Néo-libéralisme(s) : une archéologie d’avenir ?

Recension de l’ouvrage de Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, 628 pages

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Néolibéralismes, par Serge Audier (Crédits : Grasset, tous droits réservés)

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Néo-libéralisme(s) : une archéologie d’avenir ?

Publié le 22 mai 2012
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Recension de l’ouvrage de Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, 628 pages.

par Philippe Silberzahn, du site Trop libre.

Néo-libéralisme(s) tombe à point nommé à l’heure où, et ce pour la seconde fois, ce courant n’est pas représenté à l’élection présidentielle. Comme le titre le suggère, l’ouvrage est avant tout l’archéologie intellectuelle d’un courant politique majeur, le néo-libéralisme : il rend compte avec érudition de la très grande richesse intellectuelle de cette famille de pensée et de son histoire récente depuis les années 1930.

Un néologisme fondé sur une crainte : l’avancée du collectivisme

Le terme de « néo-libéralisme » apparaît dans les années 30 lorsque les limites du « laissez-faire » semblent avoir été atteintes avec la crise de 1929. Ce qui rassemble les intellectuels présents au fameux « Colloque Lippmann » à Paris en 1938, c’est, bien plus qu’une idéologie favorable au marché, la crainte de la montée du collectivisme qui, après avoir englouti l’URSS, l’Allemagne et l’Italie, menace l’Europe. Si les participants partagent la même inquiétude, ils se divisent sur les solutions. Le terme même de néo-libéralisme fait débat. Il faut dire qu’il recouvre des approches très différentes : ce qui frappe en effet à la lecture de l’ouvrage est la diversité du néo-libéralisme, et sa fragmentation en une multitude de thèses plus ou moins proches et parfois opposées sur des points essentiels. L’utilisation d’une étiquette unique pour désigner tant de philosophies différentes n’est d’ailleurs pas évidente.

Un très large spectre de pensée

Walter Lippmann, par exemple, auteur du fameux La Cité libre, estime que le laisser-faire a démontré son échec et que l’État doit organiser la concurrence et assurer l’équité sociale dans une société libérale fondée sur la division du travail et le libre marché. L’École Allemande de son côté se préoccupe avant tout d’empêcher l’établissement de monopoles de fait, et assigne ce rôle à l’État. Certains de ses membres donneront à cette crainte de la grande entreprise une tournure jeffersonienne antimoderniste. Les libertariens, de leur côté, prônent un État minimaliste, rejoignant en cela les anarchistes issus de la gauche. Pour eux, la défense de la liberté individuelle est un préalable, quelles qu’en soient les conséquences. Les Autrichiens, représentés par Hayek et Mises, notamment, tolèrent l’existence de l’État, cantonné à un certain rôle. Leur combat contre le collectivisme se fonde sur des raisons scientifiques : un tel régime ne peut marcher car elle empêche l’information de circuler d’un individu à l’autre. On voit là une différence importante avec les libertariens, mais aussi les néoconservateurs, qui réfutent le collectivisme pour des motifs moraux et éthiques. L’École de Chicago, dominante après guerre, est proche de Hayek, et surtout de Mises, dans ses conceptions philosophiques. Elle s’en distingue toutefois dans l’approche économique en rejetant le subjectivisme de l’École autrichienne et en adoptant le cadre théorique de l’économie classique.

L’ouvrage n’a pas trop de ses 628 pages pour aborder avec précision les nuances entre les différentes sensibilités. Au sein de l’école néolibérale, figurent aussi les Italiens, les différents courant allemands les Allemands, ainsi que les Français, sans surprise très hostiles au « laisser faire ». Maurice Allais affiche ainsi sa méfiance à l’égard du laisser-faire et défend un protectionnisme « éclairé » (le protectionnisme est toujours éclairé). Ses propositions parviennent à séduire tant les souverainistes que la gauche, si bien qu’on finit par douter de son appartenance à l’école libérale.

Une hostilité au néo-libéralisme fondée sur des caricatures

Au fil des pages, les différences paraissent tellement importantes d’un courant à l’autre qu’il est difficile de discerner ce qui les tient ensemble. En pointant cette diversité, l’auteur met à mal la vision caricaturale des adversaires du néo-libéralisme prompts à l’accuser de tous les maux. L’ouvrage montre qu’un grand nombre d’écrits de Bourdieu, Foucault ou aujourd’hui des altermondialistes se fondent sur des caricatures et des simplifications. Les penseurs néo-libéraux ne forment aucune conspiration, ils ne servent pas les intérêts de monstres froids uniquement motivé par le profit, ne sont à l’origine d’aucun parti officiel ou officieux, et encore moins d’une pensée unique. Ils sont des intellectuels soucieux de comprendre et de résoudre les problèmes de leur temps.

La tragédie du néo-libéralisme ?

Dès lors, pourquoi le néo-libéralisme suscite-t-il tant d’hostilité, en particulier en Europe ? Il faut attendre la fin de l’ouvrage pour que la question soit abordée. Selon l’auteur, si plus personne ou presque ne défend l’idéal marxiste d’une société collectivisée, les cris du jeune Marx résonnent encore fortement aujourd’hui. Ils font écho à une révolte contre une société parfois injuste. À la question de la justice, le néo-libéralisme n’apportera pas de réponse tant qu’il se situera sur le seul terrain économique. Le néo-conservateur Bill Kristol ne disait pas autre chose dans son attaque contre Hayek. Selon lui, la seule solution pour combattre le collectivisme est d’associer le libéralisme économique à des valeurs conservatrices comme la religion, l’ordre, la famille et la nation. A l’aune de cette démarche, l‘on comprend mieux la trajectoire de Nicolas Sarkozy, et avant lui celles de Ronald Reagan et Margaret Thatcher : la tragédie du néo-libéralisme est de n’avoir jamais réussi à exister seul comme projet politique et de s’être toujours raccroché à une autre idéologie. L’ouvrage nous montre que, loin de trouver son unité, le néo-libéralisme n’a jusque-là cessé de naviguer entre libertariens, dirigistes et conservateurs sans trouver ses marques et son autonomie en tant que pensée politique. Au fond, l’analyse de Hayek semble plus vraie que jamais : le libéralisme ne réussira pas à vaincre le socialisme tant qu’il ne définira pas sa propre utopie.

En définitive, la lecture de Néo-libéralisme(s) se révèle passionnante pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées des cent dernières années et souhaite aborder l’étude du libéralisme de manière objective et dépassionnée, loin des caricatures. Surtout, à l’heure où le retour du keynésianisme a fait long feu et que même Cuba s’éloigne du collectivisme, les idées qu’il expose , loin d’être dépassées, pourraient bien offrir des pistes de réflexion à ceux qui souhaitent transformer nos sociétés. C’est en ce sens que l’ouvrage constitue peut-être une archéologie d’avenir.

—-
Article initialement paru sur le site de Trop Libre, avec l’aimable autorisation de l’auteur et du Secrétaire de la rédaction de Trop Libre.

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  • Le libéralisme ne peut créer sa propre utopie.

    Le libéralisme, c’est l’application du logos (la pensée rationnelle) à la vie en société et à l’économie.

    Par nature, la raison combat l’utopie, l’utopie étant irréalisable.

    Le libéralisme est la seule philosophie conforme à la nature humaine et qui permette à l’homme de s’épanouir, en respectant chacun.

    dire que la société est injuste est faux, c’est la vie/la nature qui est mal faite, et aucune organisation humaine ne pourra changer cela.

    elle pourra juste adoucir la dureté de l’existence, et la seule philosophie qui le permette réellement, qui y soit la plus efficace, c’est le libéralisme.

    Il suffit de regarder l’histoire des hommes pour en être convaincu …

    • « dire que la société est injuste est faux, c’est la vie/la nature qui est mal faite, et aucune organisation humaine ne pourra changer cela. »

      Plus exactement, dire que la nature ou l’existence est injuste, c’est commettre une erreur grossière. La réalité peut nous donner tort, pas l’inverse, et cela vaut aussi en matière de morale.

      • mouais … attention avec cet argument ; même si ce n’est probablement pas ce que tu veux dire, il n’en demeure pas moins qu’il se transforme trop facilement en « c’est juste parce que c’est comme ça » et même en « ne songe même pas à changer les choses, c’est immoral ».
        Par exemple : il n’y personne dans les média pour le défendre le libéralisme, la réalité des médias donne tort au libéralisme, donc … il n’y a rien d’injuste là-dedans ?

    • Je crois au contraire qu’il existe une utopie libérale, et même plusieurs. La plus évidente correspond au modèle « poujadiste » (étiquette juste pour dégrossir l’image, à ne pas prendre très au pied de la lettre).
      C’est à dire celui d’un ensemble d’agriculteurs / artisans / commerçants travaillant en famille, économiquement libres et autonomes (pas de barrière à l’entrée, gagnant normalement de quoi vivre et accumuler assez pour faire face à un problème éventuel), statutairement (légalement et socialement) au pair les unes avec les autres même si certaines sont significativement plus grosses ou plus petites (en terme de taille de la famille ou de son patrimoine), et engagés librement dans des associations selon le modèle de la coopérative (mise égale et bénéfices commun également réparti) pour le travail en commun (pas de salariés, seulement des associés) et pour générer les économies d’échelle ou réunir les moyens d’entreprises communes de grande envergure qui profitent à tous (un port pour les familles d’armateur, un barrage pour des agriculteurs, une route ou une conduite d’eau pour une commune … )
      Le tout étant associé en un réseau décentralisé où il y a de nombreuses têtes avec des pouvoirs limités à un domaine réduit (donc faible poids de la tête politique), et un ensemble de tradition tendant à maintenir les parités sociales (même si en réalité fictive) comme notamment
      * exogamie et libre mariage (brassage social par le hasard amoureux)
      * service militaire pour tous (égalité dans l’engagement pour la sécurité commune au risque de mort)
      * instruction en commun et sous uniforme de tous les enfants sans distinctions d’origine (brassage social par la familiarité )
      * éclatement du patrimoine à chaque génération, tradition de legs généreux (une famille ne put donc se maintenir au top que par un travail constant, la moindre erreur, le moindre héritier qui se laisse vivre, et elle retourne à la masse)
      * charité importante (solidarité vraie)
      * forte structuration associative (libre et égalitaire ; notamment pas de salariat, seulement des associations ou des relations marchandes), structuration hiérarchique faible et contradictoire (ex : le directeur de l’usine de transformation est sous les ordres de son comptable sur le terrain de rugby et sous les ordres de celle qui balaye pour l’organisation de la kermesse)

  • «dans les années 30 lorsque les limites du « laissez-faire » semblent avoir été atteintes avec la crise de 1929. »
    Pourtant Hoover avait une politique fortement interventionniste !

    Roosevelt a été élu sur deux promesses :
    – réduire la taille de l’État,
    – mettre fin au protectionnisme.

    Bien sûr il ne les a pas respecté et fit le New Deal, dans le plus simple prolongement de la politique de Hoover.

  • le néolibéralisme n’existe pas, le fait que vous parlez de néolibéralisme vous décribilise complétement. avant (au 19 siecle), cela voulait dire une actualisation du libéralise mais aujourd’hui, c’est juste une diabolisation du libéralisme.

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