« Les pierres d’angle » de Chantal Delsol

Quels sont ces principes fondateurs de la culture qui « ne sont pas en soi légitimables par le raisonnement » et que des croyances portent ?

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« Les pierres d’angle » de Chantal Delsol

Publié le 30 décembre 2014
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Par Francis Richard.

DelsolDans Les pierres d’angle, Chantal Delsol dit ce à quoi nous tenons. Nous ? Elle, et bien d’autres…
Une pierre d’angle, comme l’expression l’indique, se trouve à l’angle d’un édifice et le fonde. C’est pourquoi, au sens figuré, une pierre d’angle est un principe. Les pierres d’angle, dont Chantal Delsol parle dans son livre, doivent, bien sûr, être comprises dans cette acception.

Quels sont ces principes fondateurs qui « ne sont pas en soi légitimables par le raisonnement » et que des croyances portent ?

« la liberté personnelle ou la royauté (la dignité spécifique) de l’homme » ;
« le temps fléché vecteur d’espérance » ;
« l’idée de vérité ».

Holisme et individualisme

Chantal Delsol montre que les critères que l’on applique communément aux hommes pour définir leur dignité sont relatifs et qu’ils permettent tous les excès. Il en est ainsi de la sensibilité – tous les vivants, « à proportion de leur capacité à souffrir », se valent -, de l’utilité sociale – l’infanticide et l’eugénisme ne deviennent des crimes qu’avec le judéo-christianisme -, de l’immaturité – « dans toutes les sociétés du monde, les groupes voués à servir les autres et à obéir sont justifiés en cela par leur immaturité ».

Avant le christianisme, toutes les sociétés sont holistes. Le christianisme leur a « enlevé la maîtrise de la vie des hommes et l’a confiée à Dieu » : « La singularité de la personne, liée à Dieu, et la fin du holisme, ont engendré l’individualisme. » Seulement, « l’évincement du christianisme nous renvoie au holisme ». Pourquoi ? Parce que la maîtrise de la vie des hommes n’étant plus confiée à Dieu, elle l’est de plus en plus à la société.

La personne

Chantal Delsol tient au statut de personne de l’individu humain. Une personne a une dignité inaliénable. Elle ne doit pas être confondue « avec cet individu qui traduit tous ses caprices en droits et qui s’exclut de toute responsabilité ». Elle est un être unique, un sujet autonome : « La personne est cet humain qui se détache du groupe, non pas qu’elle devienne indépendante (ce sera l’illusion de l’individualisme excessif) mais elle est considérée capable de prendre son destin en main, de poser des actions qui ne sont qu’à elle et d’en assumer les conséquences. »

Chantal Delsol récuse l’alternative entre « un prométhéisme exacerbé qui soumet toute la nature à sa discrétion en la tordant impitoyablement » et « une forme de panthéisme au sein duquel tout se trouve au même niveau ». Il faut à la fois admettre que « nous appartenons à des groupes, même si l’orgueil moderne veut laisser croire à notre indépendance » et ne pas oublier pour autant « la liberté personnelle. Laquelle dépend étroitement du contrat ». Peut-être faut-il, pour résoudre cette contradiction, croire qu’il existe au-dessus du sujet « un Autre qui l’empêche de se prendre pour Dieu », « car son statut l’y engage naturellement ».

Le bonheur et la joie

Or la société totalitaire et la société contemporaine « cherchent de la même manière à éliminer chez les individus les questions existentielles, et essentiellement la religion ». Pour leur faire oublier ces questions existentielles, elles leur promettent le bonheur, qui « consiste en un déni de la tragédie existentielle ». Pour ce faire, aux illusions religieuses, elles substituent « les illusions de la fête ininterrompue, de la récréation, de la consommation ».

Seuls les autocraties et les despotismes, éclairés ou non, se préoccupent du bonheur de leurs sujets, pris dans l’acception opposée à citoyens. Ils leur font oublier la réalité pour qu’ils restent tranquilles et se sentent protégés. Ils désenchantent le monde et les privent de joie comme d’admiration. Car « la joie a partie liée avec le risque, l’aventure et l’espérance ».

L’espérance

La liberté humaine est née de « l’irruption de la transcendance dans le monde clos de l’immanence ». Pourquoi ? Parce qu’ « une culture sans fatum sait que l’avenir dépend de ses décisions, et que ses décisions peuvent changer la figure du monde ». Pour se lancer dans l’action, il faut accepter le risque, l’incertitude, ne pas se contenter de répétitions ou de variantes de ce que nous connaissons déjà; il faut espérer en quelque chose d’absolument différent.

Ce n’est pas pour rien que l’idée de progrès n’apparaît qu’en Occident. Il y a correspondance entre elle et l’espérance du Salut. Mais, à partir du moment où cette espérance du Salut disparaît, le progrès ne se déploie plus sans réserve. « [Le] malheur [de l’homme contemporain] est de vouloir partout la connaissance à la place de la confiance et de l’espérance » : « Nous avons donné congé à l’espérance pour avoir tout, tout de suite, et pour échapper à l’illusion, à l’erreur, à l’échec. » Et, en donnant congé à l’espérance, une société ne cherche plus à se renouveler en ayant des enfants.

Le temps fléché

Avec la nouveauté inouïe de l’espérance, le temps circulaire, « habitude mondiale et millénaire », cède la place au « temps fléché », qui devient d’ailleurs « moins une flèche qu’une spirale, qui tourne sur elle-même tout en s’élevant ». Il est en effet « possible de progresser, sans renier la tradition » : « Il faut comprendre que si le monde est mauvais par notre faute, et non par destin, non par karma, alors par notre volonté propre nous pouvons l’améliorer ».

Chantal Delsol parle même de « culpabilité créatrice » : « [Elle] est l’indignation devant soi-même, considéré comme pécheur et responsable de soi. Sans elle, il n’y a pas d’amélioration sociale, ni morale, pas de progrès. » Cette amélioration n’est toutefois « possible que pour une religion de la parole, dans laquelle le texte originel se trouve sans cesse soumis à l’interprétation des vivants », ce qui est le cas du judaïsme et du christianisme, mais pas de l’islam…

L’idée de vérité

La vérité est une quête. Nous ne la possédons pas et elle nous échappera toujours « en raison de notre finitude et de notre subjectivité ». Il n’en demeure pas moins que « l’homme est plus grand, plus libre et plus heureux s’il cherche gratuitement à connaître le monde et à le comprendre ». Le récit historique, par rapport au récit mythique, aide ainsi à connaître le monde et à le comprendre, parce que son but est de reconnaître la réalité et non pas « le contentement du moment » : « L’amour de la vérité est le produit d’une conscience éveillée, qui tient la réalité pour un joyau inutile et sacré. »

Le récit du passé est dévoyé quand il est « instrumentalisé à des fins d’édification: tout ce qui compte, c’est d’enseigner aux générations suivantes comment elles doivent penser et vivre, leur inculquer les jugements et les échelles de vertu qu’elles ne devront pas remettre en cause ». En prétendant décréter la réalité, les lois mémorielles ne font pas autre chose : « Celui qui décrète le passé exerce sa domination sur ceux qui subissent l’Histoire faite par lui. »

La vérité, la liberté et la dignité

Que, s’estimant détenteurs de la vérité, des groupes aient opprimé les autres en son nom, c’est indéniable. Mais « la vérité écartée ne peut être remplacée que par l’arbitraire qui souvent sert la puissance ».

En fait, le régime de la vérité permet la tolérance, laquelle n’a rien à voir avec le syncrétisme, qui est une attitude de confusion (« rien n’est vrai, ni important ») : « La mauvaise opinion nourrie aujourd’hui à l’idée de tolérance provient justement du fait que tolérer veut dire accepter celui qui a tort – et nos contemporains voudraient que personne n’ait tort, ils voudraient précisément le syncrétisme. »

Chantal Delsol ajoute : « En rendant possible la tolérance, le régime de vérité ouvre la voie à la fois à la liberté personnelle (affranchissement de l’arbitraire du puissant) et à la dignité personnelle (reconnaissance par la tolérance). »

Encore faut-il ne pas prétendre « forger les vérités humaines et métaphysiques sur le modèle des sciences physiques » : « on s’écarte tant de la réalité qu’il reste seulement à cesser de penser »… Chantal Delsol donne pour exemple le droit naturel, qui « n’est pas une réalité flottante inscrite dans le ciel des idées ou dans les livres de théologie, mais l’expression des coutumes générales ».

Polythéisme, monothéisme et athéisme

Chantal Delsol remarque qu’« au naturel, l’homme est païen, c’est-à-dire polythéiste », que « les dieux du polythéisme sont inventés par les sociétés humaines », alors que « le Dieu du monothéisme se révèle », que « l’athéisme est né contre le christianisme » et qu’ « il n’existe pas sans lui ».

Les tentatives pour supprimer les religions ont toutes échoué, parce que l’homme est un animal religieux. Par des persécutions violentes, les totalitarismes « n’ont obtenu que leur effacement provisoire ». L’élite contemporaine d’Occident récuse le tragique de la vie. Pour elle les questions de l’origine et du destin ne se posent pas. Alors elle utilise le sarcasme pour empêcher toute résurgence religieuse, « ayant trouvé pour elle-même des produits de substitution, pour ne pas souffrir du manque qu’elle inflige à tous ».

« On fait croire à nos contemporains que récuser le Dieu du monothéisme aboutira à n’avoir plus de dieu. C’est le contraire. Ceux qui récusent Dieu se donnent aussitôt une multitude de dieux. » Tant il est vrai, que « le monde n’est pas partagé entre des monothéistes et des athées. Mais entre des polythéistes et des monothéistes ».

Chantal Delsol pense qu’« un pays dans lequel le souci religieux est empêché, et où l’État conséquemment se prend pour Dieu, et fait mine de l’être, se voue au désastre »

Le socle cohérent des pierres d’angle

Les pierres d’angle, auxquelles nous tenons, dit enfin Chantal Delsol forment un tout cohérent dont la source est le judéo-christianisme : « L’humain compris comme une personne présuppose sa liberté de conscience. L’inachèvement de la personne convient à une culture de la promesse, donc de l’espérance qui s’apparente à la joie. La réalisation de la liberté passe par la quête de la vérité qui seule peut éviter l’arbitraire particulier. Mais surtout, la liberté humaine ne saurait s’établir hors le champ de l’intranquillité existentielle, qui assume les mystères et ne les écarte pas. »

Pourquoi Chantal Delsol a-t-elle écrit ce livre, qui prône « une culture hauturière » reposant sur ces pierres d’angle ?

« Non seulement nous y tenons, mais nous voulons l’apporter aux autres. »


Sur le web. Publication commune avec lesobservateurs.ch.

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  • Chantal Delsol est décidément un écrivain à recommander. Dommage, selon moi, que son style est bien trop moderne, un rien « france culture ». Merci à Francis Richard d’avoir partagé cette lecture. Tous les paragraphes sont intéressants.

    Au fait, elle écrivait autrefois (il y a bien longtemps) sous le nom de Millon-Delsol. Pourquoi avoir effacé Millon ?

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