Ces économistes firent de la paix la seule politique possible

Les physiocrates ne furent pas simplement des économistes au sens moderne, mais aussi des artisans de paix.

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Paix, lors d'une manifestation Je suis Charlie (Crédits : Emilien Etienne, CC-BY 2.0), via Flickr.

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Ces économistes firent de la paix la seule politique possible

Publié le 14 avril 2016
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Par Benoît Malbranque.
Un article de l’Institut Coppet

Manifestation pour la paix
Paix, lors d’une manifestation Je suis Charlie (Crédits : Emilien Etienne, CC-BY 2.0), via Flickr.

Les physiocrates sont les premiers à avoir posé scientifiquement les principes du libre-échange, et, d’une manière générale, du libéralisme économique. Or ce sont ces principes mêmes qui mènent irrémédiablement à la paix. L’un des physiocrates, l’abbé Roubaud, a exprimé avec une certaine fierté cette vérité que le libéralisme économique, défini rationnellement, ne peut mener qu’à la paix entre les nations. Il s’est ainsi vanté du fait d’avoir posé, avec ses amis de l’école physiocratique, les principes sur lesquels la paix universelle serait la seule politique possible.

« Nous ne donnons pas ici des projets de paix universelle, les projets n’ont été peut-être jusqu’à présent que des rêves de gens de bien ; mais nous exposons des principes de paix universelle, et ces principes sont puisés dans l’ordre ineffaçable de la nature. Qu’on nous prouve que les lois de la nature ne doivent pas donner le repos au monde, et que Dieu a mis les hommes sur la terre pour qu’ils s’entre-égorgent et s’entre-détruisent ; alors nous rougirons d’avoir voulu confondre les peuples en un seul peuple, en une seule famille dans le sein de la paix, de l’abondance et du bonheur. » (Roubaud, 1769, p.361-362)

La définition de la richesse fournie par les physiocrates les pousse à ne pas sombrer dans la défense aveugle de la guerre. Pour eux, la grandeur d’une nation se mesure à sa population et au bien-être dont ses habitants jouissent. En accord avec cette conception, les militaires ne sont pas vus comme des agents productifs. Ils détruisent beaucoup, et leur solde est pris sur le contribuable, rappelle Quesnay dans ses Maximes (1757b, pp.355-357).

Les guerres improductives

Les guerres sont donc improductives selon les physiocrates, et quand bien même l’une d’elles pourrait-elle s’avérer avantageuse pour le Trésor public (ce dont ils doutent, avec raison), l’honneur de la nation en perdrait suffisamment pour rendre méprisable et non souhaitable une telle attaque.

« Un bon gouvernement, affirme ainsi Quesnay, exclut tout prétexte absurde de guerre pour le commerce, et toutes autres prétentions mal entendues ou captieuses dont on se couvre pour violer le droit des gens, en se ruinant et ruinant les autres. Car pour soutenir ces entreprises injustes, on fait des efforts extraordinaires par des armées si nombreuses et dispendieuses qu’elles ne doivent avoir d’autres succès qu’un épuisement ignominieux qui flétrit l’héroïsme des nations belligérantes et déconcerte les projets ambitieux de conquête. » (Quesnay, 1757a, p.658)

Comme on le lit clairement dans l’extrait, mener des guerres pour soutenir le commerce est selon Quesnay une grande erreur, car ces guerres ne forment que des monopoles, dont il dit ailleurs qu’ils sont « toujours funestes aux nations qui ne distinguent par leurs intérêts de ceux de leurs commerçants, et qui se ruinent à soutenir des guerres pour assurer, aux agents nationaux de leur commerce, un privilège exclusif qui leur est préjudiciable à elles-mêmes. » (Quesnay, 1766, pp.489-490)

Un autre physiocrate, Mercier de la Rivière, a tiré de ces faits toutes leurs conséquences et a très bien décrit l’unité d’intérêt de toutes les nations : cette idée que l’enrichissement d’une nation ne peut faire autrement que provoquer l’enrichissement des autres, et que de cette façon toutes les nations ne font qu’une, et que tous les peuples sont frères, ainsi que Dieu l’a voulu :

« Par l’ordre de la Nature, le bonheur particulier de chaque Nation est destiné à l’accroissement du bonheur général des autres Nations ; pour en profiter, elles n’ont autre chose à faire que de n’en point contrarier les influences ; de ne point mettre des entraves à la liberté qui doit les rapprocher, les unir, ne faire d’elles qu’une seule Société. » (Mercier de la Rivière, 1792, pp.242-243)

C’est la doctrine que nous avons trouvé chez Sully, mais y est désormais ajouté l’impératif du laissez-faire et du respect de l’ordre naturel comme principe structurant. Y est aussi ajoutée une argumentation serrée, qui rend l’engage-ment pacifiste plus utile car plus solide.

L’engagement des physiocrates

Cet engagement, dans quels termes s’exprime-t-il au sein de l’école physiocratique ? Si l’on reprend les écrits de Mercier de la Rivière, on trouve une Lettre sur les économistes, (par les économistes, il faut entendre les physiocrates, car ils se faisaient appeler « les économistes »), dans lequel il a résumé la position de l’école sur l’union naturelle entre les nations :

« L’Économiste embrasse dans ses vues toutes les Nations policées ; il les considère comme ne formant entre elles qu’une seule et même famille ; il les voit toutes naturellement unies par les liens d’une unité réciproque ; il en conclut que la paix est le seul état qui convienne à leur intérêt commun ; que cet intérêt commun, qui, pour elles, comme pour le simple particulier, constitue dans la sûreté de leurs droits de propriété, et dans la liberté de les exercer, doit être la base de leur politique, qu’il doit dicter tous leurs traités, attendu que, sans lui, sans sa garantie, il est impossible de rendre les traités durable, de leur donner aucune solidité. » (Mercier de la Rivière, 1792, p.245)

La seule solution, assure Mercier de la Rivière, pour qu’une nation puisse profiter des avantages de la liberté et de la propriété, c’est qu’elle ne porte pas atteinte à la liberté et à la propriété des autres nations, sans quoi elle se perdra, et ces deux éléments avec elle, dans le tourbillon de luttes guerrières incessantes. Et cet avertissement, qui est presque un ordre, Mercier de la Rivière l’énonce avec force :

« Une nation ne peut établir solidement ses droits de propriété et sa liberté que sur le devoir qu’elle se fait de ne jamais attenter sur les droits de propriété et sur la liberté des autres peuples. » (Mercier de la Rivière, 1767, p.533)

La paix, et, avant elle, la pacification et la démilitarisation, sonnent donc comme autant d’impératifs pour les gouvernements.

Vers la confédération européenne

Viennent ensuite les conseils, d’ordre organisationnel ou politique. Les physiocrates proposent l’établissement de confédérations, notamment une grande confédération européenne. Et Mercier de la Rivière de noter : « Une confédération générale est l’état naturel de l’Europe. » (Mercier de la Rivière, 1767, p.531) Et plus loin, le même auteur en vient à souhaiter une confédérati mondiale des nations, qui réunirait les différents peuples dans un même ensemble, pour protéger ensemble leurs droits et leurs libertés. Il anticipait donc aussi bien l’Union Européenne que l’Organisation des nations unies.

Ce qu’il y a de très intéressant, quand on étudie l’avis des physiocrates en tant qu’école de pensée, c’est de le mettre en balance avec la position de l’un des leurs, le plus jeune d’entre eux : Pierre-Samuel Dupont de Nemours (1739-1817). Économiste brillant, il semble, sur le sujet de la paix et de la guerre, s’être détaché encore davantage que les autres des préjugés mercantilistes favorables à la guerre. Dans quelques morceaux de grande vérité, il les attaque sans ménagement :

« Les Peuples les plus sages se sont fait des guerres sanglantes pour des prétentions insensées et ruineuses ; aucun n’a voulu voir qu’une guerre de commerce n’était jamais qu’une barbare extravagance qui va directement contre son objet ; que l’on ne pouvait attaquer le commerce de ses voisins, sans diminuer le sien propre ; et que s’opposer aux ventes de son ennemi, c’était borner ses achats, c’était lui enlever le moyen de payer les choses que l’on serait bien-aise de lui vendre, que l’on a besoin indispensable de lui vendre. » (Dupont de Nemours, 1764, p.15)

Il faudra bien avoir à l’esprit ce type de prise de position quand nous traverserons la Manche pour lire les aperçus des fondateurs anglais comme David Hume, qui resta parfois dans une certaine ambiguïté vis-à-vis des avantages du commerce et de la paix entre les nations.

Pour revenir maintenant à Dupont de Nemours et à ses idées sur les guerres commerciales, ces guerres que Colbert considérait comme naturelles et que les mercantilistes tous ensemble trouvaient utiles et productives, l’évidence est que notre auteur ne se rangera pas à de tels principes. C’est de toute sa force qu’il dénonça la guerre économique, celle que les nations se font avec les droits de douanes, les prohibitions, les quotas, etc., toutes des idées défendues par les mercantilistes et les protectionnistes de son époque. Nous avons d’abord cité un passage de la jeunesse de Dupont de Nemours ; citons maintenant une œuvre de sa maturité.

« Les douanes, affirmera-t-il un jour devant l’Assemblée, sont une espèce d’hostilité réciproque entre les nations. Elles se font la guerre avec des impôts, même quand elles cessent de se la faire avec des canons, et il en est de cette guerre fiscale comme de toutes les autres ; les avantages les plus brillants qu’elle semble procurer ne valent pas les frais qu’elle coûte et les maux intérieurs qu’elle cause. » (Dupont de Nemours, 1796, p.875)

Comme le laissent supposer le ton et la date de ce passage, lors de la Révolution française, l’idéal pacifiste des physiocrates s’est transformé en actes. L’école de Quesnay avait perdu presque tous ses membres, sauf Dupont de Nemours et Louis-Paul Abeille. À l’Assemblée, c’est Dupont de Nemours qui se chargea de défendre l’idéal de ses amis, et dans un Projet de décret de 1790, il proposa qu’on écrive une loi pour garantir la paix, dont le premier article serait le suivant :

« La Nation Française ne se permettra aucune guerre offensive pour s’emparer du territoire d’autrui, ni pour porter atteinte aux droits ou à la liberté d’aucune Nation. » (Dupont de Nemours, 1790)

L’Assemblée refusa le projet de loi, et notre politique étrangère ne prit pas ce virage pacifiste et non-interventionniste que les physiocrates, et les économistes libéraux dans leur ensemble, appelaient de leurs vœux. Cependant, à l’étranger, les physiocrates eurent de nombreux disciples, en Italie et en Allemagne notamment, qui conservèrent le même idéal pacifiste que leurs maîtres français, et diffusèrent ces nouvelles idées.

Ouvrages cités

Dupont de Nemours, P.-S., De l’exportation et de l’importation des grains, 1764

Dupont de Nemours, P.-S., Déclaration de Dupont au Conseil des Anciens (séance du 4 floréal an IV). Moniteur universel du 28 avril 1796, n°219, 1796

Dupont de Nemours, P.-S., Projet de décret proposé à l’Assemblée Nationale par Dupont de Nemours le 19 mai 1790, 1790

Mercier de la Rivière, P.-P., L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767

Mercier de la Rivière, P.-P., Lettre sur les économistes, 1792

Quesnay, F., article « Grains », Encyclopédie, 1757a

Quesnay, F., Du Commerce, 1766

Quesnay, F., Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole, 1757b

Roubaud, P.-J.-A., Représentations aux magistrats contenant l’exposition raisonnée des faits relatifs à la liberté du commerce des grains, etc., 1769

Sur le web

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  • Sans doute parce qu’ils avaient compris que leurs mandants, les riches s’enrichissent davantage avec la paix qu’avec la guerre. En tous cas, ils prennent moins de risque même si la chair à canon reste pauvre …

  • En même temps, la création monétaire par la dette permet à ceux qui possède la dette de posséder la planète, alors pourquoi faire la guerre alors que l’on peut obtenir plus simplement le même résultat ?
    Ne croyez-vous pas que la crise financière dans laquelle nous entrons maintenant puisse être finalement un motif de guerre ?

    • +1 l’économie internationale est beaucoup plus complexe que celle dépeinte par les physiocrates ce qui ne leur a pas empêcher d’être les précurseurs de Kant et sa théorie sur la paix démocratique: la fin des conflits par l’échange et la coopération économique, malheureusement le système international ne correspond pas du tout à une approche du réel: ça théorie était normative et prescriptive.
      Tous les internationalistes un tant soit peu sérieux s’accordent que l’époque contemporaine alterne entre anarchie Hobbesienne et Lockéenne c’est à dire le conflit, la guerre et en tant de paix un complexe mélange de coopération/concurrence en gros pour schématiser les échanges et les partenariats ne sont pas réalisés parce que c’est mieux de commercer que faire la guerre parce que le commerce c’est bien et la guerre c’est mal mais parce que le coût est à l’avantage de l’un par rapport à l’autre.
      Cependant ce rapport n’est pas du tout figé en ce qui concerne les relations inter-étatiques…
      La coopération inter-étatique et beaucoup plus complexe que deux individus qui décident de coopérer.

  • L’article parle de guerres entre États, entre Nations, alors que ce qui se prépare est bien pire. La transformation des États eux mêmes en bien de consommation a détruit jusqu’aux racines de ceux-ci. Permettre à toute la planète sans aucune limite, de venir consommer de la nationalité française, allemande ou suédoise, c’est un acte de guerre pour la population locale qui constate la destruction intérieure de ses traditions, de ses profondes racines.

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