Paul Durand-Ruel ou l’art est une marchandise

Durand-Ruel, le défenseur des impressionnistes, est la meilleure illustration de l’émergence d’un marché de l’art fondé sur un modèle entrepreneurial et financier.

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Paul Durand-Ruel ou l’art est une marchandise

Publié le 21 novembre 2014
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Gérard-Michel Thermeau.

impressionnisme credits Laurent (licence creative commons)

Le musée du Luxembourg propose une remarquable exposition consacrée à Paul Durand-Ruel et sous-titrée « Le pari de l’impressionnisme ». Belle démonstration du rôle de la spéculation et du génie d’un entrepreneur dans le triomphe des impressionnistes, alors en butte au mépris des instances officielles et académiques de l’État.

Qui était donc Paul Durand-Ruel ? Un peintre ? Un sculpteur ? Un critique ? Rien de tout cela, c’était un marchand d’art. Quelqu’un qui gagnait de l’argent en achetant et vendant des tableaux, bref qui faisait commerce de l’art. Pour qui, la culture était une marchandise. S’il aimait sincèrement les œuvres, au point de refuser de vendre certaines des plus belles toiles de Renoir ou Monet, il a néanmoins fait fortune en sachant acheter au bon moment et attendre suffisamment longtemps pour vendre à des prix très élevés.

Le mécène des impressionnistes

Comme le résume l’introduction du catalogue : « son action originale mêle audacieusement l’art et la finance dans une démarche qui n’est rien d’autre qu’un pari sur l’avenir ». Claude Monet écrivait au soir de sa vie « sans Durand, nous serions morts de faim, nous tous, les impressionnistes. Nous lui devons tout. » En effet, les artistes ne vivent pas d’air pur et d’eau fraîche. Comme tout le monde, ils doivent manger et régler leurs factures. Ils doivent donc pouvoir vendre leur production. C’est là qu’intervient le marchand d’art.

Au cours de sa carrière, Durand-Ruel devait acheter 1500 Renoir, plus de 1000 Monet, 800 Pissarro, plus de 400 Degas, près de 400 Sisley et 200 Manet. Près du quart des collections impressionnistes que l’on peut admirer dans l’actuel musée d’Orsay sont des tableaux acquis, vendus ou exposés par la galerie Durand-Ruel. Encore faut-il préciser que les actuelles collections publiques des impressionnistes viennent pour l’essentiel de libéralités de généreux amateurs qui avaient acheté des œuvres qui ne suscitaient qu’indifférence ou moquerie de la part des autorités. C’est, par exemple, le legs de Gustave Caillebotte en 1894 qui fait entrer les premières toiles impressionnistes au musée du Luxembourg, qui est alors le musée des artistes vivants.

En somme notait Gustave Geoffroy « Ce que l’État, dédaigneux d’art nouveau, ne sut pas faire, M. Durand-Ruel le réalisa. »

Durand-Ruel est la meilleure illustration de l’émergence d’un marché de l’art contemporain fondé sur un modèle entrepreneurial et financier. Si le marchand se fait modeste : « J’ai été, en somme, un bien mauvais marchand de tableaux, car je n’ai pas aimé ce qui se vendait, et ce que j’aimais, je ne réussissais pas à le vendre », il faut se garder de le prendre au mot.

Un esprit libre

impressionnismeSon grand-père Ruel ayant failli être guillotiné, Durand en conservait une horreur de la révolution française. Catholique, patriote et antidreyfusard, le marchand d’art ne correspond guère à l’image que l’on peut se faire d’un défenseur de l’art moderne. Ses convictions profondes ne l’empêchèrent pas de soutenir aussi bien l’ancien communard Courbet que le républicain athée Monet ou le juif anarchiste Pissaro. Sa foi était d’amour et non de sectarisme.

Il avait succédé à son père en 1865, héritant d’une galerie dont le rayonnement était déjà important.

À l’origine, le commerce paternel était la papeterie mais bientôt, s’y ajouta la vente de matériel pour artistes et ceux-ci souvent impécunieux offraient des œuvres comme moyen de paiement. Le commerce de tableaux va prendre de l’importance. Avec le père Durand, la galerie va gagner sa réputation dans la peinture contemporaine, celle de l’école de Barbizon notamment. D’abord réticent à suivre les traces paternelles, Paul Durand connaît un choc à l’exposition universelle de 1855 en découvrant 35 œuvres de Delacroix, « triomphe de l’art vivant sur l’art académique ». Il devait acheter plus de 160 œuvres de Delacroix dont La mort de Sardanapale qui trône aujourd’hui au Louvre : il l’expose à Vienne, Londres, Paris et New York sans arriver à la vendre et n’y parvient qu’à perte en 1879. Sa parfaite connaissance des « bons tableaux modernes » fait de lui un expert aux côtés des commissaires-priseurs dans les ventes publiques.

Son goût ne se limitait pas à la peinture moderne. Il s’était intéressé aux écoles hollandaise et espagnole : vendant ici un Rembrandt, là un Greco, ou un Goya. Il est aussi l’ami de peintres plus académiques Bouguereau, Cabanel, Bonnat et vend les petits peintres de genre, dont les noms n’évoquent plus rien aujourd’hui, mais assurent des bénéfices confortables à la galerie. Comme il l’écrit à Monet en 1883 : « Je dois vendre de la mauvaise peinture pour vivre et faire vivre mes amis. »

C’est à Londres, où il a fui la guerre de 70, qu’il rencontre Monet et Pissaro. De retour en France, il fait la connaissance de leurs amis : Degas, Puvis de Chavannes, Renoir, Sisley, Boudin, Morisot. Il est immédiatement séduit par ceux qui ne sont pas encore « Les Impressionnistes ».

Durand-Ruel a connu deux passions successives qui l’ont amené à des spéculations toujours plus risquées : « la belle école de 1830 » auquel s’intéressait déjà son père puis les impressionnistes (Manet inclus). Pour lui l’école de Barbizon (Rousseau, Courbet, Corot) illustre l’écart temporel entre la création et le succès. C’est donc une bonne affaire d’acheter des toiles qui se vendent à un prix modeste mais dont la valeur et destinée à croitre dans l’avenir. Manquant de capitaux, il emprunte à des taux élevés mais offrant en garantie les tableaux de son stock. Mais l’Académie, les critiques, la presse et ses confrères le considèrent comme un fou. Ses clients le fuient. Il se retrouve dans une situation financière difficile et doit brader son stock de l’école de Barbizon, pour éviter la ruine.

Sa spéculation sur les œuvres impressionnistes, qu’il achète en nombre, met ainsi en péril financier sa galerie et il doit cesser ses achats entre 1874-1875 et 1880-1881. En 1876, Albert Wolff dans Le Figaro, écrit plein de commisération : « On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. (…) cinq ou six aliénés dont une femme (…) s’y sont donné rendez-vous pour exposer leur œuvre. » Le marchand obtient des crédits de l’Union générale, banque bien pensante mais mal gérée qui saute et le voici de nouveau en danger en 1882. Il réussit à obtenir un nouveau moratoire de ses créanciers.

La fortune en Amérique

L’Amérique apporte le salut. James Sutton, directeur de l’American Art Association, galerie et maison de vente aux enchères, l’invite à exposer à New York, tous frais payés. Il s’embarque avec trois cents tableaux malgré le scepticisme des artistes. Les Américains le connaissant comme champion de l’école de Barbizon se précipitent à l’exposition et se montrent plus éclairés que les Français, même si une partie de le presse dénonce des œuvres paraissant « peintes dans un asile de fous ». Pour la première fois les impressionnistes rencontrent le succès : les yankees se montrant « moins ignorants et moins routiniers » que les Français écrit Durand à Fantin-Latour. Quarante-neuf tableaux ont trouvé preneurs. Désormais des amateurs éclairés comme le « roi du sucre » Henry Havemeyer vont acheter la peinture impressionniste. C’est le début de la réussite financière pour Durand-Ruel.

L’appartement privé de Durand est considéré comme « le plus merveilleux musée de peinture contemporaine qui soit en France ». Il y réunira près de 370 œuvres et commande des panneaux décoratifs à Monet. Il devait l’ouvrir à la visite en 1898 et en 1901, devant le succès, limite les visites au mardi, jour de fermeture des musées.

Sa politique de marchand avait été dès le début très originale. Il avait conclu des accords à l’amiable avec les peintres impressionnistes, leur versant des sommes mensuelles, réglant leurs petites notes, en échange de l’exclusivité. Il réussit à établir des rapports de confiance avec les artistes, qui vont parfois jusqu’à l’amitié. Il s’efforce de promouvoir par l’édition et même si les deux revues qu’il lance, trop coûteuses, seront éphémères, elles contribuent à faire connaître ses poulains. Pour les catalogues d’exposition, il fait appel à des signatures célèbres dont Mallarmé, Mirbeau et Zola.

Promoteur infatigable de l’impressionnisme

Même si les expositions seront longtemps des échecs, il en organise plus de 200 à Paris et près de 130 à New York. La plus spectaculaire des grandes expositions, aux Grafton Galleries à Londres en 1905, rassemble 315 œuvres dont 196 de sa collection personnelle, véritable rétrospective de l’impressionnisme. Il contribue à imposer le modèle de l’exposition particulière centrée sur un seul artiste. Si les résultats financiers ne sont pas toujours au rendez-vous, par sa patience et son obstination, il va contribuer à l’achat de centaines de tableaux par des particuliers surtout, et des musées un peu, en Europe et aux États-Unis. Il n’hésite pas à vendre avec des marges moindres ou nulles aux musées car il y voit une action publicitaire pour gagner de nouveaux clients parmi les visiteurs.

Il cherche à tout prix à augmenter les cotes des artistes en s’assurant un monopole sur la production d’un artiste, visant des prix records lors des ventes aux enchères. Les spectaculaires rétrospectives s’inscrivent dans une politique commerciale parfaitement pensée : l’exposition de 1878 consacrée à l’école de 1830 fait augmenter les prix lors des ventes aux enchères qui suivent. Il n’hésitait pas à conserver les œuvres longtemps pour favoriser la montée de leur cote : il avait pu ainsi revendre avec profit un ensemble d’études à l’huile de Théodore Rousseau. Il va jusqu’à racheter des œuvres achetées chez lui lors de ventes aux enchères, parfois sous un nom d’emprunt : c’est ainsi qu’il va faire de Millet le peintre le plus cher du XIXe siècle. Cette politique était risquée pour lui mais l’avenir a montré l’excellence de son goût. D’une certaine façon, le retour sur investissement était proportionnel aux risques pris. Ainsi quand il achète massivement des Manet en 1872, il gagne son pari sur l’avenir. Au début des années 1870, un tableau de Renoir lui coûtait entre 100 et 200 francs ; en 1905, il vendait une des toiles du peintre 25 000 francs.

Durand-Ruel était donc un spéculateur, pour utiliser un « gros mot », qui a emprunté au monde de la finance des innovations appliquées au marché de l’art. Comme il devait l’écrire : « si j’étais mort à 60 ans, je mourrais criblé de dettes et insolvable, parmi des trésors méconnus. » Mais il n’est pas mort à 60 ans. Il a été l’incarnation de l’entrepreneur, celui qui voit ce que les autres ne voient pas.


À voir : Paul Durand-Ruel, Le pari de l’impressionnisme, musée du Luxembourg, du 9 octobre 2014 au 8 février 2015.

À lire : Paul Durand-Ruel, Le pari de l’impressionnisme, catalogue de l’exposition, réunion des musées nationaux 2014.

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  • D’une certaine manière, l’art a toujours été aussi une marchandise. Sans les riches commanditaires d’abord, les marchands ensuite, aucune création artistique n’eût été possible. Sans la culture et l’ouverture d’esprit des Médicis, Sandro Botticelli aurait-il existé ? En comprenant avant presque tout le monde l’importance de l’impressionnisme, Durand-Ruel, a, comme le dit Monet, permis à des artistes d’exister.

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