Ces bonnes controverses dans les organisations

Les controverses qui bruissent dans nos organisations sont un formidable levier de création de valeur.

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Controverse By: Leonid Mamchenkov - CC BY 2.0

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Ces bonnes controverses dans les organisations

Publié le 18 juin 2016
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Par Aurélie Dudézert.
Un article de The Conversation

Dans les organisations d’aujourd’hui, nous ne tirons pas assez profit des controverses qui traversent la pratique de travail. Pourtant, celles qui bruissent dans nos organisations constituent un formidable levier de création de valeur.

Qu’est-ce qu’une controverse ?

La controverse, qu’on qualifie parfois de conflit, breaking ou même rébellion, est une situation de débat entre plusieurs acteurs à propos de connaissances qui ne sont pas encore assurées. La controverse peut se développer dans tous les groupes sociaux, dans tous les environnements. Concrètement, elle prend la forme de discussions entre personnes qui ne partagent pas le même point de vue sur une situation, un phénomène ou un objet. C’est bien une différence de points de vue, c’est-à-dire de façons de voir et comprendre les choses qui est à l’origine de la controverse. Le débat se déroule jusqu’à la clôture de cette controverse, soit parce que les points de vue convergent, parce qu’un des points de vue se fait dominant, ou qu’une autre controverse émerge et conduit à oublier la première.

La controverse en organisation

Dans les organisations, sur nos lieux de travail, nous sommes régulièrement confrontés à des objets, à des méthodes qui nous posent problème et que nous comprenons chacun sous des angles différents. Ces objets nouveaux ouvrent ce que l’on peut appeler une controverse. C’est l’arrivée d’une nouvelle carte de cantine pour tous les salariés qui ouvre une controverse sur l’automatisation de la pratique de travail ; c’est la proposition de promouvoir tel ou tel collègue et de le faire changer de position qui ouvre un débat sur ce qu’est l’engagement au travail et le « bon » collaborateur ; c’est la mise à disposition d’un nouveau mobilier de travail qui amène à débattre sur ce qu’est le lieu de travail et ce qu’on attend de cet espace…

Tous les jours, nous sommes interpellés par des changements qui nous interrogent sur le sens de l’action collective et notre place dans cette action collective. Ces controverses, parce qu’elles mettent en mots nos points de vue souvent enfouis et peu exprimés dans l’exécution des tâches quotidiennes, nous aident à construire un sens à ces changements (nouveaux objets, nouvelles méthodes, nouvelles positions) et contribuent à ce que l’on appelle l’appropriation des outils de gestion.

Concrètement, cela signifie que grâce à ces débats, discussions sur les nouveautés, nous les faisons progressivement rentrer dans nos pratiques de travail et définissons l’usage que nous voulons en faire. Cette parole permet ainsi de faire passer le nouvel objet/méthode/position de l’idée à l’action, du concept à la mise en œuvre. Elle est donc indispensable pour toute démarche d’innovation organisationnelle.

Dans un contexte économique et managérial où les organisations cherchent à innover et à libérer l’intelligence collective, cette capacité à manager la controverse est une compétence extrêmement utile pour une entreprise. Elle peut aussi être très utile pour les individus qui composent l’organisation. Nous vivons tous des conflits et des tensions dans nos organisations.

Être conscient que ces conflits et ces tensions sont non seulement normaux, mais peuvent en plus être bénéfiques pour l’organisation, peut nous permettre de vivre la pratique professionnelle de façon plus apaisée et enrichissante. Savoir manager ces controverses peut à la fois accélérer les processus d’innovation dans les entreprises et contribuer à faciliter la vie des personnels d’encadrement.

Pratique de la parole dans l’action collective

En général, nous n’écoutons pas les controverses dans les organisations. Nous n’en avons pas le temps. Il nous faut produire. Surtout, nous n’avons pas envie de prêter l’oreille à ces débats. Nous associons souvent les controverses à la résistance au changement, aux bavardages, aux rumeurs et bruits de couloir, mais peu à la créativité et à la productivité. Ceux qui abordent ces controverses sont vus comme des acteurs qui « font des histoires » et nuisent à l’action collective. Ceci est aussi lié au fait que dans l’entreprise, la parole n’est pas bien vue. Pourquoi ?

D’abord, parce que dans la doctrine managériale (voire sociale), on oppose souvent parole et action. Progressivement s’est développée l’idée que lorsqu’on parlait, on n’agissait pas et que la parole était une perte de temps dans les entreprises où il faut agir, vite et bien. Les paroles s’envolent alors que les actions restent. Pourtant, opposer parole et action dans une entreprise est un non-sens. Une action ne peut se mettre en acte sans parole et une parole est aussi une action.

Les travaux de Karl Weick ont été révélateurs en la matière : pour mener une action, il nous faut créer du sens et cette compréhension ne peut se faire sans parole. Le responsable informatique face à un collègue dont l’ordinateur ne fonctionne plus doit d’abord dialoguer et parler avec ce collègue avant de pouvoir agir. La parole précède l’action et l’action fait naître la parole. La parole est aussi une mise en acte. Elle peut devenir performative et créer un nouvel état. Quand le directeur général de l’entreprise nomme ce responsable informatique directeur des systèmes d’information, il acte par la parole un changement de position de ce collègue.

Nous sommes aussi très méfiants vis-à-vis de la parole car depuis les travaux de Pierre Bourdieu, Roland Barthes ou Michel Foucault notamment, nous avons pris conscience du fait que la parole pouvait être dominatrice. La parole peut être un instrument de pouvoir et de manipulation. Là aussi, ce regard sur la parole nous empêche de voir qu’elle peut être libératrice. À la même époque que ces auteurs, Jacques Lacan mettait en évidence que savoir écouter et laisser murmurer la parole à nos oreilles pouvait nous aider à nous défaire de structures psychiques nous empêchant d’avancer.

La parole recèle toutes ces dimensions. Elle en a également une autre qui est souvent peu mise en avant dans la pratique managériale : elle est créatrice. C’est la parole qui nous permet de créer de nouvelles connaissances et de nouvelles pratiques de travail. Les travaux de Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi sur la création de connaissances en entreprise, comme ceux de Wanda Orlikowski ou Paul Leonardi (travaux dits de la socio-matérialité), ont montré à quel point la parole était déterminante dans les processus d’innovation produits, services ou managériaux. Sans parole, pas de passage de cette connaissance tacite à une connaissance explicite que l’on peut partager avec d’autres et qui permet de créer d’autres connaissances. Sans parole, pas de compréhension et de mise en œuvre de nouveaux outils ou méthodes de travail.

Comment faire pour manager la controverse ?

Si l’on peut reconnaître que la controverse est importante dans une organisation, comment faire alors pour la manager ? C’est une question délicate. Le Laboratoire CEREGE de l’Université de Poitiers a choisi de se pencher sur cette question en coordonnant un ouvrage sur le sujet.

De ces travaux, on peut retenir que pour manager la controverse, il convient d’abord de prêter attention à ces moments où, dans les organisations, nous sommes déstabilisés, cherchons des repères, et sortons souvent des postures habituelles et routinières que nous prenons sur le lieu de travail pour revenir à ce qui structure fondamentalement nos pratiques de travail. Ces moments prennent la forme de débats, parfois houleux, s’exprimant dans des lieux et des formes différentes. Accepter ces débats, les écouter et les accompagner plutôt que d’essayer de les étouffer peut permettre de créer de nouvelles connaissances ou de nouvelles pratiques de travail.

Offrir la possibilité du débat et de la discussion est aussi un bon moyen de manager la controverse. Créer des lieux d’échanges permettant à chacun de s’exprimer au quotidien permet en particulier de développer un lieu où les controverses peuvent s’exprimer naturellement. Elles ne s’échapperont pas dans des endroits ou des moments inattendus qui généreraient inconfort et tension. Offrir de tels lieux permet par exemple d’éviter que la controverse ne resurgisse sous la forme d’un conflit ou d’une altercation en pleine réunion. Offrir de tels lieux permet aussi aux acteurs d’apprendre à pratiquer la controverse.

Toutefois, cette pratique managériale de la controverse ne peut se faire que s’il y a de la confiance entre les acteurs de l’organisation. Or, la confiance se construit au cours de la pratique de travail, dans l’écoute mutuelle. C’est là que la pratique de la controverse devient compliquée. Pour qu’il y ait confiance et expression des controverses, il faut qu’il y ait eu parole au préalable. Ainsi, pour que les entreprises innovent et libèrent l’intelligence collective comme elles semblent le souhaiter, il conviendrait qu’elles acceptent d’avoir confiance en leurs salariés et réciproquement. Pour beaucoup d’organisations, il ne s’agit rien de moins que de créer une nouvelle relation au salarié.

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  • L’exemple scandinave : il n’y a pas de droit de grève dans la fonction publique mais il y a concertation réelle à tous les niveaux et dans toutes les structures. NB la concertation est un échec dès lors que les cadres (petits chefs et directeurs divers) sont incompétents ( fréquent dans le secteur public mais présent aussi dans le privé) ou caractériellement inappropriés

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