La culture en péril ? 4ème épisode : l’esprit de solitude

Après les livres, et la relative méfiance, entre autres, à l’égard du « silence des livres », intéressons-nous à une autre valeur mécomprise : l’esprit de solitude, par Jacqueline Kelen.

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La culture en péril ? 4ème épisode : l’esprit de solitude

Publié le 6 juillet 2015
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Par Johan Rivalland.

L'Esprit de solitude, par Jacqueline Kelen (Crédits : Albin Michel, tous droits réservés)
L’Esprit de solitude, par Jacqueline Kelen (Crédits : Albin Michel, tous droits réservés)

Nous avons évoqué la fragilité du livre, les menaces qui ont toujours plané et continuent de planer sur lui, la suspicion qui peut parfois régner sur la lecture, considérée par certains au mieux comme vaine ou stérile, au pire comme dangereuse.

Mais quid de la solitude, pourtant souvent propice à l’activité créatrice en général, et donc aussi à la culture ? Une autre valeur incomprise, source de suspicion, voire de rejet. Regard par un auteur qui en montre aussi les vertus et la raison d’être, en tant que l’un des éléments fondamentaux de notre liberté, à cet égard à défendre.

 

La solitude en tant qu’état d’esprit

Très beau livre que celui de Jacqueline Kelen, attirant à la fois par sa couverture, son titre et son contenu. Comme un appel à venir partager cet éloge flamboyant de la solitude élévatrice. La solitude que nous dépeint l’auteur est en effet un état d’esprit. C’est une chance d’accomplissement. Quelque chose de magnifique, une chance de pouvoir être libre, devenir soi, atteindre la profondeur.

Rien à voir avec la solitude triste, souffrante, celle des personnes âgées, des malades, prisonniers ou de tous les inadaptés de la vie en société, qui est un isolement. Ni celle des misanthropes, des résignés ou paresseux, ou encore des personnes plaintives, dépressives, préoccupées d’elles-mêmes, agressives qui, par leur égocentrisme, agissent comme un repoussoir. Celles-là sont de « mauvaises solitudes », selon Jacqueline Kelen, qui « enferment, amoindrissent, rétrécissent, coupent des autres et du monde, ne sont pas créatrices et ramènent tout à soi, conduisant à la tristesse, au ressassement, à la désespérance ».

La belle solitude, celle à laquelle l’auteur choisit de s’intéresser et même prend le parti de défendre, est au contraire un sentiment métaphysique. C’est elle qui forge notre conscience :

Une conscience qui s’élève au-dessus des conditions et des besoins de survie élémentaire et qui envisage la mort, le destin, le sens de la vie. Supprimer le sentiment de solitude équivaut à ravaler la personne humaine au rang d’organisme biologique, à l’empêcher de penser.

C’est elle qui est « à la source de la philosophie, de la création artistique, des voies spirituelles […], conduit à l’étonnement, l’émerveillement » et à partager ces sentiments ensuite avec les autres. C’est ce qui fait, finalement, que l’on ne se sent plus jamais isolé, coupé, quels que soient les événements de la vie.

Une véritable force intérieure. La vraie liberté.

 

Accomplissement de soi, vertu d’égoïsme et solitude créatrice

Dans des propos très randiens, si je puis me permettre de les interpréter ainsi, Jacqueline Kelen distingue en chacun le « je » (conscience) de « l’ego » (qualifié de tentaculaire) et du « moi » (qui rend esclave). Tel le personnage d’Anthem : (Hymne), ou plus encore la philosophie de La Vertu d’égoïsme, on retrouve en effet l’idée que l’accomplissement de soi passe par l’épanouissement de son intériorité qui, seule, permettra d’aimer plus encore véritablement les autres, plutôt que de devoir se soumettre à la dépendance contrainte d’autrui. C’est même l’accession suprême au « Je » (divin) que permettra d’atteindre cette solitude méditative.

Dans le prolongement de cette idée, on retrouve aussi un peu d’Hannah Arendt. Jacqueline Kelen nous dit :

La solitude tend à affermir sa propre pensée et à s’ouvrir à celle des autres. Celui qui n’a aucune idée personnelle se montre aussi incapable de jugement que de tolérance : il se ralliera au plus grand nombre et on connaît les erreurs, les engouements et le fanatisme des foules.

C’est à de multiples références à la mythologie, mais aussi à la religion que se réfère l’auteur tout au long de l’ouvrage pour appuyer ses propos. Au-delà de la solitude des ermites et des mystiques, elle montre aussi comment la solitude est créatrice. Les exemples pullulent d’artistes-peintres, poètes, écrivains, sculpteurs ou autres brillants esprits qui ont forgé leur création dans la solitude, qu’elle soit choisie ou forcée (prison, bagne, goulag, camps de concentration, asile, paralysie à la suite d’une blessure de guerre, etc.).

Ainsi la superbe phrase de Jean Genet :

La cellule, c’est le paradis […] c’est le contraire de ce qu’on croit. La prison, c’est l’évasion, la liberté. C’est là qu’on échappe à l’accessoire, qu’on est rendu à l’essentiel.

 

L’art d’aimer

Là où je suis moins Jacqueline Kelen, c’est dans son approche de ce qu’elle appelle « l’art d’aimer ». Certes, deux êtres réunis n’en font pas qu’un. Certes, la dépendance à l’autre peut être dangereuse. Certes, on peut s’échapper à soi-même et perdre de sa liberté dans le rapport excessif à l’autre. Certes, « chaque individu est seul à vie ». Certes, l’essentielle solitude mène à l’humilité. Certes, « une vie solitaire a beaucoup plus de chances d’atténuer ou de dissoudre l’ego que de le renforcer ». Certes, l’ego de couple ou de famille peut tendre à être par trop exacerbé. Certes, l’attachement est trop souvent confondu avec la dépendance.

Mais de là à être agacée, comme l’auteur affirme l’être, par beaucoup de couples ou de familles et prétendre que « tout être profondément attiré par la vie solitaire se sent un cœur bien plus vaste , un cœur presqu’illimité » me semble excessif et presque méprisant pour ceux qui n’ont pas fait le choix de la solitude ; même si l’auteur entend bien que l’on peut et se doit d’avoir de grands moments de solitude ou un lieu à part même au sein d’un couple ou d’une famille, telle la fée Mélusine de la légende du Moyen-Âge, qui avait obtenu la promesse de Raymondin que si elle se mariait avec lui, il la laisserait libre de son samedi.

Et que penser de son admiration pour les amours des troubadours et des « dames courtoises » (surnommées les Béguines) au XIIe siècle, où chaque amant se savait solitaire en même temps qu’inséparable ? Une conception intéressante peut-être, mais de là à presque l’ériger en modèle… Et quid, dans sa démonstration, des enfants, de leur éducation, du besoin d’être auprès de leurs parents, de recevoir l’amour parental ? Là me semble être la faille de ce livre, même si je comprends bien ses propos et leur donne en partie raison. L’auteur semble s’enfermer finalement trop dans une sorte de militantisme qui peut paraître à la longue excessif, même si cet ouvrage n’en demeure pas moins un très bel essai, digne du plus grand intérêt et que je conseille fortement.

 

Culte de l’individu versus culte de son effacement au service de la communauté

Pour aller plus loin et dépasser le cadre de ce seul ouvrage ou du seul sujet de la culture en péril, on peut penser à la question sous-jacente de toutes les formes de relativisme ou de collectivisme, qui aboutissent à réprimer l’Homme dans sa dimension originelle, conduisant à établir une suspicion à l’égard de sa liberté, jusqu’à lui inspirer un fort sentiment de révolte.

Il est temps de réapprendre à admirer l’Homme, nous disait Abdennour Bidar, et de réhabiliter ainsi les valeurs de l’humanisme.

Ainsi, comme nous l’avions vu avec Pierre Clermont, dans les sociétés de type tribal notamment (mais pas seulement), cet élan de solitude s’efface pour laisser place à l’exécration de la souveraineté de l’individu au profit du primat de la communauté, à laquelle celui-ci se doit d’être entièrement subordonné, l’ensemble de ses actes, pensées et croyances devant être dictés par le groupe.

Terrible destinée ou incompréhension des ressorts de l’Homme, qui font dire à Alain Laurent :

L’irruption concrète de l’individualisme procède non pas d’une tendance au repli sur soi, mais d’une soif de liberté et de choix, d’un désir de vie toujours plus ouverte qui en sont tout le contraire et passent par le refus du véritable et suprême repli humain : végéter dans le confinement et la clôture du groupe.

Dans le prochain volet, nous nous appuierons sur ces réflexions pour élargir notre sujet : est-ce la culture qui est en péril, ou la liberté ?

— Jacqueline Kelen, L’esprit de solitude, Albin Michel, mai 2005, 246 pages.

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  • La Vie Solitaire de Pétrarque est pour moi le grand texte sur la débilitation à laquelle ne peuvent échapper les hommes « affairés ».

    La question

  • Arrivé à votre interprétation Randienne de Kelen (dont je n’ai pas souvenir d’avoir lu un ouvrage) j’ai sursauté, surtout que juste après vous citez Arendt. Les deux n’étant pas compatibles. L’entame de votre article et les extraits que vous commentez invoquent St Augustin, d’où la légitime évocation d’Arent.

    La fin de votre article est éclairant dans votre analyse, en effet, toujours selon vos extraits, il apparait que Kelen est d’avantage Randienne qu’Arendtienne.

    Concernant la solitude, celle choisie, elle est effectivement le révélateur d’une grande conscience, la pire chose que l’homme ait à affronter est d’être confronté à lui même.

  • J’ai lu avec interet votre article quoiqu il me paraisse un peu intello La solitude je l’ai connu tres tot par la force des choses je fus interne Ce fut plutot les rapports de force qui predominaient comme dans cette societe actuelle Si j’avais pu choisir la belle solitude je l’aurais fait Il s’agit presque d’un privilege d’aristocrate Privilege de ceux qui pouvaient s’adonner au libertinage alors que le peuple etait corserte dans des moeurs rigides Il y a toujours quelques choses de désagréables chez des gens cultivés est leur mépris affichés. Cette solitude creatrice je l’ai rencontre chez certains artisans

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Ils se plaignent, généralement, d’un manque de soutien et d’une présence insuffisante de la part de leur entourage, dans le cadre de leurs activités professionnelles.

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