Émeutes frumentaires et libre commerce des grains : retour sur l’expérience Turgot (1774-1776)

Comprendre l’histoire du commerce des grains au XVIIIe siècle pour comprendre l’actualité des matières premières agricoles

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Émeutes frumentaires et libre commerce des grains : retour sur l’expérience Turgot (1774-1776)

Publié le 27 août 2011
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« Il n’y a pas de meilleur moyen de susciter une pénurie que de promulguer des ordonnances publiques destinées à les prévenir » (Turgot, dans une lettre adressée aux élus des États de Bourgogne, 18 avril 1775).

En ces temps de retour des pénuries alimentaires et de flambée des prix mondiaux, le lecteur fera sans difficulté la transposition entre les exemples que l’actualité nous a apporté au cours des dernières années (notamment dans les pays émergents) et l’analyse que l’excellent historien américain, Hilton Root, dans un livre paru en 1994, donne des événements et des politiques qui ont marqué le règne de Louis XVI à la veille de la révolution. Un article de l’Institut Turgot.

Dans l’étude la plus complète dont nous disposions sur le commerce des grains en France, Steven Kaplan expose que la royauté a été incapable de garder une ligne politique cohérente en ce qui concerne les grains.

Sa politique oscillait entre le principe de marché, ou marché libre, et le marché.

Le principe de marché implique des échanges de nature privée, l’absence de police des marchés et la liberté de choisir le lieu des transactions. Le succès de ce système se mesure en profits.

À l’opposé, le marché est un lieu public, surveillé de près par les agents du gouvernement. Acteurs et produits y sont concentrés sur des emplacements définis où ils sont soumis à la surveillance des pouvoirs publics. Son succès se mesure en termes de tranquillité publique. En temps normal, le gouvernement intervenait rarement mais, pour assurer l’approvisionnement en temps de disette, les principes paternalistes revenaient à grands pas.

Selon Kaplan, le gouvernement avait pour objectif, en édictant ses règlements :

D’arrêter des voies d’approvisionnement bien définies et de les garder ouvertes à tout prix. Il entend que les grains soient mis en circulation aussi rapidement que possible, qu’ils circulent de façon visible et qu’ils soient introduits sur le marché pour être vendus sans délai, au vu de tous et à un prix raisonnable, par l’entremise du minimum d’intermédiaires.

 

L’échec de la libéralisation de l’approvisionnement sous Louis XV et ses causes

Sur le marché, les mois d’avril, mai et juin suscitaient les plus grandes appréhensions. Des rumeurs de pénurie ou d’accaparement pouvaient susciter des manifestations ou faire monter les prix. On attendait aussi des troubles en septembre à partir de rumeurs de mauvaises récoltes qui pouvaient faire craindre des stockages abusifs. La menace d’une mauvaise récolte était de nature à provoquer une crise, chaque ville voyant des rivaux dans les acheteurs des villes voisines et restreignant donc l’accès de ceux-ci à sa propre zone d’approvisionnement.

On commençait donc par décider que tous les grains seraient vendus sur le marché public : les marchands n’étaient pas autorisés à acheter le grain directement à la ferme. Ensuite la ville imposerait des passeports aux marchands, refusant l’accès à leurs marchés à ceux qui venaient de l’extérieur. Pour rendre le système étanche, chaque transport de grains devait être doté d’une lettre d’accompagnement spécifiant l’origine de la marchandise. Le grain acheté illégalement pouvait être confisqué.

Au XVIIe siècle, les pénuries pouvaient se solder par des famines et une mortalité accrue.

Mais vers le milieu du XVIIIe siècle, les capacités de transport s’étant considérablement développées, il en résultait un commerce accru, de sorte que les pénuries ne débouchaient plus nécessairement sur des crises de subsistance. En outre, les intendants échangeaient leurs informations sur les récoltes, pouvaient ainsi anticiper la pénurie ou la pléthore et prendre les arrangements nécessaires pour éviter les crises.

Sur chaque marché du royaume, dans des mercuriales, était dressé un état des prix pratiqués pour les grains. La meilleure intégration des marchés, leur extension à des zones plus vastes et la plus grande liberté de commercer étaient de loin les facteurs les plus importants de l’élimination des famines.

Cependant, lorsque la disette était imminente, les intendants se trouvaient souvent devant des responsables municipaux plus soucieux de l’approvisionnement local que des priorités nationales. En temps de disette extrême, les municipalités allaient essayer de restreindre l’accès à leurs propres réserves de grains, soutenues en cela par le Parlement de la province, de sorte que la menace de disette dressait souvent les régions les unes contre les autres. Défenseurs des prérogatives locales, les Parlements étaient en tête des groupes s’opposant à la volonté qu’avait la royauté de maintenir un commerce des grains aussi national et libre que possible. Ils prenaient souvent des positions hypocrites, prisant hautement la liberté du commerce des grains, mais refusant d’enregistrer les actes législatifs promulgués à cet effet à Paris.

Cette discordance entre leurs déclarations et leurs actes tenait à leur manière bornée de défendre les prérogatives locales, et aussi à leur résistance devant l’extension du pouvoir de l’administration royale. Les Parlements entendaient que les décisions concernant le commerce des grains dans la ville ou la région de leur juridiction fussent prises par les autorités locales. Lorsqu’ils prenaient position contre le libre commerce, ils pouvaient se présenter en défenseurs des intérêts de leur province.

Par ailleurs, une pénurie risquant de coaliser les élites de la ville et les masses, on pouvait s’attendre à voir les intendants céder à leurs demandes. C’est pourquoi le système national de libre commerce que la royauté essayait de mettre sur pied risquait de se dénaturer dès qu’il y avait crise.

À l’exception de l’hiver 1709, la France du XVIIIe siècle produisait probablement assez de subsistances pour nourrir toute sa population. Cependant la famine restait menaçante à cause des capacités limitées de transport, de l’imperfection des marchés due trop souvent aux interférences des arrêtés pris localement.

 

L’action en faveur du commerce des farines

Au milieu du XVIIIe siècle, un groupe d’économistes, les physiocrates, recommanda à la royauté de prendre des mesures pour développer le commerce des farines. En encourageant l’installation de minoteries, la royauté pensa favoriser l’apparition de techniques modernes et mieux protéger Paris ainsi que les capitales de province contre de futures crises de subsistance, comme le prévoyaient les physiocrates.

Ils pensaient qu’encourager le commerce des farines développerait l’offre domestique et favoriserait l’extension géographique du commerce, la farine étant moins chère à transporter que le grain. Ce commerce accroîtrait en outre les réserves disponibles pour une consommation immédiate et éliminerait de nombreux intermédiaires.

Cependant, ce fut seulement dans la région de Paris que le commerce de la farine prit le pas sur celui des grains. Les efforts déployés pour en encourager le développement partout ailleurs dans le royaume furent apparemment vains parce que producteurs, intermédiaires, boulangers, et surtout meuniers ne voulurent pas prendre le risque d’engager les capitaux nécessaires pour développer les moulins ainsi que les capacités de conservation et de stockage de la farine.

C’étaient sans doute les meuniers qui avaient à faire face aux investissements initiaux les plus importants. Il y a également selon moi une raison supplémentaire à cet échec, qui vaut aussi bien pour les détenteurs de grains que de farine : l’incapacité du gouvernement à maîtriser les mouvements de révolte et de panique. Les marchands craignaient qu’en période de prix élevés les émeutiers ou les agents du gouvernement ne fissent main basse sur la marchandise en stock, grain ou farine.

En outre, le gouvernement français inclinant à protéger de la concurrence certains grands négociants qui avaient sa préférence, les autres ne montraient aucun empressement à faire les importants investissements requis, à moins d’être certains de bénéficier d’une protection similaire. Devant cette politique gouvernementale de limitation de la concurrence, les marchands isolés, réduits à leur propre initiative, répugnaient à investir dans les capacités de meunerie accrues que requérait le commerce des farines.

 

En Bourgogne

Si le point de vue des consommateurs prévaut largement dans la présentation que font les historiens des émeutes frumentaires, la correspondance des intendants de Bourgogne avec le pouvoir central, en particulier celle qui fut échangée avec Turgot entre 1774 et 1776, nous éclaire sur les impératifs qui ont déterminé le comportement des producteurs et des marchands en période de crise régionale.

De plus, l’exemple de la Bourgogne nous aidera à comprendre pourquoi les interventions régionales du type habituel ont contribué à long terme à perpétuer une économie de crise.

Au printemps 1759, la rumeur d’une éventuelle disette de grains circule à Dijon, capitale de la Généralité de Bourgogne. Dans un mémoire adressé au Contrôleur général à Paris, l’intendant de Bourgogne expose que les gens s’agitent à mesure que le prix des grains monte et qu’il y a eu des soulèvements dans quelques villes.

Le Parlement avait réagi en prohibant toute exportation de grain hors de la province et même en demandant l’interception d’un convoi sur la Saône.

Joly de Fleury, l’intendant (1749-1761), rapporte :

Cette précaution extrême produisit tout le mal qu’on devoit en attendre, les marchés furent dégarnis davantage, les inquiétudes augmentèrent, les provinces voisines s’allarmèrent. Quelques-unes des provinces où les secours par la mer ne seront pas parvenus assez promptement, en reportant l’allarme dans une infinité d’autres, ne rendront pas l’abondance plus grande et les prix moins chers en Bourgogne, elles exposeront au contraire cette province à manquer elle-même si elle n’est pas suffisament approvisionnée jusqu’aux récoltes prochaines et il peut résulter de ces dispositions, qui du moins auroient du être concertées, une fermentation et une chereté excessive dans la plus grande partie du Royaume.

En dépit des efforts de l’intendant pour préserver la liberté du commerce des grains, le parlement de Dijon prit un arrêt interdisant les exportations, comme il l’avait fait lors de la disette de 1747 :

Ils ont été touchés des cris de la populace, de la chereté des grains et de l’empressement des marchands qui enharroient de tous cotés à tous prix et avant même que le grain fût battu.

L’intendant proteste qu’il fait tout en son pouvoir pour que le Parlement perçoive le dommage que causeront ses actes :

Je lui ai remis (au président du Parlement) un exemplaire de l’arrêt du Conseil de 1754 qui ordonne la liberté du commerce des grains de province à province ; mes représentations n’ont eu aucun succès.

Le président invoqua en effet la légitimité de l’arrêt antérieur de 1747, qui fondait en droit l’interdiction des exportations hors province.

Dans sa lettre au Contrôleur général, l’intendant se montre préoccupé de l’effet qu’aura sur le plan national cette réaction régionale :

Le peuple ne se plaint pas seulement de ce qu’il manque de grain, mais de ce que le prix est excessif … (et le prix ici sera certainement trop élevé si l’interdiction d’exporter est levée). La défense de sortie des grains de Bourgogne fera sans doute une grande sensation à Lyon et en Provence dès que l’arrêt y sera connu, et il y fera considérablement renchérir les grains; il est par conséquent plus nécessaire et plus instant que jamais de faire venir des grains par la méditerranée. Je sais que l’on pourroit casser l’arrêt du Parlement en ce qu’il fait défenses de sortir mais dans la forme je ne crois pas qu’il soit contraire à aucune loy du royaume. L’arrêt du Conseil de 1754 n’a pas été revêtu de lettres patentes n’y adressé aux parlements; le Conseil n’a pas jugé à propos de casser l’arrêt de 1747 rendu dans les mêmes termes, lui aussi après une mauvaise récolte.

Et il ajoute :

Un arrêt qui casseroit celui de la chambre des vacations feroit une grande sensation à Dijon et dans toute la province, et nous aurions de la fermentation qu’il me paroît très à propos d’éviter dans les circonstances présentes. Vous n’ignorés pas, Monsieur, qu’il n’y a aucune troupe en Bourgogne, et que nous n’avons à Dijon que 150 invalides qui gardent le château : je crois qu’il sera nécessaire d’y faire venir un Régiment d’infanterie en quartier d’hiver ; je verroi incessament M. le Comte de Tavannes qui est à sa campagne pour en conférer avec lui.

L’armée était ailleurs et avait d’autres priorités ; en outre, elle aussi avait intérêt à un prix réduit pour les grains.

Dans sa réponse, le Contrôleur général insiste pour que les autorités locales prennent en considération le coup qu’elles porteront au commerce entre les régions si elles ferment leur province aux négociants de l’extérieur.

En fin de compte, la pression montant, il autorise Joly de Fleury à acheter du grain pour le revendre au-dessous du prix du marché. Il lui demande aussi d’extraire en secret autant de grains que possible des régions voisines du Mâconnais, de la Bresse et du Bugey en passant par l’intermédiaire des sous-délégués royaux de façon que les autorités locales ne puissent s’opposer au départ des grains.

Et il conclut :

S’il faut sacrifier quelques dépenses pour indemniser ceux que vous engagerez à porter sur ces marchés et à vendre au dessous du prix courant, je vous autorise à promettre et à faire payer tout ce que vous jugerez nécessaire d’accorder à cet égard ; je m’en rapporte entierrement à vous et je suis bien persuades que vous ne negligerez rien pour calmer très promptement les sensations que ne peut manquer d’occasionner tout ce qui se passe actuellement dans votre département à ce sujet.

La pénurie menaça à nouveau en 1770 et, à nouveau, le peuple rendit coupables les marchands et le commerce libre. Quant au Parlement, pour se concilier la confiance du peuple, il recommanda des mesures sévères contre les négociants.

L’intendant, Jean-Antoine Amelot (1764-1775), écrit alors au Contrôleur général que le maire d’Arnay-le-Duc, M. Refort, a été emprisonné sur ordre du Parlement pour avoir vendu du grain avec profit :

Refort a vendu le blé plus cher qu’il ne l’avoit acheté et que dit-on c’est un monopolleur qui mérite les derniers chatimments ; on dit déjà qu’on hésite de le condamner au Pilory, parce qu’il seroit immanquablement assommé par la populace. M. Refort n’est pas le seul prétendu enharreur qui soit poursuivi; on prétend qu’il y est à plus de trente, ce qui infailliblement fera encore monter le prix des grains ; mais il faut bien faire croire aux peuples qu’ils les parlementaires en sont les pères, de même que les tuteurs des Rois.

Le mois suivant, Amelot écrit à Paris qu’il devrait y avoir assez de grains pour nourrir tout le monde malgré la mauvaise récolte, et il explique que les prix élevés qui avaient suivi la mauvaise récolte pouvaient être attribués à la trop grande liberté dont avaient bénéficié les exportations.

On signale que les marchands refusent la vente dans l’attente de prix de panique. Les critiques qu’on sent pointer chez lui contre la liberté de commerce donnent à penser que sa conception du libre-échange et son adhésion à cette politique étaient ambiguës.

Nous apprenons que les paysans n’étaient pas très coopératifs eux non plus, et qu’ils n’apportaient pas leurs grains au marché. Il était devenu impossible de trouver des voitures de roulage pour transporter le grain : les rares propriétaires d’attelages qui acceptaient de courir le risque d’être agressés demandaient des prix démesurés.

En fait les paysans ne voulaient pas risquer de voir confisquer ou saboter leur marchandise ou leurs tombereaux. L’intendant, lui, croyait que les paysans avaient pour stratégie d’attendre la montée des prix avant de porter leurs grains au marché. C’est pourquoi il ordonna une corvée, c’est-à-dire l’obligation d’amener du grain de la campagne ; il préconisait aussi la distribution de denrées aux frais du gouvernement. Il croyait que si marchands et fermiers étaient informés à l’avance d’une crise à venir, ils refuseraient de porter leurs grains au marché en attente de la hausse de prix prévisible.

Il ne semblait pas comprendre que l’inverse était également vrai.

Les achats publics décourageaient les négociants de venir sur la place de Dijon parce qu’ils ne voulaient pas ajuster leurs prix à la baisse pour concurrencer ceux qui avaient été fixés par la puissance publique. Quoi qu’il en fût, l’intendant céda aux pressions locales en 1770, exactement comme son prédécesseur l’avait fait en 1759, et les concessions qu’il fit alors aux intérêts locaux ont pu jouer un rôle dans l’émergence d’une crise des subsistances au plan national.

II est significatif que les intendants aient adopté la même politique de clocher que les autorités locales et qu’à de rares exceptions près ils se soient davantage attachés à mettre sous le boisseau les ressources régionales qu’à favoriser la circulation des denrées à l’échelle nationale.

De ce point de vue, leur comportement n’était pas très éloigné de celui des Parlements. Kaplan note bien qu’il y eut une poignée d’intendants d’inclination libérale, comme il y eut de rares parlements dans les mêmes dispositions. Mais ce furent des exceptions, et seulement pour de brèves périodes.

En 1774, le Conseil du Roi accorda pleine liberté au commerce des grains. Entre autres dispositions, les réquisitions chez les producteurs étaient prohibées, ainsi que les enquêtes à domicile de juges, magistrats municipaux et maréchaussée. Le roi voulait prévenir les désordres dont il pensait qu’ils étaient encouragés par l’intervention des pouvoirs locaux dans le commerce des grains.

En conséquence, il prohiba toute intervention des magistrats municipaux dans les affaires d’approvisionnement et décréta que ce serait la concurrence qui empêcherait les prix d’atteindre un niveau excessif.

Malheureusement pour Turgot, ministre chargé de l’exécution de cette politique, les récoltes de 1774 et 1775 ne furent pas abondantes et les pouvoirs municipaux, pour prévenir des pénuries locales, choisirent d’ignorer les ordres du roi. La situation à Dijon est exemplaire : le tumulte éclate en 1774, avec le pillage de plusieurs maisons particulières, et même la destruction d’un moulin.

Turgot envoie une série de lettres aux autorités de la ville, les avertissant que le roi les tenait pour responsables des violences. II informe les États de Bourgogne que les magistrats municipaux de Dijon et Beaune sont à blâmer pour les pénuries constatées.

Il écrit à un responsable local :

Je ne suis point étonné, Monsieur, du tumulte arrivé à Dijon. Toutes les fois qu’on partage les terreurs du Peuple, et surtout ses préjugés, il n’y a point d’excès auquel il ne se porte.

Les magistrats municipaux, Turgot y insiste, « ont précipité le malheur qui s’ensuivit par leurs imprudentes recherches » des réserves des boulangers.

II écrit dans la même veine aux États de Bourgogne :

Certainement ce prix (le prix du blé) augmenteroit encore, si les administrateurs s’en laissoient imposer par les terreurs populaires et les partageoient ; il augmenterait encore plus s’ils les fomentoient par une conduite imprudente, par les inquisitions qui effraient et répulsent le commerce.

Turgot estimait qu’il n’y a pas de meilleur moyen de susciter une pénurie que de promulguer des ordonnances publiques destinées à la prévenir :

J’ai à cet égard plus d’un reproche à faire aux officiers municipaux de Dijon et de Beaune, qui se sont permis des visites et des ordonnances très propres à redoubler les craintes des peuples et à intimider et bannir des marchés les cultivateurs et les négociants desquels seuls les villes peuvent attendre la subsistance.

Et il ajoute que la taxation du grain les fait fuir.

Il donne alors ses consignes pour restaurer l’ordre :

Il faut avant tout en imposer à la populace et être le plus fort, car si la tranquillité n’est pas rétablie, si la sécurité n’est pas entière pour les marchands, les laboureurs, les meuniers de Dijon n’auront pas de grain de blé. Personne n’a envie d’exposer son bien et soi-même à la fureur de la populace.

Il y avait peu de précédents d’appel à l’armée dans l’histoire des soulèvements frumentaires de Bourgogne.

Le contraste avec l’Angleterre de la même époque ne peut pas être plus frappant : la loi anglaise était bien plus dure pour les émeutiers. L’armée était souvent utilisée pour étouffer ces soulèvements, et des officiers municipaux n’hésitèrent pas à faire même appel à la Marine. Pour un moulin, une maison endommagés, on risquait la peine de mort. Tous les participants à une action collective risquaient leur tête pour un acte individuel d’effraction, et tous étaient collectivement coupables de crime.

Turgot poursuit, dans ses instructions au maire bourguignon :

Il faut tâcher de procurer quelqu’abondance dans les premiers marchésqui suivront l’émeute. Je crois que si la tranquillité est bien rétablie vous y parviedrez aisément en engageant quelques propriétaires des environs à y faire porter les blés qu’ils ont dans le moment à leur disposition, et à les vendre non pas à perte comme on l’a fait quelquefois imprudement mais au prix du marché qui a précédé l’émeute.

Turgot était ainsi disposé à établir un autre précédent.

Il reste un troisième objet à remplir, c’est de ne pas laisser l’émeute impunie, ni ceux qui en ont souffert sans indemnité … il y a eu en 1770 un assez grand nombre d’émeutes sur lesquelles il n’a été fait aucunes poursuites, ou n’en a été fait que de très légères. C’est un grand encouragement pour les émeutes à venir. D’un autre côté, les malheureux qui ont été pillés, battus, insultés, n’obtienent aucune réparation, et ce défaut de protection de la part du gouvernement perpétue la flétrissure qu’imprime l’opinion de la populace à la profession de marchand de blé.

Et Turgot, en conclusion, demande :

De faire arrêter les chefs de l’émeute qu’on peut aisément connaître et découvrir… il n’est pas moins essentiel de constater sur le champ par un procès verbal exact tous les dommages soufferts par ceux dont les blés ou les meubles ont été exposés au pillage afin de pourvoir à leur dédommagement complet.

Aux Élus des États de Bourgogne (un corps permanent chargé de l’administration fiscale), il expose que le prix des grains était élevé partout en Europe à cause de récoltes insuffisantes, non du fait de la cupidité et des dents longues des marchands :

Quand les bleds sont rares comme ils le sont en effet dans toute l’Europe, la récolte de l’année dernière ayant été généralement mauvaise, il est physiquement impossible qu’ils ne fussent pas chers; la plus grande chereté qui se trouve dans les cantons les moins approvisionnés est un remède amer sans doute, mais le seul qu’il y ait contre la disette, puisque c’est cette chereté dont on se plaint, qui par l’appat du gain fait rechercher les grains dans tous les endroits où ils sont plus abondants et à plus bas prix, et les appelle dans ceux où se manifestent les plus grands besoins.

Il blâme sévèrement le maire de Dijon et lui rappelle que les réquisitions et visites des juges, de la police et des magistrats municipaux étaient interdites par l’arrêt du Conseil de juillet 1773 :

Quelques pures qu’ayent été vos intentions, je ne puis vous dissimuler que les démarches que vous vous êtes permises et que l’émeute a suivi de si près, que les sentimens mêmes que vous anoncez par la Lettre que je reçois de vous, s’écartent des principes que S.M. a jugé nécessaire pour maintenir une bonne police: et je suis obligé de vous rapeller à ces principes dont je compte que vous ne vous éloignerez pas désormais. Je ne puis approuver les visites faites de votre autorité chez tous les Boulangers d’une ville pour connoÎtre la quantité de grains et de farines dont ils sont pourvûs, ni l’usage quelque ancien qu’il puisse être, ni des réglements de police que vous prétendez être aussi sages dans leur motif que salutaires dans leur exécution, quoiqu’ils ayent été jugés préjudiciables et dangereux par S.M. ni des circonstances quelconques toutes critiques qu’elles seroient ne peuvent autoriser de pareilles perquisitions, toute visite des juges de police ou de tous autres magistrats ou officiers : Ces visites sont d’ailleurs inutiles s’il y a chez les Boulangers des provisions suffisantes, et elles sont dangereuses si leurs magasins sont vides. Vous ne pouvez être assurés que leur résultat soit tenu sur et qu’il ne transpire pas dans le public: Elles ne peuvent donc servir qu’à élever des allarmes dans l’esprit du peuple… Mais pour appeller le commerce, il est important d’empêcher qu’il ne soit repoussé par les préjugés du peuple, c’est à vous à l’en défendre, et c’est encore un devoir important que vous me paraissez avoir négligé… Une preuve qui démontre que la police est mal faite à Dijon, c’est qu’on y a laissé accoutumer le peuple à traiter d’enharreurs ceux dont il doit attendre des secours dans le moment du besoin… Il est juste de punir ceux qui l’appliquent ce terme à quelque marchand, à quelque particulier que ce puisse être.

Quant à des achats de grain par la puissance publique, tels que les propose le Parlement de Dijon, voici sa position :

Dès qu’il existe seulement le soupçon que quelqu’un se mêle du commerce aux frais et risque du public, tous les vrais commerçants se retirent. Il ne reste d’approvisionnements que ceux que le public pourrait en effet soudoyer.

Les pauvres ne sont pas absents de la pensée de Turgot.

Celui-ci se faisait l’avocat de marchés libres à l’échelle nationale afin d’encourager les spécialisations régionales, dans l’espoir que l’avantage de chaque région pour un produit donné engendrerait globalement des surplus pour le consommateur.

Selon Turgot, les prix doivent être aussi proches de la vérité que possible, de sorte que les négociants disposent de toutes les informations nécessaires pour investir et décider de la façon la plus utile socialement. Comme nombre de tenants de la liberté du commerce des grains en France, Turgot s’était rendu compte qu’il faudrait instaurer un système d’assistance publique pour éviter les malnutritions chroniques et la mortalité de famine. Selon lui, les pouvoirs publics devaient faire en sorte qu’une partie des surplus engendrés par les marchés libres fût mise de côté pour assister les pauvres qu’il fallait protéger de la cherté des prix.

Turgot en a donné l’exemple, alors qu’il était intendant du Limousin, en fournissant aux pauvres des aides pour qu’ils achètent des denrées au prix du marché. Il estimait qu’un commerce libre des grains était capable de fournir les surplus nécessaires pour protéger les pauvres des crises à un coût moins élevé pour la population dans son ensemble que les interventions paternalistes du passé.

Selon Turgot, les concessions que les autorités locales étaient amenées à faire aux émeutiers faussaient tout le mécanisme de la prise de décision en matière de distribution de grains.

Il pensait que ces concessions provoquaient des pertes en bien-être qui réduisaient l’efficience globale de l’économie. Les décisions politiques susceptibles de calmer les foules dans une ville reportaient sur les consommateurs des villes voisines les effets de l’inefficience économique et des interférences extérieures. Cette inefficience provenait en effet de ce que les responsables de chaque ville ne prenaient en considération le coût de leurs décisions que pour leur propre communauté.

Selon Turgot encore, c’était la vulnérabilité des responsables au mécontentement des masses urbaines, comme on l’a vu à Dijon, qui les conduisait à adopter une attitude politique porteuse de distorsion des prix, cette distorsion se soldant par un transfert de revenu de la campagne à la ville. Si le commerce des grains s’était développé dans les conditions de la concurrence, les consommateurs français, dans leur ensemble, y auraient gagné davantage de surplus.

Les intendants étaient les grands responsables de la lutte contre ces blocages de l’économie, mais ils étaient aussi responsables de la paix publique dans les villes. C’est pourquoi ils n’étaient pas insensibles, eux non plus, à des motivations qui ne cadraient pas avec le programme national de création d’un marché libre pour les grains.

Il y avait un vrai dilemme de l’intendant : s’il œuvrait à la mise en place de la politique nationale des grains, il risquait d’éveiller des résistances qui rendraient bien délicat l’exercice de sa responsabilité essentielle: coopérer avec les responsables locaux pour faire rentrer les impôts. En outre, l’intendant n’étant pas supposé entretenir de liens personnels ou d’affaires dans les provinces qu’il administrait, il y avait peu de chances qu’il fît alliance, comme un Justice of the Peace anglais, avec les producteurs locaux.

Donc les émeutiers, les officiers municipaux et les Parlements avaient le dessus ; l’expérience libérale échouait donc. C’est Turgot qui fut limogé, non Dupleix qui avait ignoré ses instructions.

 

Les conséquences des interventions : la détermination des prix et le marché des grains

Avant de proposer une explication de l’échec des réformes, je voudrais examiner brièvement en quoi les mesures destinées à apaiser les foules d’une ville entraînaient une réduction de la productivité agricole et de l’efficience du marché aux grains.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, le haut prix des grains faisait naître chez les responsables, autant que dans le peuple, le soupçon d’un complot ourdi par les marchands. On était convaincu que les négociants en grains, par des ententes entre eux, pouvaient modifier les prix à leur guise.

La vox populi les donnait donc comme moralement responsables, les accusant de conspiration et de manipulation de stocks. Mais les lois économiques de la distribution des grains suggèrent une conclusion différente. Contrairement à ce que pensaient les contemporains, il y avait trop d’acteurs sur ces marchés pour que l’un d’entre eux pût exercer une influence notable sur les prix. Les négociants étaient trop nombreux et trop dispersés géographiquement pour pouvoir agir sur les cours et, tout comme les consommateurs, ils étaient preneurs, autrement dit ils acceptaient le prix du marché comme il venait.

Avec des denrées collectées à de nombreuses sources différentes, des moyens de transport suffisamment bons et de nombreux marchands sur le marché, c’étaient le prix d’équilibre et la quantité disponible qui déterminaient les prix. Quelles qu’aient été les craintes des Parlements, aucun groupe de négociants n’a été assez puissant pour constituer un cartel.

De plus, la présence sur le marché de tant de marchands et intermédiaires qui tentaient de spéculer sur l’abondance ou la pénurie en accaparant les grains (en les stockant) tendait à stabiliser les prix plutôt qu’à les faire monter.

 

Le stockage

Même si le nord de la France était la région céréalière la plus riche d’Europe, les extrêmes fluctuations de prix étaient courantes.

Il est très étonnant en fait que les capacités de stockage ne se soient pas développées dans une nation qui, en grande partie, ne dépendait que d’une culture, celle du blé, pour son alimentation. On peut attribuer cet état de choses à l’intention politique du gouvernement de se concilier la confiance et la coopération des consommateurs. Les mêmes dispositions qui entravaient la liberté de commerce des intermédiaires entravaient la création d’entrepôts privés. Pour le marchand, stocker impliquait avancer le coût de construction d’un entrepôt à grains, et cela sans être jamais sûr que sa propriété serait protégée.

Pour la population, stocker c’était accaparer, et les marchands de grains étaient considérés comme tirant profit de la faiblesse des gens. Ces négociants ne souffraient pas seulement des effets de la censure sociale ou de la médiocrité de leur statut, ils couraient également de réels dangers. Les grains pouvaient être saisis en période de famine, et le détenteur poursuivi comme accapareur.

L’endettement était la raison de faillite la plus courante chez les marchands et intermédiaires du marché des grains en France. La populace suspectait même les efforts de la royauté pour stocker davantage de grain, y voyant encore un moyen détourné de faire monter les prix. Enfin le gouvernement ne voulait pas donner l’impression qu’il était de mèche avec les marchands. Comme la royauté ne pouvait attendre du stockage aucun bénéfice politique et que tout ce qu’il y avait à y gagner était un supplément de responsabilité, elle ne montrait guère d’empressement à entreprendre ce type de construction.

Ainsi, ce fut le marché et non le principe de marché tels que les définit Kaplan, qui prédomina en France ; il a contribué à y maintenir l’économie agricole dans un état arriéré ; il a en particulier détourné les intermédiaires d’investir dans des moyens de stockage qui auraient étalé les crises lorsqu’elles survenaient et qui, à long terme, auraient eu pour effet de mieux stabiliser les prix.

L’incapacité de la royauté à créer un climat de confiance pour les investissements des négociants a eu des conséquences que Kaplan présente comme suit :

Seul un grand banquier ou un prince du commerce aurait pu se livrer à grande échelle à un tel négoce que caractérisent les variations géographiques constantes de l’abondance et de la pénurie, la nécessité de disposer d’un vaste réseau de correspondants, les risques exorbitants encourus et des coûts énormes. Des personnalités de cette stature préféraient investir leur richesse dans d’autres entreprises. La conséquence en fut que le commerce des grains à une échelle vraiment nationale ou internationale fut chose inconnue en France, ou au mieux occasionnelle… Le plus gros du commerce des grains était abandonné à une multitude de petits marchands dont l’activité commerciale était inefficace, peu fiable et qui opéraient « trop petit » pour répondre aux besoins publics.

 

Les villes favorisées

Dans ses travaux sur la culture populaire en France au XVIIIe siècle, Daniel Roche souligne que la sécurité des approvisionnements était un souci prioritaire des autorités de l’État.

Le problème des grains devenait ainsi, comme il l’écrit, affaire politique, non économique. Aussi longtemps que les denrées arrivaient en abondance, les classes populaires de Paris ne bougeaient pas.

Richard Cobb écrit dans le même esprit qu’au cours du XVIIIe siècle :

Les subsistances étaient devenues avant tout un problème politique comme elles l’avaient peut-être toujours été, exigeant des solutions politiques et engageant la réputation des autorités publiques au plus haut niveau.

D’autres historiens comme Kaplan ou Rudé ont fait ressortir le caractère stratégique de l’approvisionnement des villes, en tant que protection du pouvoir central contre les mouvements populaires.

Avant toute chose, la royauté entendait éviter la famine à Paris : le fait que le décret de Turgot sur la liberté de commerce ne s’appliquât pas à la région de Paris l’illustre bien. Les fonctionnaires royaux craignaient de voir les troubles à Paris s’étendre aux autres villes, ils savaient aussi qu’il était plus facile de contenir l’agitation dans les villes de province si Paris restait calme.

Cette crainte de l’agitation dans les villes incita le gouvernement à intervenir de mille façons et à contrôler le marché des grains.

Pour assurer un flux constant de subsistances, le gouvernement disposait de ces ingrédients classiques de toute politique gouvernementale en la matière : restrictions à l’exportation, promulgation d’un lieu et d’une heure pour la vente des grains, fixation d’un prix maximum, évaluation des stocks et réquisition appuyée, si nécessaire par la force.

Le recours à la force était de toute façon nécessaire, aussi bien pour contrôler les approvisionnements que pour assurer la liberté du commerce.

Mais elle s’employait avec une bien plus grande économie de moyens contre quelques grands exploitants que contre une population entière de consommateurs. Si les concessions faites à ceux-ci lors de leurs mouvements de protestation avaient pour conséquence des mesures qui décourageaient les fermiers de produire pour le marché (ils pouvaient, comme en l’an II, renoncer à cultiver leurs terres, ou encore nourrir leurs bêtes avec le surplus de leurs grains), le coût immédiat des mesures nécessaires pour s’assurer la coopération forcée des fermiers était bien moins élevé que celui d’un déploiement de troupes contre les consommateurs des villes et des campagnes.

Autrement dit, il fallait plus d’énergie pour contrôler les masses urbaines que pour amener à composition de grands exploitants qui manquaient d’organisation et qui ne savaient à qui s’en prendre pour exprimer leur mécontentement. C’est pourquoi le gouvernement répugnait à sanctionner des foules dont il craignait que le contrôle ne lui échappât, et au contraire mettait en œuvre une politique de contrôle des prix, de réquisitions et de subvention aux importations.

En France comme en Angleterre, employés et employeurs avaient en commun un même intérêt dès qu’il s’agissait de demander des denrées à bon marché. Les deux parties ne pouvaient que donner leur agrément à une politique qui garantirait un approvisionnement suffisant à prix modique ; elles donnaient leur préférence à un contrôle des exportations de grains, à cause des bas prix qui en étaient localement la conséquence. Ainsi les disettes pouvaient-elles induire une alliance entre les travailleurs des villes et leurs employeurs.

Mais c’est seulement en France que, par crainte de cette coalition urbaine, la royauté adopta une politique qui, sans en avoir le dessein, accordait aux villes une bonne partie du revenu de la nation et qui, en créant des distorsions dans le marché, réduisit la capacité globale de production nationale.

La structure des impôts en France avait aussi pour conséquence une redistribution du revenu aux villes, beaucoup de citadins étant exemptés d’impôt. Les redevances féodales jouaient un rôle similaire, leurs bénéficiaires de principe vivant en ville ou au moins y entretenant une résidence.

Et comme les élites politiques et sociales vivaient à la ville, il y avait encore là une bonne raison de persévérer dans une politique qui favorisait les intérêts urbains aux dépens de ceux de la campagne. Le gouvernement protégeait donc les manufactures urbaines de la concurrence de l’étranger et accordait des monopoles à de nombreuses industries-clef orientées vers l’exportation. Les plus protégées étaient celles des produits de luxe, donc des activités urbaines. La disposition qu’avait ainsi la royauté à protéger l’industrie de la concurrence favorisait encore le développement urbain.

Mais le bénéfice qu’elle tirait de cette politique n’allait pas être durable car celle-ci se soldait par une perte pour l’ensemble de la nation.

Samuel Dupont de Nemours avait bien vu ce trait de société français :

Malgré trente ans d’efforts de la raison, de l’arithmétique et de la Philosophie, malgré les principes de la liberté et de l’égalité, les citoyens des municipalités urbaines sont plus disposés que jamais à traiter leurs concitoyens des municipalités rustiques comme des serfs de la glèbe, et à disposer arbitrairement de leur travail, de leur temps, de leurs récoltes et de leurs voitures. Le penchant vers cet abus injuste et funeste de la puissance semble même accru dans les villes par l’opinion de la Souveraineté que les Citoyens de chaque municipalité populeuse se veulent exercer, comme s’ils représentaient la totalité de la République dont ils ne sont que des parties intégrantes, et à qui seule appartient l’emploi de l’autorité souveraine.

Ce trait de société a sa raison profonde : le gouvernement était concentré près de Paris, ce qui est, comme je l’ai souligné, une conséquence de l’organisation politique de l’absolutisme ; là il pouvait devenir l’otage de populations urbaines qui exigeaient des denrées à bon marché ainsi qu’une protection contre les fluctuations abruptes du prix des grains.

Les intendants et autres représentants du pouvoir central résidaient aussi dans les villes et, pour éviter les émeutes, étaient disposés à transiger avec leurs convictions idéologiques pour pacifier les foules. Les intendants répugnaient à employer la force parce qu’on en aurait conclu à l’échec de leur administration et aussi parce que leurs relations ultérieures avec la population n’en seraient devenues que plus difficiles. Les émeutiers ont connu des succès en France à cause de la proximité des intérêts urbains et du centre du pouvoir politique. Cette proximité explique aussi la nette faveur politique qui s’est étendue aux groupes d’influence urbains.

La vulnérabilité du gouvernement au mécontentement des villes a été une des conséquences de la centralisation du pouvoir politique en France.

Des émeutes dans la capitale pouvaient paralyser le gouvernement, tout comme des émeutes dans les nations hautement centralisées et bureaucratiques du tiers monde sont aujourd’hui des menaces pour leur gouvernement, et forcent ceux-ci en fin de compte à des concessions au détriment des campagnes.

Confrontés au mécontentement populaire, au gouvernement français, les responsables abandonnaient immanquablement leur engagement en faveur du libre commerce parce qu’ils entendaient enlever au maximum son caractère politique au commerce des grains. Le gouvernement ne voulait pas que son action fût perçue comme une politique du laissez-faire, et donc jugée comme responsable des disettes. En reniant leur engagement déclaré en faveur du laissez-faire, les pouvoirs publics faisaient des marchands les cibles de la colère populaire.

On n’observe pas en Angleterre un tel parti pris en faveur des villes : les centres de pouvoir y étaient les demeures seigneuriales et les districts des parlementaires.

Aussi, nous l’avons vu, le développement, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, fut-il orienté par un parti pris rural plutôt qu’urbain.

Les élites agraires dominaient les institutions politiques de base et entretenaient des alliances avec les grands commerçants des villes. L’accès lui étant ouvert au pouvoir politique, la classe des propriétaires terriens était en mesure d’obtenir du gouvernement des décisions qui altéraient en sa faveur les termes de l’échange. Les intérêts des fabricants n’avaient pas de poids en face de l’alliance entre marchands et propriétaires. Les émeutes à Londres ne préoccupaient pas excessivement les membres du Parlement, parce que leur base de pouvoir était en zone rurale. Il n’y avait donc pas de lien entre l’expansion du pouvoir de l’État et la croissance démographique de Londres. Le pouvoir politique demeurait aux mains des représentants des circonscriptions rurales.

Dans ce chapitre, j’ai essayé de montrer pourquoi, en Angleterre, ni la crainte d’émeutes ni les émeutes elles-mêmes n’ont entravé le développement d’un marché national des grains relativement libre, pourquoi les émeutes n’ont rien pu contre l’abandon du contrôle traditionnel des approvisionnements, ou contre la manipulation des prix dans l’intérêt des producteurs à travers des subventions à l’exportation.

Au contraire, en France, la crainte de l’émeute influençait le gouvernement au point qu’il maintenait en vigueur une réglementation paternaliste et renonçait à son intention de créer un libre marché des grains d’échelle inter-régionale ou nationale.

J’ai suggéré que ce succès des émeutiers tenait à la vulnérabilité à l’action des foules de l’appareil bureaucratique sis dans les villes, tel qu’il avait été forgé par les rois de France pour administrer le royaume. Le mécontentement rural était loin d’être aussi menaçant pour le régime que l’action des foules dans les villes. C’est la menace que la violence populaire faisait peser sur le réseau de capitales provinciales mis en place par la royauté qui a déterminé la réaction de celle-ci, non la composition sociale des foules en cause.

Les émeutes dans les villes n’étaient pas tributaires d’une participation paysanne, elles étaient un facteur caractéristique de toute politique urbaine. Même si on trouve des paysans dans les mouvements urbains, les décisions politiques qu’ils demandaient étaient dommageables aux intérêts ruraux dans leur ensemble.


Ce texte est extrait du livre de l’historien américain Hilton Root, La construction de l’État moderne en Europe (chapitre 4) dont la traduction en français par Jacques Fauve à été publiée en 1994 dans la collection Libre Échange des Presses Universitaires de France. L’ouvrage est aujourd’hui malheureusement introuvable.

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