Les écoutes « par ricochet » concernant les avocats : quelques précisions de la Cour européenne

Quel encadrement juridique pour les écoutes téléphoniques ?

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Les écoutes « par ricochet » concernant les avocats : quelques précisions de la Cour européenne

Publié le 19 février 2015
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Par Roseline Letteron.

Gargoyle statue face credits digital wallpapers  (CC BY-NC-ND 2.0)
Gargoyle statue face credits digital wallpapers (CC BY-NC-ND 2.0)

 

Les écoutes judiciaires « par ricochet » concernant les avocats suscitent un débat dans notre pays. On se souvient qu’à la suite d’une procédure judiciaire diligentée contre l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy, alias Paul Bismuth, son avocat Thierry Herzog s’était plaint d’avoir été écouté lorsqu’il conversait au téléphone avec son client. Il considérait, et avec lui bon nombre d’avocats, que le secret professionnel est absolu et que l’intérêt de l’enquête pénale ne saurait justifier qu’il lui soit porté atteinte. Aujourd’hui, la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 3 février 2015 Pruteanu c. Roumanie, donne quelques précisions sur la légalité de ces écoutes « par ricochet ».

Maître Alexandru Pruteanu, avocat au barreau de Bacau en Roumanie, représente une société commerciale faisant l’objet d’une enquête pénale pour différentes fraudes et tromperies. En septembre 2004, les juges roumains ont demandé l’interception et la transcription des conversations téléphoniques des associés. Parmi ces dernières, figurent des conversations avec Maître Pruteanu dont la ligne n’est pas directement surveillée. Il fait donc l’objet d’une écoute par ricochet lorsqu’il communique avec son client, lui-même surveillé. Par la suite, ses clients furent condamnés à dix années de prison, mais l’avocat ne put jamais contester les écoutes dont il avait fait l’objet, le code pénal roumain ne prévoyant aucune voie de recours contre ces enregistrements ni leurs transcriptions. Il estime donc être victime d’une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit le secret de la vie privée.

Une ingérence dans la vie privée

La Cour rappelle que les communications téléphoniques relèvent de la vie privée et que le secret de la correspondance en fait partie. Ces principes sont consacrés par une jurisprudence constante, de l’arrêt Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984 à l’arrêt Matheron c. France du 29 mars 2005. Il importe peu que ces écoutes aient été effectuées sur la ligne d’un tiers (CEDH, 24 août 1998, Lambert c. France ; CEDH, 19 novembre 2013, Ulariu c. Roumanie). Toute écoute téléphonique constitue donc une ingérence dans la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention européenne.

Une ingérence dans la vie privée peut cependant être licite si elle répond à trois conditions. La première d’entre elles réside dans le fait qu’elle doit être « prévue par la loi ».  La Cour note que les écoutes téléphoniques, en général, sont autorisées par l’article 91 du code de procédure pénale roumain. Toutefois, ses dispositions sont muettes sur le statut des tiers, c’est-à-dire de ceux qui sont écoutés par ricochet alors qu’ils ne sont pas visés dans l’autorisation d’interception. Aux yeux de la Cour, le caractère clair et prévisible de la loi pour les tiers n’est pas nécessairement établi. Elle préfère cependant ne pas se poser la question de l’existence  ou non d’une « loi » au sens de la Convention, dès lors qu’elle dispose d’un autre motif pour établir la violation de l’article 8.

Cette violation ne réside pas dans la seconde condition de licéité de l’ingérence qui est liée à la poursuite d’un but légitime. Nul ne conteste que les écoutes ont pour but la manifestation de la vérité lors d’une enquête pénale, but incontestablement légitime. En revanche, la troisième condition est la plus problématique, comme d’ailleurs dans presque toutes les affaires mettant en cause l’article 8. L’ingérence dans la vie privée doit en effet se révéler « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour effectue alors un contrôle de la proportionnalité de l’ingérence dans la vie privée par rapport aux buts poursuivis. Aux yeux de la Cour, elle n’est pas établie dans la mesure où aucun recours n’était directement accessible au requérant. Certes, il pouvait contester la légalité des enregistrements, mais seulement lors de la procédure concernant ses clients. Il ne disposait d’aucune action contentieuse en son nom propre, sauf peut-être celle en responsabilité pour obtenir réparation du préjudice subi. La Cour européenne considère cependant qu’un recours indemnitaire ne saurait tenir lieu de contentieux de la légalité des écoutes.

Ce refus de considérer une action en responsabilité comme un recours suffisant est formulé dans une affaire Xavier de Silvera c. France du 21 janvier 2010, affaire étrangement semblable à celle jugée par la Cour le 3 février 2015. Il s’agissait en l’espèce d’une perquisition menée dans un château, propriété d’une association visée par une enquête pénale. Il se trouve qu’un avocat portugais louait une aile de ce chateau, et il a donc été perquisitionné, lui aussi, par ricochet. La Cour sanctionne alors une violation de l’article 8 au motif que l’avocat a été débouté de toutes ses demandes tendant à l’annulation de la perquisition et à la restitution des biens saisis. Aux yeux du droit français, ses recours étaient irrecevables, parce qu’il ne disposait pas de la qualité de « partie à la procédure » ou de « témoin assisté ».

Le droit français : l’écoute par ricochet demeure possible

Ainsi motivé, l’arrêt Pruteanu est présenté par certains avocats comme démontrant l’inconventionnalité du droit français. L’idée générale est alors que toute écoute par ricochet emporte violation de l’article 8 de la Convention, ce qui condamne définitivement ce type d’écoute.La situation du droit français est-elle identique à celle du droit roumain ?

Sans doute pas, car notre système juridique a désormais intégré le principe d’un recours contre les écoutes téléphoniques par ricochet. Il est vrai qu’il n’avait guère le choix, la Cour européenne ayant condamné la France dans un arrêt Matheron c. France du 29 mars 2005. À l’époque, l’absence de tout recours était évidente, puisque, depuis un arrêt du 16 mai 2000, la Cour de cassation refusait d’apprécier la légalité d’une procédure étrangère au dossier qui lui est soumis. Autrement dit, un tiers ne pouvait contester les écoutes dont il a fait l’objet par ricochet.

Depuis l’arrêt Matheron, les choses ont évolué. Dans une décision du 7 décembre 2005, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence. Elle admet désormais qu’un tiers peut contester la régularité d’une écoute. Il appartient alors au juge de contrôler sa nécessité, et la Cour avait alors considéré que l’ingérence dans la vie privée était justifiée par les nécessités d’une enquête pénale relative à un trafic international de stupéfiants. L’ingérence est donc prévue par la loi, au sens de la Convention européenne qui considère comme « loi » toute norme juridique obligatoire. Elle repose sur un but légitime et est « nécessaire » dans une société démocratique.

L’arrêt Pruteanu ne contient donc aucune condamnation de principe des écoutes visant des avocats, même par ricochet. La seule condition à ces écoutes indirectes, comme d’ailleurs les écoutes directes, est que la procédure doit être encadrée par le droit et offrir à l’intéressé un recours. S’il est vrai que ces procédures doivent permettre d’assurer l’équilibre entre le secret professionnel de l’avocat et l’intérêt de l’enquête pénale, il n’en demeure pas moins que l’avocat peut, sous certaines conditions, être écouté dans le cadre d’une enquête pénale.

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