Facebook, l’entretien d’embauche et le droit du travail

Jusqu’à aujourd’hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l’entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis

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Facebook, l’entretien d’embauche et le droit du travail

Publié le 20 mai 2012
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Jusqu’à aujourd’hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l’entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis.

Par Roseline Letteron.

La semaine de l’entrée en Bourse de Facebook est peut-être le meilleur moment pour s’interroger sur l’utilisation des réseaux sociaux par d’éventuels employeurs, utilisation qui relève à l’évidence d’une mauvaise action. Pour la première fois, un projet de loi a été déposé aux États-Unis, le SNOPA (Social Networking on Line Protection Act, destiné à lutter contre une telle pratique.

Le choix entre la vie privée et Pôle Emploi

Lorsqu’un jeune cadre résolument tourné vers l’avenir passe un entretien d’embauche, il lui est souvent demandé s’il dispose d’un compte Facebook. Premier piège. S’il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l’âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d’être un individu asocial, incapable de développer des activités de cohésion et de s’intégrer dans une équipe. La seule réponse possible est donc « oui ». Le problème est alors la seconde question, car certains employeurs n’hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs pages, les informations personnelles qu’ils partagent, voire les tweets qu’ils envoient à leurs amis. S’il refuse, le candidat protège sa vie privée, mais n’a aucune chance d’être recruté. Sachant qu’il y a encore trente concurrents dans le couloir, il cède à la pression, donne les codes, et accepte que ses données soient espionnées.

La pratique peut évidemment être absolument identique à l’égard du salarié de l’entreprise, auquel il est demandé de livrer ses identifiants, dans le but de vérifier que sa réputation et sa vie privée sont conformes à l’esprit de l’entreprise. Agissant ainsi, l’employeur fait tout simplement disparaître la frontière entre la vie professionnelle et la vie privée.

Il est difficile d’évaluer la fréquence d’une telle pratique, car les victimes ne s’en plaignent pas. Si elles ont obtenu l’emploi, elles se bornent désormais à faire attention aux propos qu’elles tiennent sur les réseaux sociaux. Si elles ne l’ont pas, elles s’efforcent d’oublier l’incident.

Un consentement donné sous la pression

L’illégalité d’une telle pratique ne fait guère de doute. L’identité numérique, c’est-à-dire concrètement les codes que nous utilisons pour accéder à nos pages personnelles ou aux réseaux sociaux, sont considérés comme des données personnelles au sens de la loi du 6 janvier 1978. Elles ne peuvent donc être communiquées à des tiers qu’avec le consentement de l’intéressé. Dans le cas de notre candidat à l’embauche ou de notre salarié, il y a précisément vice de consentement, ce qui signifie qu’il n’a pas donné librement un consentement éclairé, mais qu’il a été contraint de céder à une pression extérieure.

On pourrait envisager de considérer une telle pratique comme un harcèlement moral, mais la définition de cette infraction ne le permet pas vraiment, du moins pas totalement. En effet, le harcèlement moral relève du code de travail (art. L 1152-1 c. trav.) et n’est donc applicable qu’aux salariés, et non pas aux candidats à l’embauche, puisque ces derniers, par hypothèse, n’ont pas de contrat de travail. En tout état de cause, le harcèlement ne pourrait donc être invoqué que pour sanctionner les pressions réalisées pour obtenir les identifiants des salariés de l’entreprise. Ce fondement est par ailleurs bien fragile puisque, après la déclaration par le Conseil constitutionnel, le 12 mai 2012, de l’inconstitutionnalité de l’infraction de harcèlement sexuel, celle de harcèlement moral devrait bientôt être l’objet d’une QPC.

Le droit français est donc bien démuni face au développement de telles pratiques. Pour une fois cependant, un peu d’espoir vient des États-Unis, où les demandes de codes confidentiels par les employeurs sont devenues de plus en fréquentes, au point que le droit américain commence sérieusement à s’intéresser à cette pratique.

L’exemple du Maryland

Les premiers à intervenir ont été des États fédérés. Le New Jersey, l’Illinois et la Californie ont déposé des projets de loi interdisant la demande d’identifiants de réseaux sociaux par les employeurs. Mais la première loi sur le sujet a finalement été votée par le Maryland le 9 avril 2012. On observe cependant que ce texte s’est heurté à une opposition résolue des milieux d’affaires, voire de certains services publics, qui voulaient que figurent dans la loi des exceptions permettant de s’assurer que certains candidats à des postes de travailleurs sociaux, notamment au profit des minorités visibles, ne tenaient pas sur les réseaux sociaux des « discours de haine ». La loi apparaît cependant très équilibrée, dans la mesure où elle interdit également au salarié de télécharger sans autorisation les informations commerciales ou financières de l’entreprise.

Vers une loi fédérale : le SNOPA

Le 9 mai 2012, un projet de loi fédérale a été déposé devant la Chambre des Représentants. Le SNOPA reprend globalement le texte du Maryland, mais se montre encore plus ambitieux. En effet, l’interdiction de demander les identifiants des réseaux sociaux n’est plus imposée aux seuls employeurs des entreprises privées, mais s’étend aussi aux collèges et aux universités.

Bien entendu, nul ne sait encore comment le texte va évoluer, s’il sera modifié, et même s’il sera voté. Il présente cependant l’intérêt de poser la première pierre d’une nouvelle approche de la protection des données dans l’entreprise. Jusqu’à aujourd’hui, la définition de la frontière entre la vie privée et celle de l’entreprise, dans la relation de travail, était laissée à la jurisprudence qui posait quelques principes, mais ne parvenait pas vraiment à définir un cadre juridique précis. Aujourd’hui, l’effort législatif américain devrait susciter une prise de conscience de la nécessité de définir clairement l’espace de la vie privée à l’ère numérique.

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  • Je pense justement que l’Etat n’a pas à intervenir, relevant du caractère privé du contrat libre.

    Pour ma part, la solution serait de sensibiliser les employeurs sur les problèmes du futur salarié (stress d’être toujours espionné) et donc de la mauvaise productivité qui en découle.
    Des entreprises de coatching seraient à mon avis partantes pour cela, voir sont déjà à l’oeuvre.

    • +1

      « S’il refuse, le candidat protège sa vie privée, mais n’a aucune chance d’être recruté. Sachant qu’il y a encore trente concurrents dans le couloir, il cède à la pression, donne les codes, et accepte que ses données soient espionnées. »

      Moui. Si l’employeur est assez idiot pour prendre ou refuser quelqu’un simplement sur ce critère, tant pis pour lui.

      l’état n’a pas à intervenir.

      • ouais, c’est comme encourager la secrétaire à passer sous le bureau pour être prise; c’est regrettable que l’état soit intervenu là-dedans, les sociétés auraient eu simplement à penser à la mauvaise productivité qui allait en découler; et puis si l’employeur est assez idiot pour prendre ou refuser quelqu’un simplement sur ce critère, tant pis pour lui

        à moins que ça soit un argument totalement hors de propos

  • Mouais, à ce sujet je recommande cet article, où un léger approfondissement des sources remet sérieusement en cause l’ampleur du « phénomène » :
    http://www.readwriteweb.com/archives/one_month_inside_journalisms_echo_chamber.php

  • « Dans le cas de notre candidat à l’embauche ou de notre salarié, il y a précisément vice de consentement, ce qui signifie qu’il n’a pas donné librement un consentement éclairé, mais qu’il a été contraint de céder à une pression extérieure. »

    Faux.

    Article antilibéral au possible.

  • Mouais, si on peut parler de contrainte extérieure, il s’agit d’une contrainte naturelle et non imposée par autrui.

    Une absence de liberté positive n’est pas de la coercition.

    Si le fait de ne pas avoir un travail si on n’accepte pas certaines conditions est liberticide, alors il faut considérer que le travail est de l’esclavage, comme le disent les ultragauchistes, car la majorité des gens le font sous la contrainte de leur propre nature humaine.

    On rentre encore dans une logique de « liberté réelle » face à la « liberté formelle ». Or l’histoire nous démontre que l’application de la première se fait au détriment de la seconde et qu’au final, il ne reste aucune des deux.

  • Il y a une chose très importante à rappeler.
    Le marché du travail est régi comme tout marché par les lois fondamentales de l’économie, et notamment par la Loi de l’offre et de la demande, en vertu de laquelle l’offre et la demande ont tendance à s’égaliser.
    Malheureusement, l’intervention des pouvoirs publics, par exemple lorsque les pouvoirs publics créent un salaire minimal ou gênent les licenciements, a pour effet de dissuader les employeurs de vouloir embaucher. C’est là précisément qu’est la cause des difficultés rencontrées par les salariés et les chercheurs d’emploi.
    Ainsi, les pouvoirs publics, non contents d’être la cause des difficultés des chercheurs d’emplois, viennent encore intervenir, soi-disant pour protéger les chercheurs d’emplois, mais en fait pour faire empirer les choses.

  • Cette question ne se poserait plus dans le cadre d’une société plus libre avec un essor économique naturellement retrouvé, un net recul du chômage et donc un équilibre plus naturel entre l’offre et la demande : l’employeur ne pourrait alors se targuer d’avoir 30 candidatures « sous le coude » comme actuellement…

  • « Lorsqu’un jeune cadre résolument tourné vers l’avenir passe un entretien d’embauche, il lui est souvent demandé s’il dispose d’une carte de crédit. Premier piège. S’il répond non, le candidat recule de trois cases, passe immédiatement pour un crétin archaïque, resté à l’âge de la marine à voile et de la lampe à huile. Plus grave, il est soupçonné d’être un individu anti-système, paranoïaque, incapable de développer des activités de cohésion et de s’intégrer dans une équipe. La seule réponse possible est donc « oui ». Le problème est alors la seconde question, car certains employeurs n’hésitent pas à réclamer les identifiants du candidat pour regarder le contenu de leurs compte en banque, les prélèvements automatiques qu’ils autorisent ou les achats qu’ils effectuent. »

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