Manuel d’économie d’Henri Baudrillart

Rapport sur le manuel d’économie d’Henri Baudrillart par Hippolyte Passy

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Manuel d’économie d’Henri Baudrillart

Publié le 29 mars 2011
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Rapport sur le manuel d’Économie Politique de M. H. Baudrillart

Par Hippolyte Passy

Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1er trimestre 1858.

Ce qui distingue le manuel de M. Baudrillart, c’est la place qu’y occupe l’examen des fondements moraux et philosophiques de l’économie politique.

Télécharger le livre de Baudrillart ici

Parmi les sciences qui ont l’homme et la société pour objet, il n’en est pas qui ait tardé autant à se constituer que l’économie politique. Ce n’est pas que, de tout temps, les phénomènes sur lesquels portent ses investigations n’aient attiré les regards. Ils tenaient trop de place dans la vie de l’humanité ; il en était trop dont les gouvernements avaient à s’occuper pour demeurer inaperçus ; et, en effet, il n’y eut pas d’État commençant à se policer, où ne se soient formées, en ce qui les concerne, des opinions qui prévalurent dans la pratique des affaires ; mais rien, dans ces opinions, n’eut le caractère scientifique. Prises à l’écorce des choses, fondées sur des observations inexactes ou partielles, elles demeurèrent vagues, confuses, incertaines, et ne cessèrent de flotter au gré des accidents et des conjonctures du moment.

A tout prendre, il y eut des opinions, il n’y eut pas de science économique avant le milieu du siècle dernier. Seuls, dans l’antiquité, les philosophes de la Grèce soupçonnèrent qu’il devait exister, en matière de richesse, des principes régulateurs, et réussirent à rassembler quelques observations ingénieuses et vraies ; mais ce fut sans imprimer à leurs recherches une direction suffisamment éclairée, et, comme l’a remarqué Sismondi, sans arriver à voir dans la richesse autre chose qu’un fait dont ils semblèrent ne pas se soucier de découvrir la nature et les causes.

Durant tout le moyen-âge, l’ignorance subsista plus complète encore. Ce ne fut pas avant le xve siècle, que les questions qui déjà avaient préoccupé les Grecs recommencèrent à éveiller l’attention. Plus avancés et plus riches que les autres peuples de l’Europe, les Italiens eurent les premiers à examiner la plupart de celles que soulèvent le commerce, l’impôt, la fabrication et la circulation des monnaies, et quand la découverte de l’Amérique et celle d’une route nouvelle des Indes vinrent changer la situation respective des nations maritimes, la secousse imprimée aux esprits donna naissance à des idées nouvelles. L’Espagne retirait de l’Amérique des sommes considérables d’or et d’argent ; la part qui en revenait à son gouvernement lui permettait de soudoyer des armées nombreuses et d’étendre au loin le cours de ses entreprises : on en conclut que la richesse des nations tenait à la quantité des valeurs métalliques dont elles disposaient, et de celte croyance sortit tout un système économique qui ne tarda pas à se développer et à prendre racine. C’est celui qui, sous le nom de système mercantile ou de balance du commerce, régna presque jusqu’à nos jours, et dont la déplorable influence n’a pas encore cessé d’agir sur quelques esprits. Tel fut l’empire qu’il acquit et conserva, que Voltaire, répétant ce qu’avaient dit avant lui Thomas Morus, Montaigne et bon nombre d’autres écrivains moins célèbres, laissait encore tomber de sa plume cette phrase écrite dans l’article Patrie de son Dictionnaire philosophique : « II est clair qu’un pays ne peut gagner sans qu’un autre perde. »

Le moment approchait cependant où l’économie politique allait enfin sortir de sa longue enfance. La civilisation, depuis deux siècles, avait marché à pas rapides, et dans la plupart des États de l’Europe s’étaient opérées des transformations fécondes en enseignements considérables. Le travail avait cessé d’être le lot méprisé de classes vouées à la servitude; exercé par des mains libres, il étendait de proche en proche le cercle de ses conquêtes. On le voyait multiplier, diversifier, perfectionner de plus en plus ses œuvres, créer des richesses qui, à mesure qu’elles se produisaient plus abondantes, se réalisaient sous des formes en partie nouvelles, et tout, dans le mouvement progressif des faits, contribuait à faire jaillir des lumières qui ne devaient pas tarder à diriger les recherches vers le but même qu’elles avaient à atteindre.

Au nombre des obstacles qui s’opposaient au succès des recherches, comptaient alors, parmi les plus puissants, les idées erronées qui, depuis la découverte de l’Amérique, avaient pris possession des esprits. Les événements accomplis durant le XVIIIe siècle, leur portèrent un coup qui en prépara la ruine. C’était l’Espagne, qui, grâce aux tributs en métaux précieux que lui envoyaient le Mexique et le Pérou, aurait dû être la plus riche des contrées de l’Europe, et elle était devenue l’une des plus pauvres. A un premier moment d’éclatante prospérité avait succédé une décadence continue, et l’indigence ne cessait de croître au sein même de celles de ses provinces qui semblaient le mieux partagées.

D’un autre côté, la Hollande, qui n’avait pas de mines d’or et d’argent dont le produit contribuât à l’enrichir, s’était élevée au plus haut degré de prospérité. En lutte avec des États dont la population était six ou sept fois plus nombreuse que la sienne, elle avait puisé dans son activité commerciale et industrielle les moyens de solder des armées et des flottes de plus en plus considérables, et elle était sortie des crises les plus formidables, réparant promptement les pertes qu’elles lui avaient fait éprouver. Quant à la France, rien de plus frappant que les alternatives de splendeur et de détresse à travers lesquelles elle avait passé.

Autant elle avait paru opulente et prospère durant la première moitié du règne de Louis XIV, autant, durant la seconde, elle avait fléchi sous le poids de misères croissantes. Un trésor vide, des impôts qui, malgré leur multiplication continue, ne rendaient pas assez pour subvenir aux dépenses publiques des provinces où l’indigence ne cessait de s’appesantir, voilà le spectacle qu’elle avait fini par offrir à l’Europe étonnée d’abord de la grandeur de ses ressources. Assurément, de tels faits ne permettaient guère aux esprits éclairés de persister dans l’opinion que la richesse des nations, due uniquement à la quantité des métaux précieux qu’elles attiraient et retenaient dans leur sein, n’avait d’autre principe que ce qu’elles réussissaient à en arracher aux nations étrangères. Force était de reconnaître que des circonstances d’un autre ordre devaient influer sur son accroissement et sa diminution, et que ces circonstances méritaient bien qu’on cherchât à en découvrir et à en constater la véritable nature.

Aussi, dès la fin du règne de Louis XIV, les recherches commencèrent-elles à prendre un cours à la fois plus hardi et plus fructueux. Au lieu de continuer à se concentrer sur ceux des points du domaine économique où se rencontrait l’action directe du gouvernement, elles en abordèrent de plus étendus et s’étendirent jusqu’aux causes générales de la prospérité sociale. C’est ce qu’attesta le caractère nouveau de beaucoup de publications faites en Hollande, en Italie, en Angleterre, et, pour la France, les travaux de Vauban, de Boisguillebert et de quelques-uns de leurs successeurs.

Ce ne fut toutefois que pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’économie politique, dégagée d’une partie des erreurs et des confusions qui avaient pesé le plus lourdement sur sa marche, commença à revêtir la forme scientifique. A une école d’origine française, à l’école dite physiocratique, appartient l’honneur d’avoir déterminé ce changement décisif. Sans doute, cette école, en ne considérant comme productif de richesse que le genre de travail qui s’attache à la terre et en obtient plus de matières brutes que n’en consomme le cours même de ses opérations, commit une méprise énorme ; mais cette méprise ne l’empêcha pas de rendre à la science des services dont on ne saurait trop la remercier. Elle envisagea l’économie politique d’un point de vue élevé ; elle admit un principe fondamental, un fait suprême d’où dérivaient les faits particuliers ; elle lui donna un corps de doctrines plus ou moins liées entre elles, et, grâce à l’activité des travaux auxquels elle se livra, la science devint l’objet d’une attention féconde en découvertes dont le progrès ne s’arrêta plus.

En 1776, huit ans après l’apparition du tableau économique dans lequel le docteur Quesnay et ses amis avaient déposé les résultats de leurs laborieuses méditations, vint le livre qui devait définitivement asseoir la science sur ses véritables fondements. C’est celui que le célèbre Adam Smith publia sous le titre de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il est des vérités d’une puissance telle qu’il suffit qu’elles soient énoncées pour que les sciences, guidées par les clartés qui en émanent, franchissent, en un moment, plus d’espace qu’elles n’en ont parcouru dans tout le cours des âges antérieurs. Ainsi opéra la vérité démontrée par Adam Smith, que la richesse est fille du travail, et qu’elle ne saurait augmenter que dans la mesure où le travail lui-même croît en intelligence, en énergie et en habileté. Certainement, l’idée que le travail crée la richesse n’était pas complètement neuve ; déjà elle s’était rencontrée sous la plume de Hobbes, de Locke, de Galliani, de Genovesi et de quelques autres écrivains ; les physiocrates eux-mêmes avaient fait du labeur agricole la source de toute richesse ; mais cette idée, Adam Smith eut le mérite d’en découvrir toute la valeur, de lui assigner sa véritable place en l’érigeant en principe fondamental, en axiome souverain, et d’en faire sortir la presque totalité des déductions et des corollaires qu’elle recelait en germe. Là ne s’arrêtèrent pas les services qu’il rendit à la science.

Dans une série de dissertations où brille la plus ingénieuse sagacité, Smith fit justice des préjugés et des erreurs admis par ses contemporains, débarrassa les questions les plus complexes des nuages qui en voilaient la solution ; et il est bien peu de parties de l’économie politique qu’il n’ait éclairées d’un jour nouveau et traitées de manière à ne laisser à ses successeurs que le soin de caractériser plus nettement sa pensée et d’achever les démonstrations qu’il n’avait pu conduire à leur dernier terme. Jamais homme ne tira autant de parti des matériaux à sa disposition, et, après en avoir refondu et rectifié le plan, n’éleva à une telle hauteur l’édifice qu’il trouva commencé.

A partir de la publication de l’ouvrage d’Adam Smith, l’économie politique, sûre des principes sur lesquels elle s’appuyait, n’a cessé d’étendre la sphère de ses conquêtes.

Des écrivains d’un savoir profond et d’une intelligence vigoureuse se mirent de toute part à l’œuvre ; les uns s’attachèrent à multiplier les observations, à rechercher, à amasser, à coordonner les plus propres à éclairer les questions à résoudre, les autres à mettre plus d’ordre dans l’exposition des données de la science, à en explorer les parties demeurées obscures, et s’il est vrai que l’économie politique est celle des sciences sociales dont l’enfance s’est prolongée le plus longtemps, il est vrai aussi qu’elle est celle qui, à dater du jour où elle a réussi à en sortir, a grandi avec le plus de rapidité. Que l’on examine bien : on ne tardera pas à reconnaître que, depuis un siècle, aucune autre des sciences sociales n’a ajouté en si large mesure à l’ensemble des connaissances qu’elle se propose de recueillir, n’a découvert, constaté, mis en pleine lumière un si grand nombre de vérités auparavant ignorées ou à peine entrevues; en un mot, n’a réalisé autant de progrès, et de progrès aussi définitivement assurés. Il y a plus : s’il fallait juger de l’état d’une science par le degré d’accord qui règne, au moins en ce qui touche ses principes essentiels, parmi les hommes qui la cultivent, il serait permis de considérer l’économie politique comme celle qui maintenant se trouve être la plus avancée. La France, malheureusement pour elle, est aujourd’hui celle des contrées du monde civilisé où l’enseignement en est le moins répandu ; mais dans les autres, il descend de chaires nombreuses, et partout il est exactement le même, ou s’il présente quelques divergences, elles n’affectent que des points trop secondaires pour que l’unité des doctrines en soit compromise.

Est-ce à dire que l’économie politique soit arrivée au bout des découvertes qu’elle a mission d’effectuer et doive désormais demeurer stationnaire ? Assurément non. Comme toutes les sciences humaines, l’économie politique a devant elle une tâche dont, à aucune époque, elle n’atteindra le dernier terme, et, quand elle en aura achevé la portion qui aujourd’hui occupe ses labeurs, il s’en présentera pour elle d’autres non moins utiles, non moins nécessaires à accomplir.

A la considérer dans sa condition présente, il lui reste évidemment à statuer sur bien des questions qui attendent un plus ample informé, et, à notre avis, à aborder plus résolument des champs sur lesquels elle a droit de parcours, et où elle rencontrerait des lumières qui, sagement recueillies, ajouteraient considérablement à l’évidence ainsi qu’à l’autorité des principes dont elle réclame l’application dans les affaires humaines.

Les économistes, sans nul doute, ont agi prudemment en commençant par confiner et concentrer leurs recherches sur le terrain même où apparaît la richesse matérielle. C’était le meilleur moyen de procéder sûrement, d’éviter les confusions et, en dégageant de tout alliage les faits qu’il fallait constater, d’arriver plus promptement à en bien reconnaître le caractère et la nature. Mais il n’est pas de science sociale qui soit libre de s’isoler complètement. L’économie politique est appelée à étudier des phénomènes qui tous sont le produit de l’activité humaine, et de là, pour elle, l’impossibilité de s’abstenir de l’examen d’une partie des causes qui, en opérant sur l’activité humaine, en déterminent le cours et en rendent les applications plus énergiques et plus fécondes en avantages.

A prendre les choses sous leur véritable jour, l’économie politique, comme toutes les autres sciences sociales, relève d’une science plus générale et plus haute, de la science morale : aussi est-ce dans leur concordance avec les vérités souveraines de l’ordre moral qu’il lui faut aller chercher la preuve définitive, le dernier et concluant témoignage de la réalité des vérités qu’elle découvre et proclame.

Un fait, au reste, bien digne de remarque, en ce qu’il atteste combien sont intimes les liens qui rattachent l’économie politique à la morale, c’est qu’elle n’a pris vie et force que sous le souffle créateur de la philosophie morale. Le docteur Quesnay, le fondateur de l’école physiocratique, avait commencé ses travaux par l’édification d’un vaste système de philosophie morale et politique, embrassant dans ses spéculations tous les modes de l’activité sociale, et ce fut ce qui le conduisit à s’occuper des recherches économiques, auxquelles il a dû sa célébrité. De même, Hutcheson se trouva entraîné, par les convenances du cours de philosophie morale dont il était chargé à l’Université de Glasgow, sur le terrain de l’économie politique, et on sait qu’Adam Smith, qui lui succéda, fut, dès la seconde année de son professorat, amené à traiter des questions économiques et à entreprendre les recherches dont il a consigné les résultats dans son immortel ouvrage.

Au surplus, il suffit de regarder de près les choses pour demeurer convaincu qu’il n’est pas, en économie politique, de règle ou de principe qui n’emprunte sa force à quelque loi de l’ordre moral et n’en soit une émanation plus ou moins directe. C’est là ce qui démontre que la science est dans la bonne voie, ce qui l’autorise à proclamer hautement son droit à être écoutée, à affirmer qu’elle n’est que la science du juste, considéré dans son application aux intérêts divers qu’enfante l’action de l’homme sur le monde matériel; mais cette vérité si évidente pour les économistes eux-mêmes, la science qu’ils cultivent gagnerait assurément en autorité si, sortant un peu de leur réserve habituelle, ils s’attachaient davantage à la faire ressortir toutes les fois que l’occasion s’en présente.

Il est d’ailleurs tellement vrai que l’économie politique a besoin de rattacher les vérités qu’elle proclame à la source élevée d’où elles partent, d’en chercher la sanction dans les plus hautes considérations de l’ordre moral, que la plupart des écrivains dont elle s’honore ont été conduits par la force des choses à le faire, et à montrer au-dessus des lois qu’ils exposent d’autres lois qui leur prêtent un surcroît d’éclat et de puissance. M. Droz a cherché à remplir cette tâche. Scialoja, le docteur Whateley, Bastiat ont placé dans la nature humaine, dans les droits qu’elle confère à tous, les fondements mêmes de la science ; M. Dunoyer a jeté de vives lumières sur ce point dans l’examen qu’il a fait des utilités se résolvant dans les hommes eux-mêmes, et M. Garnier, dans son Traité élémentaire d’économie politique, a suivi les mêmes errements, notamment en montrant dans la sécurité un fait qui ne se produit que dans la mesure même du respect qu’obtiennent, au sein des sociétés, la justice et la liberté, la cause principale du développement de la production ; mais il y a, ce nous semble, à tirer un plus grand parti encore des vérités morales, et à leur donner une place plus distincte et plus large dans les dissertations et les conclusions économiques.

Loin de nous toutefois la pensée qu’il faille aller, dans la route que nous indiquons, au-delà du point où les vérités fondamentales de la science rencontreraient les clartés dont elles ont besoin pour apparaître dans toute leur certitude. Nous n’ignorons pas à quels périls s’exposent les sciences lorsqu’elles s’aventurent hors des limites du domaine qui leur est propre ; mais toute science morale et politique est appelée et à se résumer philosophiquement, et à prouver que les principes qu’elle adopte dérivent tout entiers et directement des hautes vérités à l’empire desquelles la conscience humaine se sent tenue de se soumettre aussitôt qu’elles lui deviennent distinctes. M. Baudrillart, dans la préface de l’ouvrage qu’il vient de publier, fait une remarque dont il y a à tenir grand compte :

« Les sciences morales et politiques, dit-il, sont sujettes à se modifier sans cesse, et les changements que le temps apporte à l’état des esprits et des choses font varier le degré d’importance qu’il convient de mettre au développement de tels ou tels de leurs principes. Chaque époque de l’histoire des sciences a ses problèmes de prédilection comme chaque époque a ses préoccupations particulières. »

Cela est vrai, et pour peu qu’on examine ce que les temps où nous vivons réclament spécialement de l’économie politique, il devient évident que c’est la preuve irrécusable qu’elle est bien, en ce qui touche la richesse et les intérêts qui en produisent la formation et la répartition, la science du droit et de l’équité.

L’économie politique ne saurait échapper à la nécessité d’être toujours un peu militante. Nulle part elle ne trouve les choses aussi bien arrangées qu’elles pourraient l’être ; elle le dit, et elle s’attire des inimitiés plus ou moins ardentes.

Ainsi, jusqu’à présent, elle a eu pour adversaires tous ceux des intérêts existants que les fautes et les violences du passé ont privilégiés aux dépens de l’intérêt général.

Aujourd’hui, outre ces intérêts, elle a à combattre une foule de systèmes nouveaux qui, malgré la diversité apparente des combinaisons sociales qu’ils réclament, ont cela de commun que tous invoquent la coopération de lois coercitives, afin de substituer un cours factice et forcé à celui qu’imprimé naturellement à la distribution des richesses l’action simple et féconde des lois providentielles.

Eh bien ! dans les luttes qu’il lui faut soutenir, l’économie politique ne doit pas se borner à démontrer quels inconvénients résulteraient de l’adoption des systèmes qu’elle repousse, ou quel mal ont fait et continuent à faire les modes d’organisation admis durant les siècles où tout se fit au profit du petit nombre. Bien que, considéré d’en haut, l’utile soit en réalité inséparable du juste, il a le tort inévitable de paraître dépendre en partie des circonstances du moment, et de n’éveiller dans les esprits que des notions auxquelles manque la dignité morale ? Le juste, au contraire, s’adresse directement à ce qu’il y a de plus intime dans la conscience des hommes, et du moment où vient à tomber le voile qui le cache, ses injonctions sont écoutées.

Que les économistes se décident à recourir davantage aux armes que la philosophie morale tient à leur disposition ; qu’ils négligent moins de prouver qu’il n’est pas un des principes dont ils demandent la réalisation qui ne soit l’expression même de quelqu’une des exigences de la justice et de la liberté, et, bien loin de se compliquer, leur tâche deviendra plus simple et plus facile.

Parmi les écrivains qui travaillent à l’avancement de la science, M. Baudrillart, ainsi qu’en fait foi le manuel qu’il vient de publier, est l’un de ceux qui ont le mieux vu et compris ce que demande l’état présent des esprits et des choses. Aussi, ne savons-nous pourquoi, dans la préface de son livre, il semble s’excuser un peu d’avoir ajouté un nouveau traité élémentaire d’économie politique à tous ceux qui ont paru avant le sien. D’abord, avant l’année 1857, la France n’était pas riche en pareils traités. Elle n’en possédait que trois d’une valeur réelle : le Petit catéchisme d’économie politique de J.-B. Say, puis le Traité publié à Genève, en 1839, par Mme Marie Meynieu, ouvrage moins répandu qu’il ne devrait l’être ; car on y trouve exposés, avec une élégance de style et une simplicité de raisonnement qui en rendent l’intelligence facile, les principes les plus généraux de la science ; enfin, l’ouvrage plus considérable, dû à M. J. Garnier, excellent travail, déjà parvenu à sa troisième édition, et bien digne à tous égards du succès qu’il a obtenu. Mais en eût-il existé un plus grand nombre, M. Baudrillart n’aurait pas eu à redouter que son manuel fut de trop, attendu qu’il contient des parties qui lui assignent un rang tout à fait à part.

Ce qui distingue le manuel de M. Baudrillart, c’est la place qu’y occupe l’examen des fondements moraux et philosophiques de l’économie politique. Au lieu de n’aborder les questions, en quelque sorte préalables de la science, qu’incidemment et dans le cours de chapitres divers, l’auteur les a réunies et traitées méthodiquement dans une partie de son livre toute spéciale, et, grâce à ce mode de travail, il a pu jeter sur le sujet des clartés qui, se complétant les unes par les autres, en éclairent à la fois toutes les parties.

Les faits économiques ont-ils des lois ? se présentent-ils avec assez de généralité, de régularité, de fixité, pour devenir matière de science ? Telle est la première question que l’auteur a cru devoir examiner et résoudre. Etait-il nécessaire de poser une telle question dans un temps où il n’y a plus d’homme quelque peu éclairé qui ne sache que tout, en ce monde, est soumis à des lois providentielles, et que, comme la matière elle-même, l’homme a les siennes, présidant aux différentes manifestations de son activité, et ne permettant à la liberté dont il a reçu le don d’en altérer le cours et d’en vicier les résultats que dans une certaine mesure ?

A ceux qui penseraient que l’auteur pouvait s’en dispenser, nous répondrions qu’on a tant et si fréquemment affirmé, en France surtout, que l’économie politique n’est qu’une science conjecturale, que les phénomènes dont elle s’occupe, mobiles et variables par essence, sans autre fondement que le hasard des déterminations humaines, se refusent, faute de constance et de fixité, à toute appréciation véritablement scientifique, qu’il importait de relever l’erreur et de montrer combien elle est grande. C’était là, au surplus, une tâche facile, et M, Baudrillart n’a pas eu de peine à la remplir. A l’occasion de la définition et de la méthode de l’économie politique, M. Baudrillart a rappelé la nécessité de ne confondre, en aucun cas, la science avec son objet pratique.

Avant lui, M. Rossi avait insisté fortement sur ce point. Voici ce qu’en dit M. Baudrillart :

« Le seul objet de la science, c’est de connaître, et le seul reproche qui puisse lui être fait, c’est d’avoir mal observé. Ce n’est point à elle, c’est à l’art qu’il appartient de tenir compte des résistances et des exceptions, et de passer de la théorie à la pratique, l’art est justifiable de la prudence, la science ne l’est que de la vérité. »

Certes, il n’y a rien dans ces assertions que les hommes éclairés aient besoin qu’on leur apprenne, et cependant il est sage de les reproduire dans tout traité d’économie politique, tant est grand encore le nombre de ceux qui, jugeant des vérités scientifiques par ce qu’elles ont d’admissible dans la pratique du moment, tiennent pour de vaines et fausses conceptions de l’esprit toutes celles qui ne sauraient y prendre immédiatement place. Rien pourtant de plus simple que la contradiction qui semble subsister entre la théorie et la pratique. Les sociétés humaines sont nées dans l’ignorance, et, longtemps avant qu’elles eussent acquis les connaissances dont elles auraient eu besoin pour éclairer suffisamment leurs déterminations, il leur a fallu opérer sur elles-mêmes, se donner des pouvoirs, des règles, des lois, des institutions. Qu’en est-il résulté ? Que de combinaisons entachées d’erreur et souvent d’injustice sont sorties des préjugés, des opinions, des intérêts qui, quelque viciée qu’en ait pu être la source, n’en ont pas moins assis leur domination, et jeté des racines qui d’ordinaire leur permettent de résister à tout changement dans l’ordre sous lequel ils se sont constitués et développés. L’économie politique est loin d’être la seule science dont les principes peuvent rencontrer dans les créations du passé, dans la condition où elles ont mis les esprits et les choses, des obstacles qui en arrêtent ou en retardent l’application, toutes les sciences sociales, sans exception, sont exactement dans le même cas.

Prenez, par exemple, la législation. Au nombre des principes qu’elle proclame le plus hautement, figure l’égalité des hommes devant la loi. Mais ce principe si profondément vrai, si conforme aux droits les moins contestables de la justice et de la raison, il y a bien des pays où il est méconnu et repoussé, et où les classes les plus puissantes n’hésiteraient pas à en nier la réalité, si on leur en proposait la consécration légale. C’est que là où subsistent encore soit la servitude des masses, soit seulement des corps de noblesse investis de privilèges exclusifs, règnent des intérêts inconciliables avec les prescriptions du droit commun, et qui, chaque fois qu’ils sont exposés à une attaque, non seulement résistent énergiquement, mais souvent même réussissent à tirer d’une lutte entamée avant l’heure où le succès en serait devenu possible, de nouveaux et plus amples moyens de prédomination. Ainsi peuvent se produire, entre la théorie et la pratique, entre la science et l’art, des oppositions, des contrastes qui, quelque prononcés qu’ils soient, en tel ou tel lieu, ne sauraient enlever aux vérités d’ordre éternel rien de ce qui les constitue, rien de ce qui en fait la certitude absolue. Ces vérités, c’est à la science de les découvrir, de les signaler, de les promulguer; cette œuvre faite, elle laisse à l’art la tâche d’en préparer le triomphe, de choisir, d’employer les moyens les plus propres à ramener dans les voies du droit et de l’équité les sociétés que des méprises et des fautes dues à l’ignorance primitive ont conduites à s’en écarter.

Dans le livre de M. Baudrillart se trouve un chapitre consacré tout entier à l’examen des principes philosophiques de l’économie politique. Après avoir parlé du besoin de l’intérêt personnel qu’il enfante, et montré quelle différence radicale existe entre l’intérêt et l’égoïsme, l’auteur est arrivé à la liberté et a signalé la grandeur du rôle qui lui appartient dans le développement de l’ordre économique. C’est dans la liberté personnelle, dans cette liberté qui, réglée par la justice, ne s’arrête pour chacun qu’au point au-delà duquel elle ne saurait aller sans attenter à la liberté d’autrui, qu’il a placé le principe, le véhicule de toutes les prospérités que peut enfanter le progrès naturel du travail.

Rien, en effet, de mieux constaté par l’expérience de tous les âges. Comparez entre elles les diverses sociétés qui jusqu’à présent ont paru sur la terre, vous trouverez que le bien-être et la richesse leur ont été départis à raison du degré même de liberté dont elles ont joui. Les plus libres ont été celles qui dans leurs labeurs ont déployé le plus d’intelligence et de vigueur, celles qui ont effectué le plus grand nombre de découvertes et les ont réalisées le plus largement et le plus tôt dans la pratique, celles enfin qui ont fait le meilleur emploi des facultés intellectuelles et physiques à l’aide desquelles l’humanité parvient à améliorer sa condition terrestre. A partir des contrées ou régnaient la contrainte et l’esclavage jusqu’à celles où chacun avait droit d’user à son gré de ses forces productives, et des fruits qu’en produisait l’exercice, autant de degrés distincts d’habileté et de puissance industrielles. Nulle part, le travail ne s’est éclairé, animé, perfectionné, n’a fleuri que dans la proportion même où il s’est appartenu, où il n’a rencontré dans ses applications ni entraves, ni gêne, ni contrainte provenant du fait des hommes.

Il est toutefois, au sujet de la liberté et de la responsabilité humaines, un ordre de considérations que M. Baudrillart nous semble n’avoir pas mis suffisamment en relief. La liberté n’a pas seulement pour effet de rendre le travail actif, ingénieux, hardi, fécond dans ses entreprises : en laissant aux efforts individuels tout leur jeu naturel, en permettant à tous les intérêts de se produire et de se développer selon la mesure de puissance respective que leur assignent les besoins de chaque époque, elle a le don d’imprimer aux sociétés l’impulsion qui seule peut les diriger sûrement vers leurs véritables fins.

La liberté, nous parlons de la vraie, laisse les sociétés marcher sous la conduite même de leur auteur ; la contrainte, au contraire, en les plaçant sous celle de règles d’invention humaine, les éloigne nécessairement de la direction qu’elles devraient suivre. De là toujours entre les résultats de la liberté et ceux de la contrainte toute la différence qui se trouve entre les conceptions de la sagesse divine et celles de la sagesse étroite et bornée des hommes.

Aussi y a-t-il un signe auquel se reconnaît aisément ce qu’il peut y avoir de faux, de contraire au bien de l’humanité dans les combinaisons d’ordre économique ou social, c’est la mesure de contrainte, de coercition qu’en exige le succès. Règle générale : tout arrangement, tout système qui ne respecte pas la liberté humaine, qui empiète sur le droit appartenant à chacun d’acquérir, de posséder, de disposer de ses capitaux et de ses labeurs, suivant ses convenances personnelles, est mauvais par essence. Quelque but qu’il ait en vue, au nom de quelque intérêt qu’il se produise, il ne saurait se concilier avec les desseins de la Providence, et de là la certitude que de sa réalisation sortirait plus de mal qu’il ne lui serait donné de pouvoir en supprimer. Un économiste dont la science aura longtemps à déplorer la perte, Frédéric Bastiat, a tiré fréquemment parti de cette considération, et elle lui a fourni bon nombre des arguments les plus décisifs qu’il ait employés dans ses luttes contre les écoles réglementaires et socialistes. Quels sont les rapports de l’économie politique avec les autres sciences ?

Arrivé sur ce terrain, M. Baudrillart a eu à caractériser les liens qui unissent l’économie politique à la morale et au droit naturel, à constater qu’elle leur emprunte toutes les données qu’elle érige en principes fondamentaux. Il ne saurait en effet en être autrement. L’économie politique, c’est la science de la morale envisagée dans ses applications aux relations qu’amènent entre les hommes la formation et l’usage de la richesse ; elle ne serait pas si elle n’était pas cela. Ce qui la constitue, ce qui en affirme la réalité en même temps que la valeur scientifique, c’est l’accord des propositions sur lesquelles elle s’appuie avec la vérité morale, c’est qu’elle n’énonce pas un précepte, une règle qui n’ait la sanction de la justice éternelle.

Jusqu’ici, la plupart des économistes n’avaient considéré la propriété qu’au point de vue de l’utilité sociale, et ils s’étaient contentés d’en parler à l’occasion de la répartition des richesses. M. Baudrillart, au contraire, en a fait l’objet d’un examen spécial, et il lui a consacré tout entier l’un des chapitres dont se compose la première partie de son ouvrage.

Nous l’approuvons fort d’en avoir agi ainsi. La propriété, ainsi qu’il a pris soin de le faire observer, n’est pas seulement le fondement de la société humaine, elle est la véritable base d’une science qui, s’occupant uniquement de la richesse échangeable, c’est-à-dire de la richesse appropriée, ne saurait s’abstenir de rechercher d’où vient et comment opère le droit de propriété. Or, il n’est pas besoin d’y regarder de bien près pour reconnaître que ce droit, l’homme le puise dans la constitution même qu’il tient de son auteur. Tout, dans les besoins dont il subit l’empire, l’appelle, le contraint à s’emparer des produits du monde matériel, à les déplacer, à en modifier, à en altérer les formes, afin de les accommoder à son usage personnel, et cette œuvre que lui imposent les lois mêmes de la nature, il lui serait impossible de l’accomplir s’il n’était libre de se saisir de celles des choses dont elle nécessite la possession dont nul autre ne s’est saisi encore. Puis vient le travail qui, en incorporant aux choses les labeurs intellectuels et physiques de celui qui s’en est saisi, y attache des fruits de sa propre substance, en réalité les empreint de sa personnalité et frappe d’iniquité tout acte qui tendrait à l’en dépouiller.

Ainsi se manifeste et s’exerce le droit naturel de propriété : les lois humaines le constatent et le déclarent, elles ne le créent pas, et quand elles entreprennent de lui assigner des limites, d’en restreindre ou d’en diriger l’application, elles s’attribuent un pouvoir qui ne leur appartient pas et dont elles ne sauraient user utilement. M. Baudrillart remarque qu’il existe, au sujet du droit de propriété, trois systèmes différents, celui des philosophes qui, en général, en font une émanation du moi humain et du droit naturel, celui des économistes qui le font dériver d’une occupation commandée, sanctionnée par l’utilité publique ; enfin celui de la plupart des légistes qui le regardent comme une simple création de la loi positive. (…)

En résumé, tout est bien pensé et bien dit dans le livre de M. Baudrillart. Il était difficile, dans un traité élémentaire, où l’espace fait nécessairement un peu défaut, d’exposer, sans rien omettre d’essentiel, l’ensemble des principes philosophiques de l’économie politique ; l’auteur y a réussi, et il faut lui en savoir d’autant plus de gré que l’entreprise ne manquait pas de nouveauté. Dans les quatre parties du travail où il ne s’agit plus que des lois qui régissent les phénomènes de la richesse, les questions sont traitées avec méthode et précision, partout se rencontrent à très-haut degré l’ordre, la clarté, la bonne distribution des matières. En un mot, les qualités qui font le véritable mérite d’un manuel, c’est-à-dire d’une œuvre principalement destinée à remettre les vérités fondamentales de la science sous les yeux de ceux qui déjà les connaissent, à les faire comprendre et goûter, s’il se peut, à ceux qui les ignorent et auraient besoin de les apprendre.

 

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