Pluralité des libéralismes

Une première approche utile pour savoir ce qui s’écrit aujourd’hui dans la recherche universitaire sur le libéralisme.

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Pluralité des libéralismes

Publié le 1 juin 2015
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Par Jean Senié
Un article de Trop Libre

Bourmaud LibéralismesLe libéralisme ne cesse d’interroger, de questionner, démarche débouchant le plus souvent sur une contestation virulente ou, plus rarement, sur une admiration béate. Il faut ainsi apprécier à sa juste valeur la tentative des Presses Universitaires de Bordeaux de publier les actes de la journée d’études qui s’est tenue à l’université de Bordeaux IV le 20 octobre 2011, autour du libéralisme1. L’effort de ce colloque pour retrouver toute la complexité de la tradition libérale, ou devrait-on d’ores et déjà dire, des traditions libérales, s’inscrit dans une entreprise de compréhension d’un des grands courants de pensée de la modernité.

Les différentes interventions, séparées en deux grands ensembles, « La genèse de la pensée libérale » et « Les critiques du libéralisme », permettent de revenir sur les traits caractéristiques des différentes familles du libéralisme. Sans apporter une vision globale de ce dernier, de plus en plus difficile à réaliser2, les différentes contributions présentent d’intéressants éclairages sur des auteurs ou des notions qu’on range souvent de manière mécanique sous l’étiquette de libéralisme3.

Le jeu des 7 familles libérales

La première partie traitant des origines de l’idée de libéralisme constitue non pas une introduction mais davantage une entrée en matière sur les nouveaux enjeux qui parcourent le champ des études sur les libéralismes4. On ne cherchera pas une définition, problématique, du libéralisme5. Cela en dépit de l’effort de Daniel Bourmaud de ressaisir la configuration anthropologique du libéralisme – conçue comme consubstantielle à l’affirmation moderne de l’homme – dans son rapport conclusif6. C’est principalement l’occasion de revenir sur des idées reçues à propos de la tradition libérale.

L’article de Christophe Miqueu sur Locke montre que l’histoire des idées libérales a eu trop facilement tendance à en faire le père fondateur du libéralisme en procédant par des biais de lecture pour en convoyer une image partielle. Si cette idée peut garder, dans une certaine mesure, sa validité, elle fait fi du caractère républicain du penseur anglais7. Inversement, l’article de Sydney Floss porte un jugement nuancé sur la pensée de Thomas Hobbes, exposant que loin d’être le penseur totalitaire que certains libéraux se sont complu à dépeindre, il entretient un rapport ambigu, mais étroit avec le libéralisme aussi bien politique qu’économique8. Ces deux articles, ainsi que celui de Daniel Mansuy Huerta sur Montesquieu invitent à relire des penseurs classiques de la première modernité avec un regard neuf, c’est-à-dire sans les ranger arbitrairement sous l’étiquette de libéraux ou d’opposants au libéralisme. Le lecteur devient alors sensible au contexte de rédaction de l’œuvre, à ses subtilités, à ce qui en constitue aussi son originalité. Ces contributions permettent en outre de sortir d’une histoire rêvée du libéralisme qu’entretiennent surtout aujourd’hui les détracteurs de celui-ci lorsqu’ils mettent les différents courants dans le même sac avant de rejeter le tout en bloc. On rangera aussi dans cette catégorie les articles de Sylvie Guillaume sur « Les facteurs historiques du libéralisme à la française » et de Xavier Cauquil sur la « Poursuite de l’intérêt particulier et satisfaction collective : interrogations contemporaines autour de la lecture smithienne du marché ».

En revanche, on ne peut que déplorer l’absence de réflexion méthodologique dans l’ensemble des apports ainsi que le manque de contributions plus « sociales », c’est-à-dire privilégiant les réseaux de sociabilités et les milieux de production et de réception de l’œuvre. De tels apports auraient pu apporter un contrepoint précieux sur les différents sujets.

Le fourre-tout critique

La partie consacrée à la critique s’avère plus inégale. Le lecteur découvre avec plaisir la critique personnaliste du libéralisme au cours des années 1930. C’est, en effet, une critique radicale méconnue du libéralisme que Pierre Troude-Chastenet fait resurgir9. S’y retrouvent notamment tous les arguments sur l’« Argent Roi » ou encore sur la déshumanisation engendrée par le libéralisme qui est l’un des fils directeurs d’une partie de l’élite française10.

La contribution d’Émilie Himeur sur les communautariens se révèle aussi passionnante. Étudiant leur réaction à la parution du livre A Theory of Justice de John Rawls en 197111, elle reconstitue tout un moment du débat intellectuel entre les libéraux – libéraux classiques, néo-libéraux et libertariens – et les communautariens dont les figures de proue sont alors Charles Taylor, Michael Walzer ou encore Michael Sandel. Elle montre notamment que « par la réintroduction d’un langage civique dans le débat contemporain, la critique communautarienne a préparé le terrain des idées à ce renouveau républicain »12. Elle recompose une partie de l’archéologie des débats actuels où la République se voit de nouveau avancée comme parangon des solutions aux problèmes que poserait le libéralisme.

En revanche, on peut déplorer que les articles sur le néolibéralisme soient plus confus, comme c’est le cas pour celui de Jean-Marie Harribey. D’autant plus que l’auteur n’hésite pas à prendre parti de manière polémique sur le sujet, par exemple en citant sans discussion les thèses de Karl Polanyi13. Plus généralement, le reproche principal portant sur les critiques tient, d’une part, à leur caractère convenu – le libéralisme est une idée intéressante mais qui s’est détraquée et qui est désormais à l’origine des maux actuels14 – et, d’autre part, au fait que la question de l’apport libéral en économie, même s’il est évoqué à plusieurs reprises, n’est pas assez travaillé. C’est d’autant plus dommageable que l’ouvrage avait su retrouver le caractère politique du libéralisme et notamment son projet émancipateur. Il n’en demeure pas moins que ce colloque reste une première approche utile pour savoir ce qui s’écrit aujourd’hui dans la recherche universitaire sur le libéralisme.


Sur le web.

  1. Bourmaud Daniel (dir.), Libéralismes d’hier, libéralismes d’aujourd’hui, Bordeaux,  Presses Universitaires de Bordeaux, 2014.
  2. Pour une tentative, contestable, de synthèse voir, Audard Catherine, Qu’est-ce que le libéralisme? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard, 2009., ainsi que Kévorkian Gilles (dir.), La pensée libérale. Histoire et controverses, Paris, Ellipses, 2010.
  3. Bourmaud Daniel (dir.), Libéralismes d’hier, libéralismes d’aujourd’hui, Bordeaux,  Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 10.
  4. Précisons ici que la méthode retenue est celle d’une histoire classique des idées. Ibid., p. 9 : « dans le champ de la science politique aujourd’hui, l’analyse des idées et des institutions apparaît quelque peu délaissée. »
  5. Pour une tentative de définition récente voir, Laurent Alain et Valentin Vincent (dir.), Les penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 10-28.
  6. Bourmaud Daniel (dir.), Libéralismes d’hier, libéralismes d’aujourd’hui, Bordeaux,  Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 196.
  7. Miqueu Christophe, «  Revisiter Locke avant le mythe libéral », dans Bourmaud Daniel (dir.), Libéralismes d’hier, libéralismes d’aujourd’hui, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 23. Sur ce point voir aussi le bon résumé d’Arnaud Skornicki et Jérôme Tournadre, La Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 2015, p. 16-17.
  8. Floss Sydney, « Hobbes : un rapport ambigu au libéralisme », dans Ibid., p. 51-52.
  9. Troude-Chastenet, « La critique personnaliste du libéralisme »,  dans Ibid., p. 137.
  10. Ibid., p. 150.
  11. Himeur Émilie, « La communauté contre l’individu : la critique communautarienne du libéralisme », dans Ibid., p. 153.
  12. Ibid., p. 170.
  13. Harribey Jean-Marie, « Libéralisme, néo-libéralisme : des principes à la crise systémique actuelle », dans Ibid., p. 192.
  14. Bourmaud Daniel (dir.), Libéralismes d’hier, libéralismes d’aujourd’hui, Bordeaux,  Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, p. 206-209.
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  • J’ai lu la plupart des ouvrages universitaires françaises de ces dernières années sur le libéralisme et je peux vous assurer qu’ils sont médiocres. Le libéralisme est très complexes, il y a pleins de courants libéraux très différents. Ce qui rend très difficile la tache de la personne qui veut faire un livre sur le libéralisme. Pour moi, personne n’a réussi à appréhender et à expliquer toute la pensée libérale. La plupart des gens qui s’y ont collés ont lamentablement échoués. Mais il y a encore plus grave. La plupart des auteurs avaient clairement un parti pris contre le libéralisme. Ils étaient très partiaux. Il m’est souvent arriver de me demander si je lisais un ouvrage universitaire sérieux ou bien un torchon de propagande antilibérale.
    A titre personnel, je conseille la lecture de Libéralisme de Pascal Salin. Ce livre n’est pas parfait, il n’est pas exempt de défaut mais c’est le seul qui peut être considéré comme plutôt bon. C’est de loin le meilleur ouvrage de ces dernières années sur le libéralisme

    • Par curiosité, je pense que je vais acheter la publication des actes de colloque. Vous savez, même si je suis pas loin de penser pareil que vous concernant les publications universitaires au sujet du libéralisme, il faut quand même reconnaitre qu’il y a un regain d’intérêt pour la pensée libérale, ou plutôt les pensées libérales, au sein du monde académique. Alors oui, c’est souvent imparfait, partial, et c’est d’autant plus regrettable qu’on parle de publications qui ont à vocation d’incarner ce qui se fait de mieux dans le domaine intellectuel, mais cela a au moins le mérite de remettre le libéralisme sur le devant de la scène. À force de souffler aux mauvais vents, à force de caricatures et d’anathèmes, je pense que les ennemis du libéralisme rendent un formidable service à la doctrine libérale, car à un moment donné, certains jeunes chercheurs en sciences sociales finissent par s’attaquer aux tabous, à questionner les certitudes, et à s’intéresser à l’âme véritable du libéralisme.

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