Paul Chandon : les bulles spéculatives du champagne

Portrait du modernisateur de la prestigieuse marque de champagne.

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Moet&Chandon by FraserElliot(CC BY-NC 2.0)

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Paul Chandon : les bulles spéculatives du champagne

Publié le 7 février 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Moet&Chandon by FraserElliot(CC BY-NC 2.0)
Moët & Chandon par FraserElliot(CC BY-NC 2.0)

 

« Le vin est notre grand instrument d’échange avec les autres pays » soulignait Julien Turgan en 1880, ajoutant : « deux mots français sont universels : champagne et cognac. » Le comte Paul Chandon de Brialles (Epernay, 20 avril 1821 – 9 juin 1895) a recueilli l’héritage des Moët et des Chandon et contribué à faire de la production du champagne une industrie florissante et d’Epernay la capitale de ce vin de fête. Aujourd’hui encore, Moët et Chandon est reconnue comme la première marque mondiale de Champagne. Comme il l’expliquait à Aristide Cavaillé-Col, génial facteur d’orgues mais médiocre homme d’affaires : « vous êtes un grand artiste et un honnête homme, mais un bien pauvre homme d’affaires et dans ce bas monde, mon pauvre cher Maître, maintenant plus que jamais, il faut ne rien faire sans qu’il s’ensuive un bénéfice ».

Moët et Chandon

L’entreprise a des origines très anciennes : si la date de 1743 est revendiquée pour les origines de la production de champagne, le fondateur Claude Moët était né sous Louis XIV et s’était établi comme commissionnaire en vins à Epernay. Il a l’idée de s’installer « hors les murs » dans le faubourg de la Folie : c’est là que devait être tracée plus tard la fameuse avenue de Champagne où s’alignent aujourd’hui quelques-unes des plus prestigieuses maisons de la place.

Son petit-fils Jean Rémy Moët devait utiliser ses relations pour faire connaître sa maison en France et à l’étranger. Napoléon ne manque pas de s’arrêter à Epernay dans le cours de ses campagnes : il devait passer 9 commandes au total soit 2700 bouteilles. Paradoxalement, la défaite impériale de 1814 devait faire la fortune des Moët par le pillage de leurs caves. En effet les majestés impériales et royales de Russie, d’Autriche et de Prusse et leurs états-majors ne manquèrent pas de vider avec soin toutes les réserves du négociant. Selon un mémorialiste, Jean Rémy Moët avait pris la chose avec philosophie : « Je me fais de tous ceux qui boivent mon vin autant de commis voyageurs qui en rentrant dans leur patrie lointaine feront l’article pour ma maison… ».

En 1816, l’habile négociant marie sa fille au comte Pierre Gabriel Chandon : dès lors la raison sociale devint Chandon-Moët puis Moët et Chandon en 1833.

D’abord associé avec son oncle Victor Moët et son frère Gabriel Chandon, Paul Chandon, fils de Pierre Gabriel, devient directeur de la maison en 1868. Le capital social de 15 millions de francs en 1868 devait augmenter et passer à 27 millions dans la nouvelle société constituée en 1881 et dont il devait demeurer le seul dirigeant.

L’industrialisation d’un vin pétillant

Au moment où Paul accède aux responsabilités, le champagne, activité de négoce est en train de s’industrialiser. Le Traité sur le travail des vins blancs publié en 1837 par un pharmacien champenois, Jean-Baptiste François, met en lumière le rôle joué par le sucre dans la production de gaz carbonique, cette prise de mousse nécessaire au vin pétillant. François invente le sucre-oenomètre pour mesurer avec précision la quantité de sucre contenue dans le vin. En effet, un des gros problèmes rencontrés par les producteurs de champagne était la « casse » résultant d’un excès de sucre dans le vin mis en bouteille. L’explosion des bouteilles était ainsi relativement fréquente et parfois catastrophique : en 1833, Moët et Chandon voit partir en éclats le tiers de sa production annuelle. Une machine à doser est utilisée par les producteurs à partir de 1844. Dans les années 1870, des études, auxquelles participe Pasteur, vont éclaircir le rôle joué par les levures qui transforment le sucre en alcool et en gaz.

L’installation des bouteilles dans des caves profondes permet de ralentir le processus de fermentation. Peu à peu l’aménagement des galeries gagne en efficacité avec l’utilisation de pupitres (1840) puis des trous obliques qui permettent une meilleure inclinaison des bouteilles pour hâter le glissement du dépôt dans le col. Le remueur imprime à chaque bouteille un mouvement rapide de rotation, chaque jour, pendant 5 à 6 semaines.

Les verriers réussissent dans les années 1850 à produire des bouteilles capables de résister à la forte pression du vin. Les premières machines à boucher sont opérationnelles dans les années 1840 et en 1848 Adolphe Jacquesson, négociant de Châlons, dépose un brevet pour le muselet, cette capsule en fer posé sur le haut du bouchon et ficelée avec du fil de fer. Enfin, en 1858 le bouchon présente la forme que nous lui connaissons, composé de deux parties de liège collées : une machine à enfoncer ces nouveaux bouchons étant réalisée par un habitant d’Épernay, Charbonnier.

La production de vins effervescents ne va cesser d’augmenter pour répondre à une demande grandissante. Entre 1848 et 1869, les ventes de bouteilles augmentent de 144 %. Moët et Chandon, en position de leader, voit ses ventes s’envoler : + 1423 % ! Le champagne s’impose sur les marchés internationaux, particulièrement après la baisse des tarifs douaniers par les Anglais en 1861. Ce sont les marchés étrangers, plus que la demande intérieure, qui stimulent la production.

En 1862, le prix des bouteilles de la maison oscille entre 3,75 et 5,50 francs pièce soit l’équivalent d’une ou deux journées de salaire d’un ouvrier de filature champenois. Il se boit à table pour accompagner les viandes et le fromage. En revanche, les manuels de l’époque déconseillent son mariage avec les sucreries. Le champagne sec est le plus apprécié par les Britanniques, en attendant que les « cocottes » n’imposent le brut.

Sous la direction éclairée de Paul Chandon, la superficie du vignoble possédée par la Maison passe de 87 à 440 hectares. La maison « n’établit ses cuvées qu’avec les raisins des propriétés de la famille et de ses plus proches voisins, de manière à pouvoir contrôler sans cesse l’exactitude précise et de la qualité, et de la quantité de ce que chacun peut produire. »1 Paul Chandon déclare à Julien Turgan : « le vin de Champagne doit être traité avec tous les ménagements qu’il faut à un malade, ou plutôt à un convalescent ; la moindre fausse manœuvre, le plus petit défaut de propreté, un mouvement de brutalité, l’oubli d’une des précautions à prendre, peuvent causer de très grandes pertes, quelquefois de sommes considérables, et la perte plus grande encore de la réputation de la marque de la maison. »

Les caves s’étendent sur plus de 11 km et peuvent accueillir jusqu’à 10 millions de bouteilles. De nouvelles caves à grand gabarit sont creusées (au pic !) dans les années 1870. Paul Chandon va être le premier à utiliser l’éclairage électrique. En 1880, l’entreprise emploie plus de 1100 personnes dont 800 dans les vignes, plus de 200 dans les caves et près de 50 à l’emballage. Entre 1870 et 1880, la maison a utilisé 45 millions de bouteilles et le double de bouchons : les bouteilles reçoivent un bouchon de tirage pendant qu’elles restent dans la cave puis un bouchon d’expédition. Les bouteilles remplies descendent par de larges puits jusqu’aux caves à une profondeur de 25 mètres où elles sont conservées à moins de 8 degrés.

Yael Beeri Moet&Chandon caves(CC BY-NC-ND 2.0)
Yael Beeri Moet&Chandon caves(CC BY-NC-ND 2.0)

Comme d’autres entrepreneurs de son temps, dans l’esprit du catholicisme social, Chandon développe une œuvre sociale qui sera récompensée en 1889 par une médaille d’or à l’Exposition universelle. Il décide en 1867 d’abandonner aux ouvriers l’argent produit par les visites de l’établissement, la vente de verres cassés et du matériel usagé. En 1868 un service médical assure des soins gratuits. En cas de maladie ou d’accident, les ouvriers obtiennent de toucher tout ou partie de leur salaire (1875). Ils conservent leur emploi en cas de service militaire ; des retraites sont accordées aux ouvriers et employés âgés de 60 ans et ayant accompli 30 années de service (1872). En 1874, la Maison ayant obtenu une indemnité de dommages de guerre et des intérêts versés par des concurrents convaincus de fraude, décide de partager la somme avec tout le personnel.

Soucieux du logement de ses salariés, Paul Chandon fait construire des maisons ouvrières et met à leur disposition des terrains pour le jardinage.

Le bienfaiteur d’Épernay

Catholique convaincu, il joue un rôle important comme notable sur le plan local. Il siège au conseil municipal d’Épernay, remplissant les fonctions d’adjoint sous le Second Empire et il se fait élire au Conseil général. Il est tout naturellement membre de la Chambre de commerce et juge au Tribunal de commerce. Lors de la guerre de 1870 et de l’occupation prussienne, il transforme les bâtiments de sa maison de négoce en « ambulance » pour soigner plusieurs centaines de soldats. Les Prussiens ayant prétendu réquisitionner l’ambulance, le comte paraît au milieu des malades revêtu de ses insignes de chevalier de l’ordre de Malte. Impressionnés, les occupants lui rendent les honneurs et renoncent à leur projet.

Le 8 septembre 1870, un détachement de l’armée ennemie, dont le comte de Schmettow, apparenté à la famille royale, ayant été victime d’habitants de la ville, le prince de Prusse ordonne de livrer la ville au pillage. Mais se ravisant, l’illustre personnage accepte de renoncer au saccage si les notables versent dans les 24 heures la modeste contribution de 200 000 francs. La plupart des négociants ayant fui la ville, on n’arrive pas à réunir toute la somme. Paul de Chandon promet de fournir les 38 000 francs restants en engageant sa signature. Il sauve ainsi Épernay du pillage par la soldatesque.

Nommé membre de la nouvelle administration municipale en raison de sa connaissance de l’allemand, il est fait prisonnier par ordre de Bismarck et contraint de servir de bouclier humain sur les trains attaqués par des francs-tireurs desservant Château-Thierry, Châlons-sur-Marne et Reims. C’est sur lui que comptait la ville pour assurer le logement des hommes, des chevaux et du matériel : plus de dix mille billets de logements étant imposés à Épernay. Il devait faire son devoir avec beaucoup de dévouement alors même que l’entreprise perdait énormément d’argent pendant cette période.

Mais les relations de Paul Chandon avec les Allemands n’avaient pas toujours été négatives dans le passé. Grâce au peintre Ernst Kietz, connaissance du couple Chandon, il avait fait la connaissance de Richard Wagner. Encore peu connu, le maître allemand est accueilli deux jours dans l’hôtel particulier d’Épernay en février 1858 : Paul Chandon avait, paraît-il, assisté à la première de Rienzi à Dresde. En 1861, Wagner offre deux billets pour la première de Tannhaüser à l’opéra de Paris. Paul Chandon lui envoie une caisse de champagne qui l’a peut-être consolé de l’accueil aussi mouvementé que négatif de l’œuvre par les mélomanes parisiens. À deux reprises, en 1863 et en 1868, Wagner devait passer commande à son « cher ami ». Par ailleurs, Franz Liszt, beau-père de Wagner, venait souvent jouer de l’orgue dans le salon des Chandon. Selon un journal local, Paul Chandon « était un homme du monde à l’esprit fin et délié, d’un abord sympathique, d’un sens artistique très développé, surtout au point de vue musical. »

Dans la continuité de ses convictions, Paul Chandon finance la construction d’édifices religieux champenois, notamment l’église Saint-Pierre-Saint-Paul d’Épernay de style byzantin et donne des sommes importantes aux fabriques de Notre-Dame et de Saint-Pierre-Saint-Paul. Il concilie son catholicisme et sa passion pour la musique en finançant l’installation d’un nouvel orgue à Notre-Dame confiée aux bons soins du très réputé Aristide Cavaillé-Col.

Il finance aussi l’ouverture de l’avenue nommée en son nom, le bureau de bienfaisance et la fondation d’un lit pour les femmes en couches à l’hospice.

Mais son catholicisme n’étant pas bien vu des gouvernements de la IIIe république, il n’a jamais obtenu la légion d’honneur, alors qu’il cumulait les décorations « papistes » : grand-croix de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand et commandeur du Saint-Sépulcre. Le pape en avait même fait un comte pontifical en 1869 sous le nom de Chandon-Moët. Néanmoins, le meilleur titre à la postérité de notre aristocrate entrepreneur reste les bulles pétillantes qui frémissent à la surface d’une coupe de champagne.

Sources :

* F. Landureau-Bastin, notice dans Les Patrons du Second Empire, t. 8 Champagne Ardenne, Picard/ed. Cenomane 2006, p. 158-163

*Julien Turgan, Les grandes usines, t. XIII, 1880, « Etablissement Moët et Chandon, Epernay » 64 pages

La semaine prochaine : Claude-Joseph Bonnet

Retrouvez d’autres portraits d’entrepreneurs sur Contrepoints.

  1. Julien Turgan, Les grandes usines, t. XIII
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