N’en déplaise à Pierre Moscovici, il y a bien plus de raisons de craindre un Euro faible qu’un Euro fort.
Par Natasa Jevtovic.

Quand j’étais adolescente, l’internet n’était pas encore arrivé dans tous les foyers et j’étais membre d’un club de correspondance irlandais, International Penfriends, pour entrer en contact avec les jeunes du monde entier. Grâce à lui, non seulement j’ai considérablement amélioré mon niveau d’anglais et de français, mais j’ai également pu échanger des petits cadeaux avec ces jeunes, jouer aux échecs par courrier et faire une jolie collection de timbres postaux. À la différence des autres pays de l’Est où les citoyens n’avaient pas le droit de voyager à l’étranger, les Yougoslaves le pouvaient, mais mon père était un chirurgien militaire et avait le droit de sortir du pays une fois tous les deux ans. Son passeport était gardé par l’armée. J’ai donc visité très peu de pays étrangers, mais en collectionnant les timbres postaux je pouvais rêver de tous les endroits où je ne pouvais pas me rendre.
J’ai également gardé un exemplaire de chaque timbre de mon pays et cette collection reflète toutes les mutations que l’ex-Yougoslavie a endurées pendant ces années tumultueuses. D’abord, en 1990, il y avait des timbres qui coûtaient 0,30 dinars. Il y avait des dessins de facteurs, des boîtes aux lettres ou des avions. Puis, il y a eu ceux à 0,50 dinars, puis à 0,60, puis à 1, 5, 17 et 20 dinars. Lorsqu’ils ont atteint 800 dinars, la monnaie a été dévaluée, le chiffre imprimé a été barré et corrigé en 0,50 dinars.
En 1992, les timbres coûtaient 50 et 100 dinars, puis ont atteint 10.000 dinars. Ensuite, nous avons eu un premier ministre libéral, Ante Marković, qui a fait des réformes économiques pour stabiliser la monnaie et imposer la parité avec le deutschemark ; les timbres valaient alors 0,10, 0,20 et 0,50 dinars. Malheureusement, ses réformes ont été torpillées par Slobodan Milošević, qui a continué à dévaluer le dinar en Serbie et entraîné l’hyperinflation en 1994, alors que le reste du pays sombrait dans la guerre civile. Les timbres de la Serbie n’avaient plus de prix affiché, mais un joli petit chérubin de l’évangile de Miroslav et la lettre « A » qui permettait de ne plus barrer et corriger le prix avant même d’écouler les stocks.
Après l’éclatement de la nouvelle Yougoslavie fédérale, nous avons eu en Serbie des timbres avec l’image de Jésus Christ qui coûtaient 20 dinars. La Croatie avait déclaré l’indépendance et avait désormais ses propres timbres avec les monuments historiques qui, en 1993, coûtaient 2000 kuna ; la Bosnie et Herzégovine avaient également les siens avec la bibliothèque nationale, qui coûtaient en 1995 50 marks convertibles.
Cette collection de timbres montre le triste sort de la monnaie yougoslave, plusieurs fois dévaluée, jusqu’à ce qu’elle ne vaille plus rien, avant même que l’encre ne soit séchée.
Malgré l’héritage de la deuxième guerre mondiale, le deutschemark a toujours suscité la fascination dans l’ensemble des Balkans. Quelques autres devises étrangères étaient acceptées, mais aucune n’avait autant de popularité que le deutschemark, probablement grâce à la puissance économique allemande. Beaucoup de touristes allemands passaient leurs vacances au bord de la mer adriatique et un grand nombre des Gastarbeiter (i.e. travailleurs invités) allait en Allemagne, mais pas plus qu’en France, en Suisse ou aux États-Unis. Beaucoup d’immigrés croates sont allés jusqu’à l’Amérique latine et les deux villes mondiales où les immigrés serbes sont les plus représentés sont Chicago et Toronto. Seulement, aucune monnaie étrangère n’a jamais suscité un tel engouement comme le deutschemark.
Les étudiants étrangers non boursiers venant des pays non alignés pour étudier en ex-Yougoslavie échangeaient les dinars contre les deutschemarks pour gagner leur vie. Le dinar fluctuait et dévaluait, mais le deutschemark restait stable. Dans un contexte d’inflation chronique qui s’est transformée en hyperinflation, la population faisait le calcul mental pour convertir tout montant en deutschemarks et déterminer le prix réel des biens et des services. Alors que certains Français s’expriment toujours en anciens francs, les immigrés serbes vivant à Paris convertissaient les francs français en deutschemarks jusqu’au passage à l’euro.
Lorsqu’elle a proclamé l’indépendance, la Bosnie Herzégovine a décidé de nommer sa monnaie le « mark convertible » (KM) et de l’indexer sur le deutschemark. Dans un contexte de nationalisme omniprésent où chaque nouvel État abandonnait le dinar jugé trop serbe et ressuscitait sa monnaie historique (la kuna pour la Croatie, la lipa pour la Slovénie), on aurait pu s’attendre à ce que les musulmans bosniaques affirment leur identité nationale en adoptant une monnaie à connotation islamique. Ils auraient très bien pu garder le dinar, un terme arabe utilisé pour les pièces d’or. Le dinar est également la monnaie nationale de plusieurs pays musulmans comme l’Algérie ou la Tunisie, pendant que le dirham utilisé au Maroc désigne une pièce d’argent. Et pourtant, les Bosniaques ont préféré le deutschemark. Pour l’anecdote, un billet de dix se dit cener, la prononciation exacte du mot allemand « zehner ».
De même, le Monténégro, pour marquer sa prise de distance par rapport à la Serbie, a adopté le deutschemark comme sa monnaie officielle en novembre 1999, avant que cette véritable institution allemande ne disparaisse pour laisser place à l’euro en janvier 2002. Aujourd’hui, le Monténégro utilise l’euro comme sa monnaie officielle, sans avoir demandé l’autorisation de la BCE. Le Kosovo a également adopté l’euro, bien qu’il ne dépende pas de la Banque centrale européenne, après avoir utilisé pendant longtemps le deutschemark, le dollar américain et le franc suisse.
Le deutschemark a toujours fait rêver car il représentait une monnaie forte. La lira italienne et le franc français, même s’il s’agissait des devises étrangères, ne suscitaient pas un engouement similaire car c’étaient des monnaies faibles.
Aujourd’hui, même si certains pays européens, notamment l’Allemagne, restent favorables à une monnaie forte, certains économistes français estiment qu’un euro trop fort pénalise la croissance et rend les produits destinés à l’exportation moins compétitifs, même s’il donne un meilleur pouvoir d’achat à nos compatriotes qui font leur shopping à l’étranger. Selon ces économistes, si la majorité d’échanges économiques se fait parmi les pays européens à l’intérieur de la zone euro, la faiblesse de la monnaie unique n’aura pas d’incidence sur la croissance. Mais l’Allemagne est le premier exportateur de la zone euro et son exemple invalide ces théories économiques ; la qualité de ses produits suffit comme argument de vente.
Pourtant, le monde devient de plus en plus globalisé et tous les pays sont désormais interdépendants, que ce soit en termes d’énergie, de matières premières ou des technologies et de savoir faire. N’oublions pas qu’avant la création de l’euro, la devise qui faisait rêver le monde était le dollar américain qui a remplacé l’étalon-or et dans lequel se faisaient tous les échanges commerciaux. La popularité du dollar a attiré les investisseurs étrangers qui ont massivement investi en bons du Trésor américain, en estimant qu’il s’agissait du placement le plus sécurisé. Le monde entier a permis à l’économie américaine de vivre à crédit, en consommant à outrance, sans aucun besoin de se projeter vers l’avenir. Ce goût du risque se reflétait dans tous les aspects de la vie : les employeurs embauchaient et licenciaient plus facilement, les salariés pouvaient choisir de souscrire ou non une assurance médicale ou un plan d’épargne retraite, les crédits étaient faciles à obtenir car il suffisait de contracter un nouveau crédit pour rembourser les échéances impayées du précédent. De toute manière, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter car le dollar était la monnaie de réserve mondiale et quelqu’un allait toujours faire confiance au dynamisme de l’économie américaine et investir sur ses marchés.
Toutefois, la tendance pourrait bien s’inverser. Les États-Unis sont une bulle et la Fed doit cesser de faire de l’émission monétaire. Si la majorité des crises économiques qui affectent désormais le monde entier viennent des États-Unis, nous ne pouvons que constater que l’économie américaine montre les signes de faiblesse structurelle inquiétante. Plusieurs sénateurs américains, démocrates comme républicains, ont proposé de légaliser les 11 millions de clandestins en échange de paiement d’impôt rétroactif sur le revenu [1].
À force de faire les politiques inflationnistes, on risque la faillite. Et si le monde trouvait une autre devise à laquelle il fera davantage confiance ? Les pays émergents, le Japon et les pétromonarchies du golfe utilisent déjà l’euro pour constituer leurs réserves car la faiblesse de la devise américaine dévalorise leurs actifs libellés en dollars. L’euro est déjà perçu comme gage de sécurité grâce à la maîtrise de l’inflation par la BCE.
Les chanteurs du rap aiment étaler les signes extérieurs de richesse dans leurs clips, comme les chaînes en or, voitures de luxe et énormes liasses de billets de dollars. Le clip du rappeur américain Jay-Z, Blue Magic, a fait sensation lorsqu’il a brandi les liasses de billets d’euros [2].
Le dollar n’aurait jamais attiré le monde s’il était faible ou s’il fluctuait ; il le fait grâce à sa solidité. Mais la situation pourrait s’inverser en faveur de l’euro. De plus en plus, l’Europe fait rêver davantage que les États-Unis et il est fort probable que l’euro, la monnaie par laquelle elle est reconnue et identifiée, finisse par devenir la monnaie universelle dans laquelle se feront les échanges commerciaux dans le monde entier. Pour cette raison, l’euro doit rester fort et moins assujetti aux fluctuations et tendances inflationnistes qui, comme nous avons vu dans l’exemple du dinar yougoslave, détruisent l’économie et conduisent les pays à la ruine.
Lors de l’hyperinflation serbe de janvier 1994, mon père a reçu son salaire du mois qui ne valait plus rien en seulement une demie heure. Pourtant, le salaire d’un colonel, médecin chef de la clinique pour la chirurgie réparatrice, était plutôt confortable ; mais en une demie heure, le temps qu’il a pris pour arriver à la maison, avec son salaire mensuel il a pu acheter une baguette de pain, un litre de lait, un paquet de cigarettes et le quotidien Politika.
Seul celui qui avait des deutschemarks pouvaient alors survivre, car la monnaie allemande ne pouvait pas être dévaluée. Elle était comme la Mercedes : le gage de qualité.
Les Allemands ont connu une telle hyperinflation après la crise de 1929 et elle a emmené les nazis au pouvoir. C’est la raison pour laquelle la chancelière allemande, Angela Merkel, se bat pour préserver un euro fort, gage de stabilité économique.
Et pourtant, Pierre Moscovici vient de déclarer que l’euro était trop fort, lui faisant porter le chapeau pour les difficultés des entreprises françaises à exporter.
Pour l’ancien ministre français Hubert Védrine, la monnaie unique est une chance historique pour l’Europe, même si on sous-estime son importance, car elle « créera par ‘effet de puissance’, dans les deux ou trois années qui suivront 1999, une formidable occasion pour l’Europe de rebondir dans tous les domaines, économiques et politiques ». [3].
L’Europe unie est une chance de stabilité économique et monétaire pour tous les pays du continent et fait rêver tous les candidats à l’élargissement, surtout ceux qui ont subi les restructurations douloureuses et les crises inflationnistes. Mais pour qu’elle puisse le rester, il faut inscrire la règle d’or dans les constitutions de tous les pays membres.
Il faut absolument défendre la monnaie unique et renforcer le Pacte de stabilité et de croissance en imposant les sanctions aux pays qui refusent de réduire leurs déficits budgétaires. Il est immoral de vivre aux frais des générations futures et compter sur une croissance incertaine pour rembourser notre dette actuelle. Ceux qui dénoncent la spéculation des marchés financiers ne devraient pas spéculer à leur tour et dépenser ce qu’ils n’ont pas créé, produit, conçu ou imaginé.
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Notes :
- Euronews avec AFP et Reuters, “Une réforme du système d’immigration est à portée de main, Barack Obama”, 29 janvier 2013. ↩
- Benjamin Masse-Stamberger, “Dollar-euro, un trône pour les deux”, L’Express, 6 décembre 2007, p. 96. ↩
- Hubert Védrine, Face à l’hyperpuissance, textes et discours 1995-2003,Fayard, Paris, 2003, p. 58. ↩
Article très intéressant, mais qui perd un peu de sa force sur une erreur historique :
L’hyper inflation en allemagne, c’est 1923. Si Hitler tente un coup d’état, il échoue. Quand il arrive au pouvoir en 1933, l’allemagne est en crise et subie une très forte déflation.
A mettre en rapport avec la fuite vers le nouveau continent qui destabilise une éconnomie trop rigide,
Vite, la banque libre !
Cet article interessant au demeurrant ne dis pas pourquoi son auteur est en faveur d’une monnaie
1.fiduciaire
2.monopolistique (cours légal et forcé)
Il est assez clair que l’auteur est en faveur d’une monnaie forte librement choisie par les utilisateurs.
Voilà un texte un peu long à lire et qui met du temps à conclure. Il donne le sentiment que les leçons ont bien été apprises…
On retiendra la force du symbole : les rappeurs brandissant l’euro, preuve de sa force et justifiant son maintien. On retiendra aussi que le dollar reste une monnaie forte : sans doute un peu grâce à la puissance militaire EU, qui s’opposerait probablement à toute velléité des créanciers de récupérer leurs biens d’une manière ou d’une autre, et au soutien chinois, qui achètent du dollar pour soutenir leur principal exécutoire commercial !
Le meilleur est pour la fin…inutile de tout reprendre…Discours sans empreinte d’humanité. C’est assez triste de lire ce genre d’article qui oublient les conséquences d’une monnaie forte pour des pays peu ou pays organisés pour ce genre de monnaie. Lire sur wiki le passage sur le traité de Maastricht et les conclusions de Robert Mundell.
Il y a assurément un bénéfice à être une « monnaie forte », ou plutôt stable, puisque si on a une monnaie stable qui vaut 1/100 du DM on peut juste multiplier la valeur d’une pièce par 100 et se ramener au DM. Le problème ici est qu’un euro « fort » au niveau convenant à l’Allemagne est à un niveau trop élevé par rapport aux différences de productivité (trop élevé par rapport au cours théorique que pourrait avoir le Franc par rapport au DM, en faisant un calcul classique avec les productivités des pays dans les différents secteurs, etc), ce qui a un coût certain pour la France. On doit donc arbitrer entre les avantages (plus d’investissements directs étrangers, dette moins chère) et inconvénients (déficit de compétitivité à l’export) procurés par un euro stable à différents niveaux, ce n’est pas aussi simpliste que vous le dites. (On pourrait aussi comparer avec la solution sans zone euro, en supposant ici qu’on reste avec des monnaies étatiques). Il ne s’agit pas nécessairement de faire de la dévaluation sans arrêt, mais de se poser la question du bon niveau de l’euro, par rapport aux caractéristiques à long terme des pays concernés.
Bonsoir
Je ne suis sans doute pas aussi intelligente que tous les gens qui critiquent votre article mais je l’aime bien moi votre manière de présenter les choses.
– Nous n’avons pas connu les problèmes occasionnés par une monnaie fortement fluctuante.
– L’euro fort nous permet de ne pas payer cher nos achats en dollars (notament le pétrol) et effectivement il gène l’exportation de nos produits qui ne sont pas assez bons pour être compétitifs hors prix.
– Les produits de luxes (français) et les produits de qualités (allemands) se vendent malgrès une parité désequilibrée.
– Et les produits dont personne ne veut (PSA) ne se vendront pas mieux parce que si vous baissez l’euros, les voitures allemandes vont baisser aussi et le ratio qualité / prix sera toujours du même côté.
Maintenant, la majeure partie de l’économie se fait à l’intérieur de la zone donc on s’en fout.
– les japonnais,les chinois, les américains, les anglais, ils font tous la même chose en espérant descendre en dessous du voisin. Cela n’a pas de sens laissons les s’user.
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