavel, lui, montre que la politique est fondée sur le mal, que le Prince ne suit que son intérêt bien compris, qu’il peut user de fourberie, ourdir des complots, s’entourer d’aigrefins et cent fois renier sa parole. Qu’il le doit, même, s’il veut se maintenir sur son trône. En un sens, l’École de Virginie et les tenants du Public Choice, Tullock, Buchanan et les autres, n’ont rien inventé et se sont « contentés » de « moderniser » la pensée de Machiavel. Qui est encore d’une confondante actualité.

Voici bien le premier enseignement de Machiavel pour un libéral : il fait tomber le Prince, le politique et les hommes de l’État de leur piédestal. Ceux qui réussissent en politique sont loin d’être les meilleurs ; ce sont les plus fourbes, les plus malhonnêtes, les plus vicieux. L’Histoire recèle d’innombrables exemples, lointains ou contemporains, qui donnent a posteriori raison au penseur florentin.

Le Bien est le fruit du mal

En second lieu, Machiavel a, selon le mot de Pierre Manent, fait tomber le mur théologico-politique.

Que faut-il entendre par cette assertion ?

Depuis Aristote, on considère que le bien commun s’incarne dans la Cité. Que la Cité, la sphère politique, est le seul lieu dans lequel l’animal rationnel qu’est l’homme peut accomplir ses vertus, inséparablement civiques et morales. Que c’est dans la Cité que l’homme peut manifester son excellence.

Saint Thomas d’Aquin, en « redécouvrant » Aristote quinze siècles plus tard, fait de la pensée antique le bras armé de Dieu. Thomas prolonge Aristote. Si la Cité incarne le bien commun, dit-il, alors le bien qu’apporte l’Église est d’une nature supérieure, vient se surajouter et s’imposer à la Cité. Le bien « civil » de la Cité est en quelque sorte subordonné au bien ontologique de l’Église. À la Cité « civile », l’Église apporte la Cité de Dieu.

D’autres auteurs, par exemple Dante ou Marsile de Padoue, redécouvrent également, et à la même époque, Aristote, mais dans un sens qui cherche, lui, à contenir le pouvoir régulier. Ils objectent à l’Église l’existence d’une nature, qui dispose de droits opposables au bien civil et religieux. Certes. Mais l’objection est bien timide, et ne tient pas un instant face à la toute-puissance de l’Église, qui a, grâce au thomisme triomphant, et aussi au plenitudo potestatis des Papes, recouvert d’un voile épais l’ensemble du champ du religieux et du politique. Elle dispose des glaives spirituel et temporel. Innocent III en est le héraut.

Machiavel est le premier à s’opposer frontalement à cette doctrine. Il ambitionne d’opposer à la monarchie pontificale des droits profanes, qu’il puise dans la nature.

Pour y parvenir, Machiavel se fait l’anti-Aristote, comme Nietzsche se voudra plus tard l’antéchrist. Loin de considérer la Cité selon sa finalité, la recherche du bien commun, Machiavel la regarde telle qu’elle est, sans ambages, ni fioritures. Il braque la lumière crue des lampes des flics des vieux polars sur les révolutions, les changements de régime, les mensonges, les complots, les manipulations, les intrigues. Il fait perdre au lecteur toute innocence.

Il ne cherche pas à faire tomber la distinction entre le bien et le mal, à imaginer un au-delà au bien et au mal, là encore comme le tentera Nietzsche trois siècles plus tard. Il n’efface pas du tout la distinction entre le bien et le mal. Il la préserve au contraire. Car son propos se veut bien plus scandaleux : le bien, pour le Prince, n’a rien à voir avec le bien collectif ou l’intérêt général. Non, le bien, pour le Prince, est le fruit du mal. Et exclusivement le fruit du mal.

Par conséquent, dit Machiavel, il est parfaitement absurde de chercher à améliorer ou à perfectionner le « bien » de la Cité. C’est tout à fait impossible. Qu’il s’agisse de faire appel à un bien supérieur que la religion se chargerait d’apporter, ou qu’il s’agisse de faire appel à un quelconque contrat social, comme ce sera le cas quelques années après la mort de Machiavel, avec Hobbes, puis Rousseau.

Rechercher le bien dans la Cité, et a fortiori au-delà, voilà de sympathiques chimères. En réalité, dit-il, le bien public, compris comme le bien du Prince, n’advient que sous le haut pouvoir de la violence et de la peur.

À mort l’ordre religieux !

Deux conséquences découlent de ce bond révolutionnaire : d’une part, la politique tombe d’un coup de son piédestal et perd à tout jamais son prestige quasi surnaturel. D’autre part, en affirmant la fécondité et la nécessité du mal, Machiavel montre ainsi l’autosuffisance de l’ordre terrestre, profane, sur l’ordre religieux.

Voici le premier coup, et en réalité le coup fatal, porté à l’absolutisme pontifical. Le joug du Pape sur le pouvoir temporel ne s’en remettra jamais. Philippe le Bel prend sa revanche sur Boniface. Machiavel dissout dans l’acide l’abstraction soi-disant parfaite du pouvoir. Il n’en reste qu’une réalité peu ragoûtante.

Machiavel occupe volontairement une position extérieure à la Cité pour, de là, attaquer ce qui fonde à la fois la consistance autonome de l’Église et son droit d’intervention dans la cité : l’idée de bien. Une fois que le corps politique a été interprété comme une totalité close advenue grâce à la violence fondatrice et préservatrice, il est établi que le « bien » apporté par l’Église tend à détruire plutôt qu’à perfectionner la cité. Que le bien n’a pas de support dans la nature des choses humaines. Que l’Église n’a donc rien à faire et à voir avec les choses de la Cité, et qu’elle doit se contenter de régir l’ordre régulier et l’ordre séculier.

Enfin, on peut tirer encore une dernière grande idée du Florentin. Le peuple ne veut pas être opprimé, les grands veulent l’opprimer. Aucun de ces deux groupes, maîtres et esclaves, n’a une fin à la fois positive et bonne. Aucun de ces deux groupes ne vise un bien. Certes le désir du peuple est tout à fait innocent : il ne désire pas être opprimé. Machiavel va même jusqu’à louer son « honnêteté », au moins relative. Le désir du peuple est sans conteste plus honnête que celui des grands. Mais c’est d’une bonté toute passive ou négative qu’il s’agit.

En affirmant cela, Machiavel, qui dévalorise radicalement les prétentions des grands à la « vertu » et qui fait du peuple le support de la seule « honnêteté » que l’on puisse trouver dans la cité, est le premier penseur démocratique. Ses développements n’ont évidemment rien à voir avec l’absolutisme démocratique qui a cours de nos jours. Ils signifient simplement que chaque individu est plus apte que ses dirigeants à se gouverner lui-même. Et qu’il ne souhaite subir la coercition de personne. Cette définition de la démocratie est bien celle des libéraux modernes, et n’est pas sans rappeler le sens que Hayek donne à la liberté et à la démocratie.

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  • Est-ce que l’on pourrait obtenir une conclusion similaire en éclairant la pensée générale de F.Nietzsche? Car autant il est encore souvent récupéré par la gauche afin de se déculpabiliser d’ une pensée de l’exploitation des hommes par les hommes, d’ une idée de race supérieure et puissante, autant il me semble qu’ il souhaitait ne pas brider l’ esprit de puissance chez monsieur tout le monde.

    • Nietzsche est un penseur extrêmement complexe, et qui s’est souvent contredit entre ses différents écrits. Oui, il est possible de défendre une perspective libérale dans sa pensée (dans Humain trop humain, en particulier). Mais ce ne peut être qu’une vision partielle, pas fausse, mais partielle, de cet auteur.
      Cette lecture aurait en tout cas le mérite de lever un peu l’ombre qui plane sur cette perspective.

  • « ce Florentin ascète et pisse-froid, intrigant comme Mazarin ou Richelieu » : ah, tiens ? J’aurais plutôt comparé Machiavel à Talleyrand, qualifié de « merde dans un bas de soie » par un de ses maîtres qui devait le trouver un peu trop libéral à son goût.

    • Talleyrand, aussi, en effet !

    • Le maître était Talleyrand et non Léon Napo. Il était accompagné par Fouché, deux personnages trop impliqués dans la révolution pour l’arrêter. D’ailleurs, à l’origine ce n’est pas Léon Napo désigné pour mettre à bas la république mais un certain Marie, général de l’armée du Nord.

  • Je ne le considère pas comme un apôtre de méthodes “machiavéliques”, mais qu’il a surtout voulu décrire et expliquer le comportement humain face au pouvoir, sans chercher à en profiter pour lui-même : c’était avant tout un épistémologiste politique, me semble-t-il. Et sont époque était fort propice à ce genre d’analyses…

    Ne faut pas confondre Machiavel, le théoricien/philosophe, et les Borgia, qui eux faisaient dans la pratique.

  • La citation, après vérification, ne vient ni du Prince, ni des autres grandes œuvres de Machiavel. J’ai retourné l’Internet afin d’en trouver la version originale en italien, mais ça n’a rien donné. SI à tout hasard tu savais d’où elle provient réellement, je serais intéressé de le savoir!

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