Comment prend-on une décision en situation incertaine ?

Quels sont les mécanismes en jeu lors d’une prise de décision ?

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Frédéric Poirot-Procrastination(CC BY-NC-ND 2.0)

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Comment prend-on une décision en situation incertaine ?

Publié le 22 novembre 2015
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Par Philippe Silberzahn

Frédéric Poirot-Procrastination(CC BY-NC-ND 2.0)
Frédéric Poirot-Procrastination(CC BY-NC-ND 2.0)

 

On m’a récemment demandé d’intervenir sur le thème de la prise de décision, avec un accent particulier sur les décisions dans l’incertitude. Il m’a paru important de repartir des théories de base de cette question : comment décide-t-on en incertitude ?

Le modèle de décision standard est le modèle de l’acteur rationnel (RAM). Dans ce modèle, le décisionnaire est un calculateur et un optimiseur : il possède toute l’information existante et sur cette base, prend la meilleure décision possible. La décision prise est considérée comme objectivement la meilleure possible, et un autre acteur aurait pris la même.

Ce modèle a naturellement été très critiqué tant les hypothèses sur lesquelles il repose sont irréalistes. Entre autres choses, l’idée que le décideur possède toute l’information existante n’est jamais vraie dans la pratique, loin de là. C’est ce qu’on appelle la rationalité limitée : la prise de décision est toujours faite avec une toute petite quantité d’information.

En effet, la collecte de toutes ces informations a un coût et prend du temps. Par conséquent, le décideur, au moment de prendre la décision, doit décider s’il faut continuer à chercher de l’information ou s’arrêter. La décision est donc un processus, et pas un instant, et il y a un compromis à faire : davantage d’informations pourrait peut-être améliorer la qualité de la décision, mais ce n’est pas toujours vrai, mais la retarderait et, éventuellement, la rendrait inutile. Le Prix Nobel Herbert Simon, qui a beaucoup écrit sur la décision, s’éloigne de ce modèle purement théorique pour qualifier l’approche plus réaliste avec le mot « satisfycing », ce qui signifie que la décision est prise quand nous avons trouvé une solution satisfaisante, ne sachant pas si une meilleure pourrait être trouvée si on continuait à chercher plus d’information.

C’est quelque chose que nous faisons tous : si nous achetons une maison, nous ne visiterons pas toutes les maisons du monde avant de faire notre choix. Nous en sélectionnerons quelques-unes dans une région, et en visiterons seulement certaines après avoir éliminé les autres après un coup de fil. Il est rationnel de ne pas considérer toute l’information disponible, et nous ne pourrons en outre choisir que parmi les maisons qui sont en vente à ce moment-là. Si nous élargissons notre recherche et retardons donc notre décision, certaines seront vendues et ne seront plus disponibles pour nous, tandis que d’autres deviendront disponibles par le simple fait d’attendre. Au final, la maison que nous achetons n’est pas le choix optimal dans l’absolu, mais par rapport à l’échantillon parmi lequel nous avons pu faire notre choix à un moment donné.

L’introduction du temps dans le modèle, on l’aura noté, apporte des changements importants. S’il y a un temps, cela signifie qu’il y a un futur, et le propre du futur est d’apporter des informations nouvelles par une sorte de flot continu, quoi que nous fassions. Dans l’exemple de la maison, le temps fait notamment disparaître des maisons possibles (l’absence de décision de notre part laisse le champ à un autre acheteur) et en apparaître d’autres (celles qui sont mises sur le marché). Le temps peut apporter également des modifications de fiscalité, par exemple, ou de taux d’intérêt pour rendre notre achat plus facile ou plus difficile.

Par conséquent, dès que nous incluons le temps dans le modèle de décision, nous savons que le décideur, qui décide à l’instant présent, ne peut jamais avoir toutes les informations nécessaires pour prendre sa décision, parce qu’en raison de l’existence du futur, davantage d’informations seront toujours disponibles. Par conséquent, une décision est toujours prise avec un sous-ensemble, plutôt petit, de toutes les informations possibles en théorie. Il faudrait attendre indéfiniment pour avoir la totalité des informations disponibles et même dans ce cas, on ne prendrait jamais de décision ou on la prendrait trop tard.

Le premier à remarquer l’importance du temps fut l’économiste Richard Cantillon. En observant les entrepreneurs, il a compris la nature spécifique de leur activité : essentiellement, les entrepreneurs engagent des dépenses au présent, en embauchant des employés et en achetant du matériel et des matières premières, dont le coût est connu afin de vendre des produits à l’avenir et donc dans des quantités et à un prix qu’ils ne peuvent pas connaître à l’avance. Il y a donc un arbitrage en fonction du temps, qui est la spécificité de l’activité d’entrepreneur, ce qui fait que toute activité marchande est spéculative. Frank Knight, un prix Nobel d’économie, a développé cette idée et suggéré que l’incapacité de connaître les prix et les quantités vendues du futur produit correspond à l’incertitude, et que l’entrepreneur résout le problème de Cantillon non par calcul, mais par le jugement, c’est-à-dire une appréciation subjective et circonstancielle permettant de former une opinion. Ce n’est que par son jugement que l’entrepreneur peut définir les prix et les quantités attendues, et c’est ce jugement que le profit rémunère (cette analyse de la source du profit diffère donc notablement de celle de Marx, on le voit).

L’importance du temps dans la prise de décision a été étudiée en détail par un autre économiste, qui est resté plutôt obscur en dépit d’une contribution fondamentale, George Shackle. Shackle observe également que l’existence du temps signifie que nous devons nécessairement prendre des décisions avec des informations limitées, et que toute décision est affaire d’imagination puisqu’elle ne peut nécessairement pas s’appuyer sur l’information nécessaire, dans la mesure où celle-ci n’existe en grande partie pas encore car elle correspond au futur. Shackle observe que dès lors qu’on refuse l’idée d’un futur déterministe, déjà écrit, on peut concevoir la prise de décision comme un nouveau commencement, comme si on ouvrait une nouvelle piste par rapport au flot d’événement qui se déroulerait si la décision n’était pas prise. Sans la décision, le futur est A, avec la décision, il devient B. Cette décision est le résultat de l’imagination dans la mesure où elle n’a pas d’autre cause, sinon cela reviendrait à réintroduire le déterminisme. Elle est donc une « cause » (car elle a pour conséquence de créer un nouveau futur au sens où elle a des conséquences, créer le futur B plutôt que laisser le futur A se produire) mais « sans cause » (autre que notre imagination). On le voit, l’imagination est donc intimement liée à la prise de décision face à l’incertitude qui n’est dès lors plus affaire de calcul en présence d’une information parfaite. La prise de décision devient donc un art créatif dans lequel on invente quelque chose qui n’existait pas avant sur la base de notre imagination ou de notre jugement, aucun des deux n’étant réductible à un calcul.

Cette dimension créative de la prise de décision en incertitude est reprise dans l’effectuation, qui se présente comme la logique de raisonnement des entrepreneurs. Elle correspond au cinquième principe de l’effectuation, le pilote dans l’avion, qui énonce que l’avenir dépend de ce que nous faisons. Elle permet d’affirmer que les entrepreneurs ne découvrent pas l’avenir, mais le co-déterminent par leurs décisions : le flot d’événements futurs est toujours indéterminé, au moins partiellement, au moment où la décision est prise et cette décision, combinée à celles de millions d’autres acteurs, va nécessairement modifier ce flot et donc le futur.


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  • Article très intéressant !
    Et merci de nous faire découvrir des auteurs tels que George Shackle, que je ne connaissais que de nom…

  • 1 – Il n’y a pas de prix Nobel d’économie.
    2 – À lire cet article, cela se résume bien plus à un pari!
    3 – Libre à vous de parier sur ce que vous imaginez quand d’autres se cassent la nénette à inventer et prévoir ce qu existera demain et après.
    4 – Comme en bourse, un pari instinctif est sans valeur et n’a donc droit qu’à une « rémunération » hasardeuse mais il existe bien des systèmes d’assurances (surtout pour les entreprises) ou, à la bourse, des systèmes de couverture du risque
    5 – Conclusion: l’économie n’est franchement pas une science mais une « science » humaine!

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