Culture, politique et business : le cas polonais

L’ouvrier, l’entrepreneur ou le politicien polonais est schizophrène ; il vit dans deux mondes.

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Culture, politique et business : le cas polonais

Publié le 11 décembre 2014
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Par Piotr Arak, depuis la Pologne.

La culture est tout ce qui nous entoure : ce que nous mangeons, comment on s’amuse, comment on se vêtit, quelle langue on parle, quelles valeurs nous défendons et quelles sont celles que nous rejetons, quelles aspirations nous avons dans la vie, quel modèle de voiture nous apprécions et quels gadgets nous utilisons. La culture détermine non seulement comment fonctionne notre système politique mais aussi comment nous conduisons nos affaires. On ne peut dire que telle culture est meilleure qu’une autre mais il est de celles qui soutiennent la croissance économique et d’autres qui la limitent.

Chacun est le produit de ses grands-parents, de ses arrières grands-parents, même s’il ne les a jamais vu de ses propres yeux. Selon Jean-Jacques Rousseau, la culture est ce milieu dans lequel les gens sont noyés et la relation qu’ils ont entre eux est conditionnée par la culture de la communauté. Cela signifie, selon lui, que l’individu et son attitude est le produit de la culture, d’une communauté organisée.

Et même si la culture ne s’évalue pas, la plupart des chercheurs mettent la démocratie au niveau le plus haut du développement de la culture politique dans un pays donné. La démocratie, pourtant, ne va pas nécessairement de pair avec le marché libre… et le marché libre avec la démocratie. Singapour, qui depuis des années est considéré comme l’économie la plus compétitive selon le classement du Forum économique mondial et de la Banque mondiale, en est le meilleur exemple.

Là où il y a la démocratie, il y a du business

Généralement, il est plus rentable de faire du business dans les pays démocratiques. Comme le montre la relation entre la place d’un pays au classement « Doing business » de la Banque mondiale et au « Democracy Index Economist Intelligence Unit », plus la démocratie est forte, plus la place est élevée au classement de la compétivité économique. La Somalie, qui repose pourtant sur un État minimum, n’est pas un paradis pour les entrepreneurs.

Le premier classement mesure la réglementation des affaires et son application effective dans les capitales de presque tous les pays du monde. Le deuxième prétend évaluer le niveau de démocratie en se basant sur le processus électoral et le pluralisme, les libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique.

Relation entre la place d’un pays au classement « Doing business 2013 » et « Democracy Index 2012 »1

La dépendance entre la démocratie et la facilité de conduite des affaires est très forte. La dictature se traduit le plus souvent par des coûts supplémentaires résultant de la corruption et par le manque de confiance envers les autorités publiques responsables de la régulation du marché. La Corée du Nord est considérée comme une tyrannie et n’apparaît pas dans le classement « Doing business ». La propriété privée n’existe pas, alors qu’elle est considérée comme un fondement du libre marché.

Comme le démontrent les auteurs du livre  Why Nations Fail, Daron Acemoglu et James Robinson, les acteurs qui stimulent le plus la croissance économique, ou au contraire qui l’inhibent, sont les institutions politiques d’un pays donné2. Depuis des siècles, seules les institutions démocratiques et éclairées, de celles qui ont respecté et protégé les droits individuels et qui ont incité à entreprendre, créent les bases de la croissance économique et améliorent la qualité de vie de leurs citoyens. L’économiste français du XIXème siècle Pierre Paul Leroy-Beaulieu déclara ainsi que l’un des apports principaux du colonialisme fut le transfert des institutions de l’Europe vers les pays colonisés.

La Pologne occupe la 48ème place au classement « Doing business » et la 44ème place en terme de qualité du système politique. Nous sommes moyens, au niveau de la Hongrie ou de la Slovaquie mais loin derrière l’Allemagne qui est 19ème au classement de la Banque mondiale et 14ème selon l’Economist Intelligence Unit (EIU). Comparable à la Pologne sur le plan démographique et économique, l’Espagne est 46ème dans le classement des affaires et 25ème sur le plan politique. L’Espagne s’en sort moins bien avec la crise économique et pourtant son système politique est encore bien plus démocratique que chez nous ; la culture a une influence déterminante sur la politique et l’économie.

Comment définir la culture polonaise

Dans les années 60 et 70, le psychologue néerlandais Geert Hofstede a travaillé au service des ressources humaines d’IBM Europe. Sa mission était de voyager à travers le monde, de discuter avec les employés du groupe et de les questionner au sujet des stratégies adoptées pour solutionner les problèmes, de la collaboration entre les employés et de l’attitude face aux supérieurs. Les questionnaires étaient longs et détaillés ; l’importante base de données obtenue lui permit d’analyser les différences entre les sociétés ainsi étudiées. Aujourd’hui, ses travaux sont considérés comme des classiques de la psychologie des cultures. Les recherches du Hollandais sont menées depuis de nombreuses années et pratiquement tous les pays et leur culture de gestion en font partie.

Que ressort-il du cas polonais ? Ils sont avant tout attachés aux règles rigides, agissent à courte vue et préfèrent la tradition à l’innovation.

La caractéristique culturelle dominante chez les Polonais est le besoin de règles écrites et non écrites : règlements, prescriptions et schémas de comportement. De ce point de vue, la culture polonaise est proche de celle des pays voisins, tel la Russie. Dans les pays de l’Europe de l’ouest, les actions personnalisées et la coopération libre sont favorisées tandis que les principes rigoureux sont introduits quand cela est utile.

Les Polonais se sentent naturellement bien dans des conditions de hiérarchie explicite, aussi bien sur le lieu de travail que dans la société en général. Ils acceptent volontiers une distribution inégale du pouvoir, de préférence quand il se concentre en un seul point. Ainsi, la culture polonaise s’oppose clairement à la culture occidentale, spécialement anglo-saxonne ou scandinave. Par contre, on reconnait une compréhension similaire de la hiérarchie en France et en Belgique. Enfin, les Slovaques, Russes et Roumains ont la culture hiérarchique la plus prononcée en Europe.

La culture polonaise récompense l’assertivité, la concurrence et la résolution des conflits par la confrontation. Pour les Polonais, le succès professionnel est plus important que le confort de vie ; ils vivent pour travailler et non l’inverse. De ce point de vue, les Polonais sont plus proches des Allemands ou des habitants des pays anglo-saxons.

Dans la culture polonaise, l’individu et son environnement proche (famille, amis, collaborateurs) présente plus d’intérêt que la communauté élargie (classe sociale, caste, groupe professionnel). Les Polonais s’occupent en premier lieu d’eux-mêmes et de leurs proches. Ainsi, la culture polonaise est typiquement « occidentale » ; le collectivisme se manifeste partout en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

En ce qui concerne le tempérament, les Polonais ne sont pas spontanés et contrôlent plutôt leurs émotions. Cela est lié au pessimisme, au cynisme et à la moindre aptitude à « profiter de la vie ». Les règles de comportement inhibent l’expression de la joie et prendre du plaisir est souvent perçu comme quelque chose de mal. Ceci est caractéristique de l’Europe centrale et orientale. De l’autre côté du spectre on retrouve les nations d’Amérique du Sud mais aussi anglo-saxonnes et scandinaves.

La culture polonaise est plus normative que pragmatique. Cela signifie que les Polonais sont curieux, cherchent à déterminer les « vérités absolues » et par tous les moyens recherchent des explications et pas nécessairement la solution. Ils sont plus orientés vers le passé et attachés à la tradition. Cela se fait au détriment de la réflexion à long terme, moins importante que les profits immédiats. L’approche opposée prédomine chez les habitants de tous les pays voisins.

La culture polonaise est très spécifique ; la plus proche de nous est portugaise ou grecque, encore que les différences soient nombreuses. Avec nos voisins, plus de choses nous séparent que de choses qui nous rapprochent. Le Polonais manque de flexibilité, préfère la concurrence à la coopération et les normes de comportement tuent chez lui l’innovation. Les employés qui apprécient les règles rigides et le travail acharné peuvent – paradoxalement – faire baisser la productivité, notamment dans les secteurs modernes de l’économie. D’où vient ce mélange de culture, qui n’est pas une bonne recette pour le succès ?

 

Pologne Varsovie credits Adam Smok (licence creative commons)

D’où vient la culture polonaise ?

Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est la coexistence de différences culturelles entre les régions polonaises (on parle classiquement de Pologne A et B) qui, assez curieusement, a commencé à se traduire au XVIIème siècle déjà.

Selon Janusz Hryniewicz, docteur en sciences humaines, le concept fondamental nécessaire pour comprendre les différences culturelles et économiques en Pologne est qu’il s’agit d’un manoir féodal. D’un côté, les dirigeants traitant leurs ouvriers comme rien moins que leur propriété, comme des paysans qui doivent effectuer les tâches. De l’autre, les ouvriers eux-mêmes dans un rôle passif et obéissant, se pliant aux exigences des héritiers des entreprises.

Dans l’ouest de la Pologne, au XVIème et XVIIème siècle, le fonctionnement des entreprises agricoles différait du reste du pays. Leur fonction essentielle était la production pour les villes en développement. Pour simplifier, l’est du pays produisait seulement des céréales, avec peu de moyens. Au XIXème, la collaboration de la Grande Pologne (NdT : ouest du pays) avec les villes voisines protestantes fut telle que la productivité y était deux à trois fois supérieure qu’à l’est du pays.

L’Ouest polonais coopérait avec les villes en voie de démocratisation, de sorte que les paysans pouvaient jouer un rôle dans la société. La réforme agraire du XIXème siècle en Prusse, qui prédestinait la séparation, devait la rendre plus efficiente et différente sur le plan culturel. Cela se manifeste aujourd’hui, entre autres, par l’accord de quatre citoyens sur cinq pour l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne dans cette région. De plus, moins de monde à l’ouest pense que l’État devrait niveler les salaires et il y a moins de soutien à l’idée d’un État fort.

L’Est s’est transformé différemment. Il n’y a pas eu à proprement parler de réforme agraire. En 2004 seulement, grâce à des financements plus conséquents, les entreprises agricoles de ces régions ont finalement pu se développer, ce qui a provoqué l’exode d’une partie de la population vers l’ouest de la Pologne et en Europe. Une productivité faible, l’absence de nouvelles technologies et le manque de liberté pour les paysans font que les habitants de ces régions sont plus conservateurs. Ils votent pour le PiS (NdT : parti conservateur polonais) et l’Union européenne soulève bien moins d’enthousiasme.

Qu’est-ce que cela signifie ? Je formule l’hypothèse qu’en raison de cette divergence sur deux cent cinquante ans, la culture polonaise s’est développée sur la base de différents modèles de part et d’autre de la Vistule. D’une part, la civilisation protestante et de l’autre, Byzance et l’orthodoxie. L’ouvrier, l’entrepreneur ou le politicien polonais est par conséquent schizophrène. Il vit dans deux mondes. D’un côté on vote PO (NdT : centre droit), de l’autre PiS (NdT : allusion aux récentes élections régionales et au clivage est-ouest qui en est ressorti). La question fondamentale est donc de savoir si nous pouvons changer la culture ?

On peut limiter les aspects négatifs de la culture polonaise

Le patrimoine culturel joue un rôle important et est une force importante et omniprésente qui dure longtemps après la disparition des raisons qui l’ont créé. Mais elle n’est pas inhérente à l’identité humaine. Si les Polonais abordent honnêtement leur origine et veulent y confronter leur patrimoine, qui ne rentre pas dans l’économie moderne, alors ils peuvent changer. Andrzej Leder pose la question essentielle de savoir si les Polonais, qui proviennent de la paysannerie, seront capables d’accepter leur origine et de devenir une classe moyenne consciente de son patrimoine.

Qu’est-ce qui peut aider ? Cultiver notre rapport au travail sur la base de bonnes pratiques. Les entreprises étrangères ont fait beaucoup de bien en apportant au pays d’autres modèles de gestion que ceux de Byzance ou de l’URSS, mais en réalité ce changement dans l’économie doit concerner tous les gens actifs et, par ailleurs, tous ceux qui sont impliqués dans la vie politique.

Quand nous comprendrons ce que signifie être un bon entrepreneur, quand nous comprendrons que d’aussi loin la culture, l’histoire et le milieu extérieur influencent l’individu dans sa carrière et ses choix, alors nous n’aurons pas à nous tordre de désespoir que rien ne changera. Nous savons comment réussir en observant le modèle occidental. Cependant, nous devons trouver nous-mêmes notre propre méthode d’adaptation, qui permettra de prendre ce qu’il y a de meilleur en nous. Une grande partie de notre caractère provient d’Europe de l’ouest ; voyons comment les entreprises portugaises fonctionnent, elles qui nous sont si proches culturellement. La question-clé est de savoir comment les Polonais doivent être. En espérant que la réponse à cette question n’arrive pas dans deux cent cinquante ans…

—-
Article original titré ‘Kultura, polityka i biznes‘, publié le 21.11.2014 sur liberte.pl
Traduit du polonais par Serge pour Contrepoints.

  1. La dernière étude « Economist Intelligence Unit » date de 2012. Pour la comparaison, les données de la Banque mondiale utilisées proviennent de la même période.
  2. La question de savoir comment fonctionne l’État est particulièrement intéressante dans le contexte du choix des Polonais entre OFE et ZUS. C’est la question classique de l’efficacité. Le secteur privé réalise une meilleure allocation des ressources dans ce domaine, ce qui favorise de meilleurs rendements financiers. L’État, en revanche, tient compte d’autres facteurs, e.a. sociaux, et mène une politique à court terme.
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Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

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