L’Allemagne, les concombres toxiques et le kava-kava

Berlin transigerait-il avec les règles pour préserver l’agriculture biologique ou l’industrie pharmaceutique

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L’Allemagne, les concombres toxiques et le kava-kava

Publié le 8 septembre 2011
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Berlin transigerait-il avec les règles pour préserver l’agriculture biologique ou l’industrie pharmaceutique?

En mai dernier, une épidémie faisant des dizaines de morts et ayant nécessité l’hospitalisation de milliers de personnes dont certaines auront des séquelles à vie a fait rage dans le Nord de l’Allemagne, touchant également les Pays-Bas et la Suède. En cause, la bactérie E. Coli enterohémorragique (Eceh). La panique est grande parmi les consommateurs allemands et se répand en Europe. Les autorités allemandes peinent à trouver la source de l’infection. Le concombre espagnol est montré du doigt. En quelques jours, l’importation de légumes espagnols est interdite dans nombre de pays d’Europe. La Russie, grand importateur, mettra des semaines avant de rétablir l’importation de légumes espagnols.

Finalement, le coupable est trouvé plusieurs semaines plus tard, alors que l’épidémie est passée : un producteur de légumes bio du Nord de l’Allemagne. Car la culture biologique, contrairement à l’image qu’on en donne, est une culture difficile, à risques, qui est loin d’être sans danger pour la santé, car la nature tue, régulièrement, via des bactéries, des mycotoxines, des virus … Une mauvaise image et un rappel à la dure réalité pour un marché toujours en pleine expansion en Allemagne et présenté avec fierté en cette période de mode écologique. D’ailleurs à ce jour, on ne sait toujours pas comment les bactéries elles-mêmes sont arrivées chez le producteur allemand, on cherche encore le coupable, et de préférence ailleurs : le pourvoyeur égyptien de graines de fenugrec ou bien le transporteur anglais de ces mêmes graines …

Les dégâts pour l’agriculture et l’exportation espagnoles suite aux accusations de Berlin sont immenses. Il n’y aura pourtant pas de sanction pour le calomnieur. Le comportement de l’Allemagne est officiellement excusé par John Dalli, commissaire européen à la santé et à la politique des consommateurs : selon lui, l’Allemagne devait autant informer la population que contrôler l’information.

En d’autre termes, fournir une information en pâture au peuple, fut-elle erronée, est aussi important que de s’assurer de sa véracité !

Un mensonge d’un État membre de l’UE qui ruine l’économie d’un autre pays de l’UE est donc officiellement justifiable au niveau européen.

Il faut dire que l’Allemagne avait tout intérêt à trouver un autre coupable que l’ndustrie sur laquelle elle mise de grands espoirs, telle la culture dite biologique.

Serait-ce du mauvais esprit de ma part ? Peut-être. Mais le pays n’en est pas à son premier coup d’essai pour protéger ses intérêts, rejetant les erreurs de son industrie sur un pays étranger afin de sauver les meubles, et usant de son pouvoir politique au sein de l’UE pour interdire la libre circulation de produits.

Il a déjà fait le coup en 2001 avec une série d’empoisonnements causés par des entreprises phytopharmaceutiques allemandes.

Revenons à l’année 2001. La presse relaye la nouvelle : la statine anticholesterol du laboratoire Bayer a fait des dizaines de victimes avérées. Le 13 août, Bayer reconnait qu’au moins 52 personnes en seraient décédées. En réalité, on approche la centaine. On accuse Bayer d’avoir voulu cacher l’information (les résultats 2001 de l’entreprise sont catastrophiques), pire, on découvre que la mise sur le marché à d’abord été faite en Angleterre et non en Allemagne, la reconnaissance mutuelle entre pays permettant alors de commercialiser le produit dans d’autres pays de l’UE : Bayer aurait-il voulu court-circuiter le BfArM, équivalent allemand de l’Affsps française ? Un débat d’expert s’engage …

Le scandale est énorme, la réputation de l’industrie pharmaceutique allemande en péril. Et voilà que pointe à l’horizon un autre scandale : en Allemagne et en Suisse alémanique, on enregistre quelques cas graves de dysfonctionnements hépatiques, certains mortels, corrélés apparemment à la prise d’extraits d’une plante du pacifique, connue depuis fort longtemps en phytopharmacie pour son pouvoir anxiolytique : le kava-kava.

Le 14 juin 2002, le BfArM rappelle tous les médicaments contenant les extraits de cette plante, impose une prohibition sur celle-ci (la plante en soi devient de facto interdite sur le territoire, seule les produits homéopathiques en contenant ne sont pas illégaux). De nombreux pays emboîtent automatiquement le pas à l’Allemagne qui entretient la panique, essayant sans doute par là de faire oublier son comportement plutôt laxiste dans l’affaire Lipobay. Économiquement, c’est une catastrophe pour les îles du Pacifique, déjà parmi les plus pauvres, comme Fiji ou Vanuatu, les petits producteurs de kava-kava sont ruinés. La décision unilatérale de l’Allemagne, sans consultation, sans vérification complémentaire (donc dans le comportement similaire en tous points avec l’accusation portée sur l’Espagne dans le cas des concombres) est incompréhensible pour bon nombre d’experts médicaux : comment une plante reconnue pour son innocuité, qui dans les populations indigènes d’Océanie n’a jamais fait une seule victime en plusieurs siècles peut du jour au lendemain devenir une plante tueuse ? La réponse n’est pas dans le Pacifique … mais en Allemagne !

Et le fait que les victimes soient essentiellement recensées dans les zones germanophones ne semble pas frapper les autorités sanitaires allemandes, ni les autorités françaises qui suivent sagement …

À ce stade, il est bon de rappeler certaines spécificités du marché médical allemand. Les médicaments y sont très chers (il n’est pas rare qu’il faille payer trois fois plus qu’en France), même l’aspirine, pourtant découverte ici, y est sans doute la plus chère au monde. Clairement, il y a un dumping en faveur de l’industrie pharmaceutique : l’Allemagne subventionne son industrie pharmaceutique via le marché interne. La population n’est pas dupe et en réaction à cet état de fait, les médecines parallèles de tous poils se sont développées dans le pays, une frange large de la population se tournant vers des méthodes de soins alternatifs, d’autant que la visite chez le médecin est très technique, manque de chaleur humaine : à coté des rebouteux plus ou moins officiels, on se tourne vers l’homéopathie ou bien plus sagement, on se concentre sur les tisanes et extraits de plantes. La phytopharmacie traditionnelle est ainsi devenue l’alternative sérieuse et efficace à une industrie pharmaceutique perçue comme parfois dangereuse mais surtout omniprésente et onéreuse. Ainsi peut-on trouver des extraits de chou ou d’ail, du jus d’oignon … C’est dans ce cadre que se développe en Allemagne le marché du kava-kava à la fin des années 1990. Il explose littéralement. La demande est forte pour cette plante dont la racine a des propriétés anxiolytiques reconnues, une alternative non toxique aux benzodiazepines, sans prescription, sans effets secondaires. Une plante miracle, donc, que des entreprises allemandes de phytopharmacie commandent en grande quantité en Océanie pour en extraire le principe actif, les kavalactones.

C’est sans précaution que l’on se jette dans cette niche commerciale en pleine expansion. Si l’usage traditionnel est bien documenté, on en sait encore assez peu sur cette plante. Or les erreurs vont s’accumuler, comme des rapports ultérieurs vont le démontrer : extraction à l’aide de solvants sélectionnant des kavalactones normalement exclues lors de l’extraction aqueuse traditionnelle, utilisation de parties dangereuses de la plante (comme la pomme de terre dont le tubercule et comestible mais non les feuilles, seule la racine est utilisée dans le kava-kava, la partie supérieure de la plante est toxique), enfin, les entreprises allemandes vont même jusqu’à acheter des copeaux de plantes au dixième du prix de la racine …

Le manque de sérieux de l’industrie phytopharmaceutique commence à se faire sentir : les premières victimes apparaissent, le foie en rade …

L’affaire Lipobay étant encore dans l’air, on décide de tout stopper, de trouver un bouc émissaire pour se disculper. Et on accuse la plante. Jamais on ne remet en cause le manque de compétence et de sérieux de l’industrie phytopharmaceutique. D’ailleurs encore à ce jour, aucune enquête n’a été menée pour trouver les responsables ayant mis sur le marché des extraits douteux, sans tests préalables. L’erreur ne peut pas venir, ne doit pas venir d’Allemagne. C’est donc bien la plante qui sera la fautive.

Une grande manipulation médiatique s’organise. Le chiffre des victimes est gonflé, on démontrera par la suite un nombre important d’entrées multiples dans les statistiques des victimes déclarées. Dans d’autres cas, il sera flagrant qu’aucune corrélation n’existe entre le choc hépatique et l’usage de la plante. Des voix s’élèvent en Allemagne même, appelant à la raison. Mais le choix politique s’est définitivement orienté vers la prohibition. Plus on crie fort, plus on a de chances d’être cru.

En octobre 2002, le BfR, organisme de veille sanitaire, cite le FSA anglais qui a interdit momentanément la vente sur le territoire … suite à l’annonce des autorités allemandes : on se cite entre soi pour se persuader qu’on est dans le bon droit. En fait, dès octobre 2003, le kava-kava est de nouveau disponible en Angleterre, information qui ne franchira pas le Rhin.

Dix ans après, le nombre d’accidents hépatiques imputables en Europe indirectement à la plante (il s’agit souvent d’interactions médicamenteuses) serait de moins d’une vingtaine : en effet, il faut avoir pris des extraits non aqueux, souffrir déjà d’une atteinte hépatique (en général il s’agit d’alcoolisme chronique) et prendre les extraits sur un très long terme. Entretemps, bon nombre de pays, sans réintroduire l’autorisation de vente sur le territoire, permettent à nouveau l’importation de produits issus de la plante. Les îles du pacifique se démènent pour démontrer le non sens et l’illégalité de la décision allemande. Hélas, faire partie d’une institution internationale comme l’OMC, susceptible d’arbitrer ce genre de conflit, coûte cher et les îles du pacifique auraient certainement eu déjà gain de cause si elles avaient été membres actifs de l’OMC, ce qu’elles ne sont pas encore pour des raisons économiques.

Ainsi, l’histoire se répète, les concombres espagnols et le kava-kava sont victimes du même stratagème politique qui consiste à rejeter le poids de l’incompétence de son industrie nationale sur un produit d’un pays tiers en saisissant aussi vite que possible les organismes internationaux qui relayent l’information sans vérification. Le coût économique d’une telle stratégie, en ruinant les exportations de certains pays, en particulier ceux qui ont déjà des problèmes économiques comme l’Espagne ou les îles du pacifique, est immense, d’autant qu’une confiance ébranlée met beaucoup de temps à revenir chez le consommateur.

Que peut on retenir de cette affaire ? Si l’histoire se déroule en Allemagne, j’ai peu de raison de croire qu’un autre pays, dans une situation similaire, aurait réagi autrement et avec moins de mauvaise foi. C’est plutôt ici le rôle des institutions qui est à regretter.

On a d’une part l’utilisation d’organismes d’État, normalement au service du public, comme les agences de surveillance des risques sanitaires, pour manipuler et désinformer ce même public, mais aussi camoufler les incompétences et erreurs d’une industrie d’intérêt national afin de la protéger.

Mais surtout le danger de la mondialisation. Non pas la mondialisation des échanges économiques, qui dans le cas présent en a plutôt pris un coup dans l’aile, mais la mondialisation des intérêts défendus par un État. Contrairement à ce que l’on peut croire, la mondialisation n’affaiblit pas forcément les États, dans tous les cas pas la totalité, certains au contraire, à travers les accords internationaux peuvent obtenir un poids politique encore plus important et finir par faire la loi chez les autres, surtout s’ils distillent eux-mêmes une information fondée sur des données internes au pays et de ce fait aisément manipulables.

La manipulation d’opinion par les États n’est pas nouvelle (on cherche toujours les armes de destruction massive en Irak …)  ; qu’elle devienne à ce point transfrontalière sans rencontrer aucune opposition critique est plus qu’inquiétant. Récemment, des fromages Roquefort au lait cru ont été commercialisés en Australie, pourtant grand pourfendeur de lait cru en général. Imaginons que lors du transport, le fromage soit mal conservé et qu’un empoisonnement par E. Coli en résulte. L’Australie fera-t-elle tout pour interdire le fromage au lait cru dans tout le Commonwealth ? Ou bien cherchera-t-on aussi la cause chez le transporteur ou le revendeur australien ?

On ne peut à long terme assurer la sécurité du consommateur et le développement du commerce en rejetant la faute chez l’autre lorsque l’on a soi-même commis des erreurs avec des produits que l’on connait mal (le kava-kava) ou dont on a oublié le danger potentiel pour ne pas l’avoir utilisé à grande échelle depuis des décennies (l’engrais « bio »).

Une industrie ne peut progresser, évoluer et être utile que si elle assume pleinement la responsabilité de ses actes, les gains comme les pertes, les succès comme les échecs et les erreurs. Le comportement de l’Allemagne démontre malheureusement que les États continuent à avoir un comportement de déni de responsabilité, de protectionnisme outrancier.

Les organismes internationaux, loin de les condamner, les soutiennent, ce qui invite les États à recommencer ; et l’histoire se répète avec comme conséquences d’autres pays boucs émissaires, d’autres produits mis au ban, d’autres petites entreprises ruinées.

Sources :

Contrepoints a couvert à de nombreuses occasions l’affaire de la bactérie E.Coli, que ce soit avec humour ou sérieux. Cliquez sur les liens pour découvrir les articles.
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  • Sur le pipeautage pharmaceutique, un roman à suspens assez haletant : William BOYD, Orages ordinaires.

  • « La Russie, grand importateur, mettra des semaines avant de rétablir l’importation de légumes espagnoles. »
    Oui, mais de toute évidence ce sont de grosses légumes!

  • Au delà de l’humour de ma première remarque, excellent billet. Merci d’avoir prix le temps de nous en faire profiter.

  • Les commentaires sont fermés.

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