La pensée libertarienne

Cet essai de Sébastien Caré est l’une des rares études en langue française sur un sujet trop souvent caricaturé

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La Pensée libertarienne, par Sébastien Caré (Crédits : PUF, tous droits réservés)

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La pensée libertarienne

Publié le 25 octobre 2010
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Sébastien Caré est un universitaire français, spécialiste de la pensée libertarienne. Titulaire d’un doctorat en science politique, il est membre du Centre d’Études et de Recherches Autour de la Démocratie (CERAD) de l’Université Rennes I.

En 2009 il a publié un essai en forme de synthèse sur la pensée libertarienne américaine et ses différents courants :
La Pensée libertarienne
Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale
PUF, 2009, 360 p, 34 €

Cet essai est l’une des rares études en langue française qui fait preuve d’une information rigoureuse et éclairée sur un sujet trop souvent ignoré donc caricaturé.

La revue Liberté politique a publié une recension du livre dans son numéro de décembre (N°47). J’en reproduis ici un extrait avec l’aimable accord de son directeur de la rédaction :

L’enquête généalogique de Sébastien Caré présente les différents courants anti-étatistes dont le libertarianisme bat le rappel. Le libertarianisme, explique Caré, est un néologisme, adopté par les néolibéraux soucieux d’affirmer leur différence au sein d’une droite en pleine mutation. Souhaitant rompre les amarres avec les conservateurs classiques – de moins en moins libéraux à mesure qu’il devenaient impérialistes – et les sociaux-démocratiques – n’ayant de libéraux que le nom qu’ils ont usurpé – les libertariens entendaient renouer avec une tradition individualiste héritée des Pères fondateurs, malmenée à gauche comme à droite, et oubliée depuis la mise en bière des derniers représentants de la Old Right d’avant-guerre.

En s’institutionnalisant, le mouvement systématisera une doctrine qui réussira à transformer une nébuleuse anti-étatiste en une articulation cohérente d’idées libérales. L’étude de cette théorisation, dont les principales productions apparaîtront entre 1973 et 1975, fait l’objet de deux parties de ce livre.
Fédérant autour d’un antiétatisme farouche des traditions individualistes disparates telles que l’anarchisme (de L. Spooner à B. Tucker), le libéralisme classique (de Th. Jefferson à W.G. Sumner) et l’isolationisme (de H.L. Mencken à F. Chodorov), le libertarianisme se présente comme une utopie capitaliste projetant la logique du marché sur toutes les sphères de la vie sociale.

Après avoir restitué la genèse de cette pensée née d’une alliance fugitive entre des néolibéraux anti-conservateurs et la gauche radicale, ce livre propose d’en repérer les fondements épistémologiques et moraux à travers l’étude privilégiée des œuvres de D. Friedman, F. Hayek, R. Nozick, A. Rand et M. Rothbard. Il en explore enfin les horizons d’attente en parcourant le chemin menant de l’anarchie — que les libertariens les plus radicaux souhaitent faire advenir — au Léviathan, qu’ils condamnent tous en chœur.
Initialement, et pour le dire de façon un peu sommaire, les libertariens sont des économistes qu’on qualifie souvent d’ultralibéraux. Ils pensent que le marché concourt mieux que tout autre mécanisme à l’intérêt général par les efforts conjugués de chacun en vue de son intérêt personnel. Pour eux, l’État est l’ennemi toutes les fois qu’il empiète sur la liberté personnelle au nom d’un pseudo-intérêt général. Au sein de ce mouvement, les uns défendent l’État minimal, les autres pensent qu’il est possible de s’en passer et que tout État porte en lui prédation et arbitraire.

« Nous devons être en mesure de proposer un nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination », souhaitait Hayek. « Ce dont nous manquons, écrivait-il, c’est d’une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral qui n’épargne pas les susceptibilités des puissants (syndicats compris), qui ne soit pas trop sèchement pratique, et qui ne se confine pas à ce qui semble politiquement possible aujourd’hui. » Le libéralisme aurait-il fait peau neuve ?

Vu du continent, le souhait formulé par Friedrich Hayek au lendemain de la Seconde Guerre mondiale serait resté lettre morte. Même la social-démocratie se veut « libérale ». À l’abri des regards négligents des intellectuels les plus suspicieux, la mue en utopie désirée par Hayek a pourtant bien été réalisée de l’autre côté de l’Atlantique. Cette mutation que le libertarianisme fait subir au libéralisme s’est opérée à deux niveaux. La systématisation des principes a rompu avec la synthèse conservatrice ; surtout, les libertariens se sont lancés dans un processus de subversion qui les a coupés progressivement du pouvoir et de la réalité. Ce double processus répond au fond à un double refus : celui de l’être, auquel les libertariens entendent substituer un devoir-être, et celui de l’État, que les libertariens souhaitent limiter, voire pour certains abolir. Contrairement à ce que beaucoup croient, Hayek est « un libéral des plus modérés », parce qu’il justifie la légitimité de certains services publics.

Le libertarianisme se donne comme une réponse à la crise rencontrée par le libéralisme depuis le début du siècle. Les libertariens qui se sont portés au chevet de leur aïeul agonisant dressent ainsi un diagnostic récurrent : il aurait manqué à la doctrine un pouvoir d’attraction semblable à celui qui a fait le succès du socialisme. La raison de cet échec ? Le libéralisme aurait cessé d’être une philosophie politique appelant à l’imagination et investissant tous les domaines du vivre-ensemble, pour ne devenir qu’une doctrine économique, trop concrète et pragmatique, et partant, réduite à la défense conservatrice d’un statu quo peu reluisant. Le constat est sévère : « Le libéralisme a été transformé en une croyance stationnaire et rigide. » Quittant les domaines éthiques où il s’était autrefois déployé, le libéralisme aurait à son insu préparé la greffe de son plaidoyer économique sur une défense conservatrice de l’ordre établi. Le pouvoir exige ainsi un supplément de croyance que lui apporte l’idéologie par la dissimulation du réel.

La constante de ce courant de pensée est davantage de vouloir ouvrir le champ des possibles en permettant à chacun de vivre comme il l’entend que de bâtir une société, ce qui suscite le jugement suivant de l’auteur (mais à la fin d’un volume tout entier pénétré de sympathie critique à l’égard de ce courant de pensée) : « Les libertariens ne donnent au fond aucun sens au vivre-ensemble et ne reconnaissent l’existence d’aucun bien commun. » Et l’auteur en est conscient.
On accordera au contempteur en mal d’inspiration et au puriste nostalgique que le néologisme « libertarien », formé à partir de l’américain « libertarian », n’est pas des plus gracieux. Pour le premier, son manque d’élégance ne saurait mieux convenir aux affreux qui s’en affublent, quand le second aurait préféré conserver le mot « libéral » qui, après tout, pourrait bien mieux convenir. Le libéralisme néglige généralement les dimensions morale et isolationniste qu’entend assumer le libertarianisme, et participe de l’instrumentalisation conservatrice du libéralisme classique. Le libertarianisme ne se définissait pas par son extrémisme, mais par son extension à tous les domaines de la vie en société. Il n’est ainsi pas plus intense que le libéralisme, simplement plus général ou plus complet.
L’enquête de Sébastien Caré permet de comprendre un peu mieux la diversité et la démarche de ce courant, analysées avec une précision remarquable. On regrettera seulement qu’il n’y soit rien dit de ses représentants français.

G. LENORMAND

Table des matières

L’ouvrage s’articule en trois temps. Dans un premier, il s’agit de présenter la genèse de cette pensée et de retracer les différentes étapes de sa récente constitution en mouvement. Dans la deuxième, l’auteur tâche de montrer comment la généralisation libertarienne des principes libéraux a conduit les théoriciens à investir le champ de savoir le plus étendu possible. La troisième partie explore la variété des horizons d’attente auxquels les libertariens destinent la société, en empruntant avec eux le chemin théorique menant de l’anarchie, que les plus radicaux espèrent, au Léviathan, qu’ils condamnent à l’unisson.

Introduction. — De l’idéologie libérale à l’utopie libertarienne

PREMIÈRE PARTIE. — LA GENÈSE DU LIBERTARIANISME : UNE FÉDÉRATION D’ANTIÉTATISMES
Chapitre premier. L’enracinement du libertarianisme : la capture d’un esprit antiétatiste
Un antiétatisme moral : l’anarchisme individualiste
Un antiétatisme économique : le libéralisme classique
Un antiétatisme isolationniste : la Old Right
Chapitre II. L’émergence du mouvement libertarien : une rupture avec le conservatisme
La gestation du libertarianisme : une réaction à l’invention du nouveau conservatisme
La naissance du mouvement libertarien : la sortie à gauche du cénacle conservateur

DEUXIÈME PARTIE. — LES FONDEMENTS DU LIBERTARIANISME : DES POINTS DE DÉPART OPPOSÉS
Chapitre premier. Les fondements épistémologiques du libertarianisme : des paradigmes rivaux
Les Chicago boys : le paradigme néoclassique
Le clan des Autrichiens : le paradigme praxéologique
Le cercle randien : le paradigme objectiviste
Un mot sur la méthode de Nozick
Chapitre II. Les fondements moraux du libertarianisme : un « éclectisme éthique »
Les versions conséquentialistes
Les versions déontologiques
La version randienne : une éthique de la vertu égoïste

TROISIÈME PARTIE. — L’ARCHIPEL D’UTOPIES LIBERTARIEN : DES HORIZONS D’ATTENTES VARIÉS
Chapitre premier. Les utopies anarcho-capitalistes
L’utopie anarchiste de Rothbard
L’utopie anarchiste de D. Friedman
Chapitre II. Les utopies minarchistes
Le modèle d’utopie nozickéen : l’État minimal comme méta-utopie
Les deux utopies randiennes : de l’État minimal à la société d’hommes vertueux
Chapitre III. Les utopies libérales
La critique libérale de l’anarcho-capitalisme
L’ « utopie utile » de Hayek : catallaxie et démarchie
Chapitre IV. Quelques pas de plus ? : les utopies libertariennes et leurs ennemis
L’antilibertarianisme économique
L’antilibertarianisme moral
L’antilibertarianisme juridique : le néo-républicanisme

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  • Un livre effectivement très intéressant. Il est bien écrit, et propose une description fouillée du courant libertarien. On reconnaît qu'il s'agit d'un travail universitaire.
    Cependant, il pourrait apparaître un peu ardu à certains. Ce n'est pas un ouvrage de vulgarisatioN.

  • Les commentaires sont fermés.

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