Jules Charles-Roux : savon, paquebots et politique

Jules Charles-Roux a été le « Grand Marseillais » de son temps, l’ami des félibres et des artistes, homme de lettres et homme d’action.

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Jules Charles-Roux : savon, paquebots et politique

Publié le 12 juin 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Jules Charles-Roux, Wikimedia Commons
Jules Charles-Roux, Wikimedia Commons

En janvier 2016, le décès de la romancière Edmonde Charles-Roux a été l’occasion pour la presse d’évoquer l’illustre famille bourgeoise dont elle était issue. Son grand-père Jules Charles-Roux (Marseille, 14 novembre 1841 – 6 mars 1918) ne s’est pas contenté d’être une « huile » de Marseille. Cet industriel et armateur, dont les favoris et les moustaches lui donnaient un air à la François-Joseph, a été également publiciste, économiste, mécène, homme politique, brillant dans tous les genres qu’il a pu aborder.

Il a été le « Grand Marseillais » de son temps, l’ami des félibres et des artistes, homme de lettres et homme d’action. « Si on fait un peu de bruit à Marseille, on y accomplit beaucoup de travail » disait cet amoureux de sa petite patrie.

Les Roux se sont fait un nom, et même un double nom depuis le décret de 1910 légalisant « Charles-Roux », à Marseille depuis le début du XVIIIe siècle. Venu de Digne, le premier d’entre eux avait été un prospère marchand de fruits. Son fils, marchand-saleur, meurt prématurément. Le petit-fils Jean-Baptiste Charles Roux s’oriente vers la savonnerie, industrie florissante et « noble » de la cité phocéenne : le savon est de Marseille comme les bêtises de Cambrai et les lentilles du Puy. Médaillé aux expositions universelles (1866, 1862, 1867), Charles Roux occupe les fonctions d’un négociant distingué (Chambre de commerce, Tribunal de commerce, Prud’hommes) tout en témoignant d’un goût pour les arts qu’il va transmettre à son fils : il est violoniste, écrivain d’occasion, peint des aquarelles et n’hésite pas à acheter un Delacroix à une époque où la chose n’allait pas de soi.

Né au domicile familial, à deux pas de la savonnerie, seul garçon, ayant perdu sa mère très jeune, il est élevé par son père, se partageant entre la ville et sa campagne de Sausset où le château construit par Charles Roux domine la ville.

Son père ne se contente pas de lui donner une éducation artistique, il l’a préparé à prendre sa suite. Son baccalauréat en poche, Jules a suivi l’enseignement de la faculté des sciences de Marseille puis les cours du grand chimiste Chevreul à Paris. Loin de la formation pratique, sur le tas, qui est la norme, il dispose ainsi d’un bagage scientifique qui va lui permettre de donner toute sa mesure.

Il effectue un voyage au Moyen-Orient, suit les travaux du canal de Suez et se lie avec Ferdinand de Lesseps.

Un patron libéral et social

À 25 ans, il entre dans la savonnerie familiale et en devient seul gestionnaire à la mort de son père en 1870. Il épouse Edmonde Canaple, nièce d’un savonnier et député d’Empire. Son beau-frère, Charles Canaple, devient son associé en 1876. Il installe un laboratoire où Caillol, « chimiste distingué » fait des essais, expérimentant les corps gras nouveaux. Cette approche scientifique se complète d’une modernisation de l’usine : la vapeur est substituée au feu-nu, le nombre de séchoirs augmenté permettant la baisse du prix sans altérer la qualité du produit. Avec la construction de deux nouvelles usines, il peut tripler sa fabrication qui représente 10 % du savon marseillais produit en 1890. A côté du savon marbré bleu traditionnel, il commercialise un savon blanc de ménage et un savon blanc de teinture pour l’industrie. La société Charles Roux fils est médaillée en 1876 et 1878.

À la grande exposition de 1889, il siège au Jury comme rapporteur pour la savonnerie. Il se veut le défenseur de la tradition contre les « fraudeurs » qui introduisent des matières minérales et terreuses ou trop d’eau dans la composition de leur savon. Le savon « mélangé », savon unicolore à base d’huile de palme, qui mousse abondamment, est meilleur marché : pour Charles-Roux, il « laisse la place ouvert à l’imprévu et place le consommateur à la discrétion du fabricant, de sa délicatesse et de sa loyauté ».

Il lutte également contre la loi du 30 décembre 1873 qui taxe huiles et savons et instaure une « inquisition fiscale » : « le fabricant a cessé d’être maître chez lui ; les agents du fisc l’ont remplacé dans la direction et la surveillance. […] Dans ces conditions, l’industriel livre à l’administration son usine, ses installations, ses procédés de fabrication, ses opérations commerciales, ses débouchés. »1 Après un long combat politique, il finit par obtenir la suppression des droits en 1878.

Ses fonctions politiques l’amènent à confier la direction à son beau-frère, et la savonnerie devait être vendue au groupe Lever au moment de la Grande guerre.

Président de la Caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône (1886-1915), il est soucieux de la question sociale. Il déclare devant le conseil municipal de Marseille en avril 1889 : « l’ouvrier est plein de courage et d’honnêteté ; il ne demande qu’à être aidé pour supporter vaillamment les rigueurs de son sort ; notre devoir est de l’aider. » Pour lui, les lois sociales votées au Parlement doivent être complétées par l’initiative individuelle, « levain de toute action réellement féconde ». Il s’oppose à tout ce qui entrave la liberté du travail : la durée du travail des enfants et des ouvriers doit être résolu au sein de l’entreprise.

Il ne s’agit pourtant pas de préconiser la charité qui n’apporte que des palliatifs mais trouver des « remèdes », notamment en renforçant la famille : « l’œuvre du logement est la plus efficace, puisqu’elle fonde le foyer domestique. » La Caisse d’épargne finance sur ses fonds propres la construction de maisons ouvrières à la Capelette, puis donne naissance à une Société des habitations salubres et à bon marché (1889). Le rendement des maisons individuelles étant trop faible, l’accent est mis sur les immeubles sociaux.

Comme député, il s’efforce d’obtenir que les caisses d’épargne soient libres d’opérer elles-mêmes le placement du tiers du total des dépôts : il se rapproche des représentants de la gauche libérale tels Léon Say, Édouard Aynard et Jules Siegfried. Il s’agit de s’opposer à un État trop centralisateur. Il se fait, au conseil municipal, le défenseur de la construction d’un nouveau réseau d’égouts pour supprimer les « fabriques de fièvre typhoïde et de diphtérie »

Il préconise également une démocratisation de l’art : il vaut mieux que les travailleurs entendent Carmen que de « passer leurs dimanches et leurs soirées dans une tabagie, pour se gorger d’alcool et écouter des chansons obscènes ou idiotes ». Il crée ainsi des concerts populaires de musique classique en 1880. Il faut combattre le socialisme « non par des paroles mais par des actes ».

Libéralisme et colonialisme

À la différence d’Édouard Aynard, autre homme d’affaires libéral et colonialiste, sa carrière politique a été relativement brève, conseiller municipal à Marseille, député de 1889 à 1898 et conseiller général.

À l’exception d’une candidature sans succès sous le Second Empire, il entre en politique tardivement : conseiller municipal à 46 ans, député à 48 ans. Il a rallié sans état d’âme la république après 1870 et se soucie avant tout de défendre les valeurs du libéralisme. Il se veut un républicain sans épithète, « dégagé de tout esprit sectaire et intransigeant » : « J’ai la prétention de faire de la pratique et non de la théorie » aime-t-il dire. L’Angleterre est son modèle et Gladstone son idole.

Pour lui « les idées libérales viennent de la Révolution. Elles sont l’essence même de la République », le jacobinisme n’est pas républicain. Les libéraux à la différence des autres « partis » « n’ont à offrir après la victoire ni places ni prébendes à ceux qui les suivent. » Le libéralisme est trop récent et moderne pour s’imposer facilement : « Il faut un temps très long et des expériences répétées pour faire pénétrer ces idées de relativité dans l’esprit des gens imbus du préjugé de l’État sauveur. » Il dénonce l’idée funeste d’un État « providence naturelle des sociétés » et les « médecins sociaux » qui inventent sans cesse de nouvelles opérations.

Il fonde une Ligue populaire antiprotectionniste fondée sur trois thèmes : le protectionnisme ruine le Midi au profit du Nord, sacrifie l’industrie et le commerce au profit de l’agriculture, appauvrit les classes moyennes et ouvrières au profit d’intérêts particuliers. Une manifestation de masse réunit 25 000 personnes dans le centre de Marseille le 14 décembre 1891.

Voyant la difficulté de défendre le libre-échange et d’empêcher la hausse des tarifs douaniers sur les graines oléagineuses et les sucriers, il renonce rapidement à se faire réélire et quitte toute fonction politique en 1898.

Porte-parole du libéralisme économique, contre les orientations protectionnistes défendues par le défenseur des intérêts agrariens, Jules Méline, il était également un grand avocat du colonialisme : il soutient l’expansion française en Tunisie, au Dahomey et à Madagascar. Marseille, « porte de l’Afrique et porte de l’Orient » bénéficie largement du commerce colonial.

Sa préoccupation, ici comme ailleurs, est « le développement et la prospérité de Marseille » qui souffre de la concurrence des ports du nord (Hambourg, Anvers, Rotterdam) qui l’ont supplanté. Comme Jules Ferry, il voit dans la colonisation un remède à la surproduction et un débouché pour l’industrie. « Pourquoi avons-nous des colonies si ce n’est pour y faire du commerce ? » De même, il partage les opinions du Vosgien sur la nécessité des colonies pour rester une grande puissance : « Qui oserait prétendre que la parole de la France pèserait du même poids dans la politique mondiale si, en même temps qu’elle est une grande puissance européenne, elle n’était aussi une grande puissance asiatique et africaine et on peut même ajouter la plus grande puissance musulmane africaine ? »

Il est le fondateur de plusieurs comités coloniaux, président de l’Union coloniale française (1903) et de la Société de Géographie de Marseille (1886-1898)2, ami de Gallieni et Lyautey, dont il favorise la carrière. À l’Exposition universelle de 1900, il organise le pavillon colonial au Trocadéro. Aussi n’est-ce pas un hasard si la première véritable exposition coloniale se tient à Marseille en 1906, dans les jardins du Prado : il en est le commissaire général et il s’efforce avec plus d’espace et de ressources d’exalter « cette manifestation de la grandeur et de la richesse de la France ». Lors de la séance d’inauguration des travaux du Congrès, il exalte le « génie de la France fait de lumière et de bonté » et sa « mission civilisatrice ».

Les milieux parisiens, centralisation oblige, n’accordent qu’une attention limitée à cette manifestation provinciale qui remporte néanmoins un grand succès avec plus de 1 800 000 visiteurs. Divers ouvrages de propagande coloniale naissent de sa plume : Les voies de communication et les moyens de transport à Madagascar (1898), L’isthme et le Canal de Suez (1901), Nos colonies à l’Exposition de 1900 (1901)…

L’armateur : le patron de la CGT

À partir de 1900, il accède à la présidence de plusieurs compagnies maritimes, entamant une nouvelle carrière d’entrepreneur : l’âge n’a en rien affaibli sa vitalité, sa lucidité et son savoir-faire. Il faut être une personnalité d’envergure pour s’imposer dans l’univers impitoyable de l’armement maritime.

En fait, il était entré au conseil de surveillance de la Compagnie marseillaise de navigation à vapeur en 1878, utile école d’apprentissage, ce qui l’amène à s’intéresser à l’étang de Berre dont il entrevoit le brillant avenir : en 1899, il fonde, avec Alfred Fraissinet, les Chantiers et Ateliers de Provence à Port-de-Bouc et à Marseille. Il est très préoccupé par la modernisation et le développement des ports français, notamment le Havre. À ses yeux, la tutelle étatique contribue à étouffer l’essor des grands ports de notre pays.

En 1904, il prend la tête de la Compagnie Générale Transatlantique alors en graves difficultés financières, face à la concurrence des Allemands et des Anglais, et contribue à lui donner un nouvel essor.

Il fait construire de grands paquebots coûteux où le confort est privilégié aux dépens de la vitesse. 45 navires seront lancés sous sa présidence. Sur la ligne de New York apparaissent « La Provence », « Le France » second du nom, seul paquebot français à 4 cheminées, et d’autres unités moins luxueuses tels « Chicago » et « Floride » pour toucher la clientèle des émigrants pour le Nouveau Monde. Lors du lancement du France en 1910, il déclare : « Je tiens à ce que ce paquebot soit avant tout très confortable… Ce ne sont pas les tapisseries des Gobelins qui attireront les Américains à notre bord. C’est le confort, un service soigné et surtout une bonne table complétée par une bonne cave. » Le navire est surnommé le « Versailles des mers ».

Il en est de même des lignes méditerranéennes avec « Charles-Roux », premier bâtiment de la Marine française doté de turbines, lancé à Saint-Nazaire le 25 septembre 1907 puis opérant sur la ligne Marseille-Alger en 1909. Il ouvre aussi de nouvelles lignes sur l’Atlantique Nord et la méditerranée. La création d’une ligne régulière vers le Maroc se fait en collaboration avec Lyautey.

Il exerce par ailleurs la présidence de plusieurs autres sociétés ayant un lien avec le transport maritime (chantiers navals, banques et compagnies d’assurances) et devint enfin président du comité central des Armateurs de France de 1910 à 1917.

Un amateur éclairé

Mécène des peintres de l’école provençale (Torrents, Monticelli, Suchet) et ami de Gustave Ricard, portraitiste reconnu, il est un des piliers du Cercle artistique de Marseille et se montre ardent défenseur de la décentralisation artistique. Il finance la fondation du Museon Arlaten à Arles et soutient le mouvement du Félibrige. Grand admirateur et ami de Mistral, il organise les fêtes du cinquantenaire de Mireille à Arles en mai 1909.

Il signe plusieurs ouvrages sur « le passé historique, littéraire et artistique de la Provence » sous le titre générique Souvenirs du Passé : Essais sur la Provence artistique et littéraire, les ruines de la Vallée du Rhône, Les légendes de Provence, etc. Vient ensuite une série de monographies des villes de Provence. Il n’écrit pas pour les savants mais pour le grand public, dans le droit fil de son combat pour la décentralisation, avec la collaboration d’une jeune journaliste, Jeanne de Flandresy : « on peut causer avec vous comme avec un homme, et vous êtes une femme (…) vous êtes une véritable perle ».

Il souligne dans Le cercle artistique de Marseille « l’antipathie obligatoire entre le culte des arts et la profession de commerçant, d’industriel et de financier » : « Il n’était pas permis aux gens de commerce et d’industrie d’aimer les tableaux et, dans tous les cas, ils n’auraient pas pu l’avouer et surtout en acquérir, sans porter atteinte à leur crédit. » 3

Son château du Sausset est un temple de l’art où s’entassent toiles, meubles anciens, tapisseries d’Aubusson et faïences de Moustiers et de Marseille. Son goût pictural reste néanmoins dans la moyenne du temps. Il connaît la consécration culturelle par son élection à l’Académie de Marseille dans la classe des Beaux-Arts en 1889 : mais sa présence y sera des plus discrètes.

Jules Charles-Roux a été statufié de son vivant ! Un comité s’était constitué après l’éclatant succès de l’Exposition de Marseille et souhaitait témoigner la gratitude des Marseillais. Denys Puech, grand prix de Rome, est chargé de réaliser un buste. Le piédestal confié à Auguste Carli se compose de deux figures : l’allégorie de Marseille et un « Tirailleur arabe ». Si l’œuvre est remise au bénéficiaire en 1907, c’est seulement après son décès que le monument sera installé dans le parc Chanot en présence du maréchal Lyautey. Il se trouve aujourd’hui dans le hall du pavillon de Marseille et de la Provence.

À lire : Jules Charles-Roux, le grand Marseillais de Paris, éditions Marines 2004, 127 p.

La semaine prochaine : Jean Dupuy

  1. Jules Charles-Roux, Vingt ans de vie publique, p. 429-445
  2. « La géographie peut être appelée la sœur aînée de la colonisation » in  Exposition coloniale de Marseille, 1906. Compte-rendu des travaux du Congrès colonial…, 1908, t. I, p. 13
  3. Souvenirs du passé : le cercle artistique de Marseille, 1906, p. 5-6
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