Les frères Jackson : les premiers aciéristes de France

Portrait d’entrepreneurs : les aciéristes Jackson à Saint-Étienne. Les entreprises qu’ils ont créées leur ont survécu.

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Saint Chamond, carte postale des ateliers des Aciéries de la Marine (image libre de droits)

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Les frères Jackson : les premiers aciéristes de France

Publié le 11 octobre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau

Saint Chamond, carte postale des ateliers des Aciéries de la Marine
Saint Chamond, ateliers des Aciéries de la Marine (image libre de droits)

Au début du XIXe siècle, les Français étaient très en retard sur leurs voisins dans la production de l’acier. On y obtenait de l’acier dit naturel, selon une vieille méthode, mais qui ne valait pas le même produit importé d’Allemagne. En revanche, les Anglais étaient les seuls à maîtriser les secrets de l’acier dit cémenté et l’acier dit fondu. Aussi les Français s’efforçaient d’inciter des métallurgistes anglais à s’installer chez eux pour y diffuser les méthodes anglaises, notamment l’utilisation du charbon de terre en lieu et place du charbon de bois, des machines à vapeur plutôt que la force hydraulique.

Ce fut l’origine de la fortune d’une famille anglaise, les Jackson, dont le père ne devait pas demeurer en France mais dont les fils allaient devenir Français. Ils étaient quatre, comme les trois mousquetaires : William-Stackhouse (Lancastre, 12 janvier 1796 – Paris, 19 septembre 1858) ; John Dowbiggin (Preston, Lancashire, 22 octobre 1797 – Boulogne-sur-mer, Pas-de-Calais, 22 octobre 1862) ;  James (Preston, Lancashire, 16 décembre 1798 – St-Sevrin-sur-l’Isle, Gironde, 6 juillet 1862) et Charles (Manchester, 7 avril 1805 – Lyon, 29 juillet 1857).

 

Le choix de Saint-Étienne

Le père, James Jackson, était un vagabond dans l’âme : ses fils sont nés dans des villes diverses au gré de ses errances et de ses activités, un jour fermier, le lendemain filateur de coton, le surlendemain négociant dans un port. Il finit par créer un établissement sidérurgique à Birmingham. Comme les Anglais gardaient jalousement les secrets de fabrication de l’acier dit fondu, le gouvernement français songeait à débaucher des sujets de sa Gracieuse Majesté pour qu’ils s’installent en France. En juin 1814, Jackson père prend contact avec le gouvernement de la Restauration. En dépit des efforts des autorités britanniques pour l’empêcher de quitter le royaume, il débarque avec sa femme et une partie de sa nombreuse progéniture. Il est aussitôt frappé de proscription et ses biens sont confisqués par le gouvernement britannique.

Après un tour de quelques régions de France, il décide de créer son aciérie à Saint-Étienne. La ville bénéficie non seulement d’un important gisement de charbon mais aussi de sa localisation à proximité des deux principaux fleuves français, le Rhône et la Loire, d’une main-d’œuvre qui travaille la forge depuis le Moyen-Âge et enfin de la plus importante manufacture d’armes de guerre portatives qui a besoin d’aciers de qualité pour ses baïonnettes.

Entretemps, Napoléon est revenu, pour Cent Jours. Mais le nouveau gouvernement n’est pas moins intéressé. Jackson obtient la promesse de la naturalisation. Il est reçu par Napoléon et par Chaptal, directeur du commerce et des manufactures. Le comte s’engage à lui fournir gratuitement un local lorsqu’il aura fait venir des ouvriers anglais.

Jackson et sa famille arrivent à Saint-Étienne le 25 mai 1815, dans une auberge rue de Roanne. Mais il n’y avait plus d’argent. L’aubergiste confisque aussitôt les quatre malles des voyageurs. Mme Jackson meurt de phtisie le 9 juillet. Heureusement, la veuve d’un notaire se prend d’intérêt pour ces Anglais en détresse et les accueille dans sa maison de la place Marengo.

Les débuts vont être pénibles et difficiles. Faute de capitaux, Jackson se heurte à une série de malchances : associés indélicats, trahison d’une partie des ouvriers anglais passant au service d’un concurrent plus argenté, tentative d’ouvriers embauchés pour percer les secrets de fabrication et s’établir à leur propre compte. Entre 1815 et 1830, il va créer trois établissements successifs à Saint-Étienne mais la réussite technique ne s’accompagne pas d’une réussite financière et seule l’aide de l’État évite la faillite. Le père Jackson, découragé, finit par rentrer en Angleterre où il va mourir en 1829.

 

Les 4 frères et l’aventure d’Assailly

Mais ses fils, qui seront tous naturalisés par Louis-Philippe, s’obstinent et vont enfin percer en achetant en 1830 une fonderie à Assailly, dans la vallée du Gier, entre Saint-Chamond et Rive-de-Gier.

Ils sont quatre frères, inséparables depuis 1815. Et parfaitement complémentaires : John et James vont longtemps continuer à travailler à la forge aux côtés des ouvriers. John le plus robuste, contribue à l’amélioration des procédés tandis que que James, artiste et fabricant est plutôt l’ingénieur du clan. William, qui est l’aîné de la fratrie, s’impose très vite comme le chef de famille. Dans les débuts, il avait été chargé des écritures et de la correspondance et va mener l’entreprise en homme d’affaires prudent. Le plus jeune, Charles, est le seul du quatuor à avoir fait des études : il n’était qu’un enfant à l’arrivée à Saint-Étienne, fréquente le collège municipal puis l’école des Mineurs fondée en 1816 et qui devait devenir une prestigieuse école des Mines.

L’entreprise comptait une vingtaine d’ouvriers en 1823 puis 300 vingt ans plus tard à Assailly. À la fin de la Monarchie de Juillet, l’entreprise produit plus de 60 % de la production d’acier fondu française. La baisse du prix de l’acier va dynamiser l’industrie métallurgique du pays. Lors de l’exposition industrielle de 1849, leur aciérie est considérée comme la plus importante de France. Jusqu’en 1840, aucun contrat n’officialise la relation entre les quatre frères : la société Jackson frères est purement verbale. Les frères Jackson vont s’associer à Alexis Massenet, le père du célèbre compositeur d’opéras, qui a créé une fabrique de faux au nord de Saint-Étienne. Les Jackson réussissent à fabriquer pour la production des faux un acier fondu tendre se prêtant au martelage et d’un prix peu élevé. Puis ils s’efforcent d’utiliser ce nouvel acier fondu pour de nouveaux usages comme la fabrication des cuirasses de cavalerie, plus résistantes et plus légères que les anciennes en fer et acier.

Le buste de William Jackson en 1856 à la chambre de commerce de Sant-Etienne
Le buste de William Jackson en 1856 à la chambre de commerce de Saint-Etienne

En 1838 William a épousé Louise Peugeot issue d’une célèbre famille de fabricants en quincaillerie et taillanderie, et sa sœur Ann épouse à son tour Georges Peugeot, frère de Louise. Aussi, tout naturellement les Jackson vont devenir les associés des Peugeot à Hérimoncourt, dans le Doubs, pour produire lames de scies, outils de menuiserie, acier de ressort. Charles s’était marié avec Eugénie Sütterlin, d’une famille intéressée dans la Manufacture d’armes de Mutzig : quelques décennies plus tard, un Sütterlin devait devenir entrepreneur de la Manufacture d’armes de Saint-Étienne. Les deux autres frères devaient également se marier dans le milieu de l’arme de guerre : John avec la fille d’un employé de la Manufacture de Saint-Étienne et James avec la fille d’un officier d’artillerie.

 

Une vie rude et austère

Les débuts avaient été difficiles et la vie n’avait pas été rose tous les jours pour les Jackson.

Dans les années 1820, William avait du donner des leçons d’anglais pour compléter les modestes ressources, l’une des sœurs confectionnait une partie des vêtements et même les chaussures. Tout le monde se déplace à pied même quand il s’agit d’aller à la préfecture installée à Montbrison, soit à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Étienne. Après l’installation à Assailly, l’existence reste spartiate. William occupe de modestes appartements jusqu’en 1846, année où il cède ses anciennes chambres à des employés de la fabrique pour habiter une maison à deux étages. Chaque matin, même s’il faut en hiver briser la glace, William et Charles se lavent dans un lavoir à la lisière du jardin, le long du Gier. Les frères parlent anglais entre eux, maintiennent les traditions culinaires du pays natal.

Dans un local de l’usine, ils ont aménagé un modeste lieu de culte protestant. William contribue largement, avec son épouse et son frère Charles, à la construction du temple protestant de Saint-Étienne. Ils soutiennent également l’Institut d’Afrique qui lutte contre la traite des noirs. William disait : « Chez nous les dépenses de la bienfaisance dépassent celles du plaisir ». Patrons paternalistes, ils ont créé une école pour les enfants de leurs ouvriers. Mais c’est à peu près tout ce qu’ils font en matière sociale. Ils sont cependant appréciés de leur personnel, ayant longtemps travaillé manuellement aux côtés des ouvriers.

 

William et Charles seuls associés, 1851-1857

John (1848), puis James (1851) se retirant, William continue l’aventure avec Charles, son frère préféré : En 1851, il achète l’usine de Toga en Corse pour employer les minerais de l’Ile d’Elbe. En 1853, la société en nom collectif se transforme en commandite par actions avec l’appel aux capitaux des notables stéphanois. La Compagnie des forges et aciéries d’Assailly-Jackson compte trois usines employant 13 machines à vapeur pour un capital de six millions de francs. Elles concluent des accords avec des Parisiens : achat d’une maison de vente, d’une usine à ressort et d’un brevet pour ressorts.

La dernière aventure est la constitution de la Compagnie des Hauts fourneaux des Forges et Aciéries de la Marine et des chemins de fer qui englobe quatre sociétés différentes : outre la maison Jackson, les autres participants sont Neyrand & Thiollière qui apportent l’aciérie de Lorette, Parent et consorts les forges du Berry, Petin et Gaudet leur établissement de Rive-de-Gier. Entre 1823 et 1855, les Jackson ont vu leurs diverses entreprises être récompensées onze fois à l’occasion des expositions industrielle puis universelle.

Mais William, épuisé par 42 ans d’une carrière ininterrompue, se résigne à abandonner ses fonctions d’administrateur le 24 mars 1857, de concert avec l’inséparable Charles dont la santé s’est nettement dégradée. La maladie de cœur qui l’affaiblit ne l’épargne pas longtemps : Charles meurt un an après son installation à Lyon. La disparition de son cadet tant aimé porte un rude coup à William qui succombe à son tour : depuis son départ d’Assailly en 1852, il a vécu à Paris, d’abord au 70 avenue des Champs Elysées, puis au 15 avenue d’Antin de 1855 à sa mort. Chacun d’entre eux laisse une fortune autour de 4 millions de francs-or : un beau parcours depuis cette triste journée de 1815 où leurs bagages avaient été saisis par un aubergiste qui n’avait pu se faire payer.

En dépit de leur rôle considérable les Jackson sont assez vite tombés dans l’oubli ; dès 1857 ils ont disparu du monde des affaires car leurs enfants n’ont pas continué dans la carrière industrielle. Néanmoins les entreprises qu’ils ont créées se sont révélées durables : ils ont beaucoup contribué au succès de la maison Peugeot et au développement de l’entreprise de faux reprise ensuite par Frédéric Dorian à Pont-Salomon.

Sources :

  • Gérard Michel Thermeau, Loire Saint-Étienne, vol. 11 du Dictionnaire des patrons du Second Empire, Picard/Cenomane 2010

La semaine prochaine : Petin et Gaudet

Retrouvez plus de portraits d’entrepreneurs ici.

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  • Bravo pour ce bel article. Etant originaire de Saint-Etienne, j’apprécie particulièrement vos articles qui permettent de faire découvrir des capitaines d’industries de la Loire et sa région.

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