La théorie libérale utilitariste

Pourquoi l’éthique favoriserait-elle ce que veut le plus grand nombre à l’encontre du plus petit nombre

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La théorie libérale utilitariste

Publié le 8 juillet 2011
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En contrepoint à l’article de Fabrice Descamps, « Libéralisme et droit naturel ».

Murray Rothbard, L’éthique de la liberté, chap. 26.

Quand Marcel Duchamp revisitait l’utilitarisme.

En tant que discipline distincte et reconnue, la science économique est apparue au 19e siècle, ce qui coïncida hélas ! avec la domination de l’utilitarisme en philosophie morale. Par conséquent, la philosophie sociale des économistes, partisans du laissez-faire au 19e siècle ou de l’étatisme au 20e, s’est presque toujours fondée sur l’utilitarisme. Même de nos jours, l’économie politique regorge de débats assis sur la comparaison entre des “coûts sociaux” et des “avantages sociaux” dans l’évaluation des politiques publiques.

Nous ne pouvons nous embarquer ici dans une critique exhaustive de l’utilitarisme en tant que théorie normative [1]. Nous concernent ici certaines tentatives pour faire de l’éthique utilitariste le fondement de l’idéologie libertarienne ou laissez-fairiste. Notre critique se limitera donc à l’utilitarisme qui a servi d’assise à des philosophies politiques libertariennes ou quasi-libertariennes [2].

Pour résumer, la philosophie sociale utilitariste considère comme “bonne” toute politique qui produit “le plus grand bien pour le plus grand nombre”, chaque personne comptant également dans cette somme, et le “bien” étant défini comme la plus grande satisfaction possible des désirs purement subjectifs des individus composant la société. À l’instar de l’économiste (nous y reviendrons plus loin), l’utilitariste se présente comme “scientifique” et “non engagé”, il soutient que sa doctrine est essentiellement neutre par rapport aux valeurs ; il prétend ne pas imposer les siennes propres valeurs puisque ce qu’il propose n’est que la plus grande satisfaction possible des désirs et besoins de la population.

Or, cette doctrine n’est guère scientifique et d’aucune manière exempte de jugements de valeur. En premier lieu, pourquoi “le plus grand nombre” ? Pourquoi l’éthique favoriserait-elle ce que veut le plus grand nombre à l’encontre du plus petit nombre ? Qu’y a-t-il de si admirable dans le “plus grand nombre” [3] ? Imaginons une société où la vaste majorité des gens abhorrent les rouquins et rêvent de les tuer ; il se trouve en plus que les rouquins y sont peu nombreux. Devons-nous alors admettre qu’il est “bon” que la (vaste) majorité massacre les rouquins ? Sinon, pourquoi ? Le moins que l’on puisse dire est que l’utilitarisme ne suffit guère à construire une argumentation en faveur de la liberté et du laissez-faire. Felix Adler ironise sur les utilitaristes, qui
“voient le plus grand bonheur pour le plus grand nombre comme raison d’être de la société mais qui n’expliquent pas pourquoi le bonheur du plus grand nombre devrait rallier le consentement de ceux qui se trouvent faire partie de la minorité” [4].

Deuxièmement, qu’est-ce qui justifie que chaque personne compte également ? Pourquoi pas un système de pondération ? Voilà qui ressemble à un autre article de foi accepté sans examen par l’utilitarisme, et donc fort peu scientifique.

Troisièmement, pourquoi “le bien” consiste-t-il exclusivement à satisfaire les désirs émotionnels et subjectifs de chaque personne ? Pourquoi ces désirs ne seraient-ils pas soumis à un examen supra-subjectif ? On voit que l’utilitarisme dissimule l’hypothèse implicite que les désirs subjectifs constituent des données ultimes que l’ingénieur social devrait, pour une raison ou pour une autre, s’employer à satisfaire. Pourtant, l’expérience de chaque homme démontre que les désirs individuels ne sont pas du tout absolus ni invariables. Il ne sont pas imperméables à la persuasion, que ce soit celle de la raison ou d’autres formes d’influence : l’expérience et les arguments d’autrui peuvent persuader les gens de modifier leurs jugements de valeur, et c’est ce qui se passe souvent. Mais comment cela se pourrait-il si tous les désirs individuels étaient des réalités élémentaires et, donc, hors de portée d’une persuasion par autrui ? Si ces désirs ne sont pas des données ultimes et que les arguments moraux puissent les influencer, il semblerait en découler que des principes moraux inter-subjectifs existent bel et bien, qui peuvent être discutés et influencer les gens.

Il est assez étrange que l’utilitarisme, tout en posant l’hypothèse que la morale et le Bien sont purement subjectifs relativement à chaque individu, postule la capacité d’additionner, de soustraire et de mesurer, au niveau de la société, les désirs subjectifs des diverses personnes. On postule que les utilités et les coûts subjectifs, une fois additionnés, soustraits et mesurés, donneraient une “utilité sociale nette” ou un “coût social”, ce qui permettra à l’utilitariste de donner un avis favorable ou défavorable sur chaque politique sociale particulière [5]. La théorie économique moderne dite ”du bien-être” est particulièrement habile à trouver des estimations (et même des estimations quantitatives d’allure précise) des “coûts sociaux” et des “utilités sociales”. Or, ce que l’économie nous enseigne en réalité, ce n’est pas du tout que les principes moraux seraient subjectifs, mais qu’en revanche les utilités et les coûts le sont, eux, bel et bien ; que les utilités individuelles sont purement subjectives et ordinales et qu’il est par conséquent absolument illégitime de les additionner ou de les pondérer dans quelque calcul d’utilité ou de coût “social” que ce soit.

[…]

—-
Notes :

[1] Pour l’ébauche d’une critique de l’utilitarisme du point de vue d’une éthique concurrente de la loi naturelle, cf. John Wild, Plato’s Modern Enemies and the Theory of Natural Law, Chicago : University of Chicago Press, 1953 ; Henry B. Veatch, For an Ontology of Morals : A Critique of Contemporary Ethical Theory, Evanston, Ill. : Northwestern University Press, 1971. Sur l’insuffisance de l’utilitarisme comme philosophie politique de la liberté, cf. Herbert Spencer, Social Statics, New York : Robert Schalkenbach Foundation, 1970, pp. 3-16.
[2] Pour des critiques antérieures des approches utilitaristes dans ce livre, cf. pp. 11-13 ci-dessus.
[3] Et que se passe-t-il si, même en termes utilitaristes, on peut obtenir davantage de bonheur en se rangeant aux voeux de la minorité ? Pour une discussion de ce problème, cf. Peter Geach, The Virtues, pp. 91 et suiv.
[4] Félix Adler, “The Relation of Ethics to Social Science,” in H.J. Rogers, ed., Congress of Arts and Science, Boston : Houghton Mifflin, 1906, VII, 673.
[5] De plus, certaines préférences, telles que le désir de voir souffrir une personne innocente, semblent être immorales pour des raisons objectives. L’utilitariste n’en doit pas moins affirmer qu’il faut les inclure dans le calcul quantitatif, non moins que les préférences les plus innocentes ou les plus altruistes. Je dois cette remarque au Pr David Gordon.

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  • Très bon article qui met bien évidence la contradiction entre l’utilitarisme et le libéralisme.

    En fait, je trouve que l’utilitarisme est bien plus apte à justifier moralement un système socialiste démocratique, qu’un système libéral fondé sur la liberté individuelle.

  • « qu’est-ce qui justifie que chaque personne compte également ? Pourquoi pas un système de pondération ? Voilà qui ressemble à un autre article de foi accepté sans examen par l’utilitarisme, et donc fort peu scientifique. »

    Le présupposé de la valeur égale de chaque personne est un vieil héritage des lumières (égalité des conditions avec dissolution des ordres aristocratiques, cléricaux et du tiers état), issu probablement aussi du christianisme (égalité des hommes devant Dieu). Il s’agit bien d’un présupposé éthique, qui est destiné à être posé comme pierre angulaire, et non à être scientifiquement démontré. C’est donc bien un « Article de foi ».

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