Libéralisme : Histoire de l’école de Paris

Sur le plan des idées l’école de Paris est le chaînon essentiel entre les économistes du XVIIIe siècle et le néo-libéralisme du XXe.

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Libéralisme : Histoire de l’école de Paris

Publié le 16 novembre 2014
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Sur le plan des idées l’école de Paris est le chaînon essentiel entre les économistes du XVIIIe siècle et le « néo-libéralisme » du XXe. Engagés en politique, ses membres ont combattu à la fois le conservatisme de la monarchie de Juillet et le socialisme d’État qu’inaugure la Deuxième République.

Par Michel Leter
Publié en partenariat avec l’Institut Coppet

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Barricade dans la rue de Soufflot, à Paris, le 25 juin 1848 par Horace Vernet.

 

Cet article entend souligner l’importance dans l’histoire du libéralisme français de ce que je propose d’appeler l’« École de Paris » (1803-1852). Cette famille intellectuelle s’inscrit dans l’héritage révolutionnaire du parti constitutionnel incarné par Benjamin Constant, « libéral en tout », et dont l’un des principaux précurseurs fut Jean-Baptiste Say.

Héritière indirecte, par les Idéologues, de l’école des « économistes » (dite « physiocratique ») du XVIIIe siècle, l’école de Paris a rassemblé les publicistes qui, sous la monarchie de Juillet, sont restés fidèles à la philosophie libérale alors que triomphait la lecture doctrinaire de la Charte de 1830 et que les ministères orléanistes, portés au pouvoir par une révolution libérale, s’étaient figés peu à peu dans les camps conservateur en politique et protectionniste en économie.

L’école de Paris va se cristalliser, hors de l’Université, autour du Journal des économistes, fondé en 1841, et de la Société d’économie politique, fondée en 1842. À compter de cette dernière date, elle sera le fer de lance de l’opposition libérale, essentiellement républicaine, qui grandira face au conservatisme institutionnel désormais incarné par Guizot – et luttera contre le lobby protectionniste, dont Thiers prend la tête à la Chambre dans les années 1840, et également contre le prétendu intérêt national de la colonisation de l’Algérie défendue par Tocqueville. Elle sera la seule force intellectuelle à combattre rationnellement les doctrines qui, après l’impensable effondrement de février 1848, alimenteront pour la première fois un socialisme d’État. Ainsi, soixante­-dix ans avant von Mises et l’école autrichienne, l’école de Paris sera la première communauté de savoir qui étudiera in vivo l’expérimentation socialiste qui allait conduire aux tragédies totalitaires du XXe siècle.

Engagés en politique, par vocation ou par devoir, les membres de l’école ont exercé pleinement les mandats qui leur ont été confiés par le peuple au sein des premières Assemblées des IIe et IIIe Républiques. Dans l’intervalle entre les deux Républiques, grâce au magistère moral que leur avaient acquis tant leurs travaux scientifiques que leur action civique, ils auront infléchi le cours de l’Empire, puisque c’est largement à eux qu’est dû l’infléchissement de la politique impériale au tournant de 1860 (même si les membres n’ont jamais partagé à ce sujet les illusions d’un Prévost-Paradol sur l’«Empire libéral», illusions qui conduiront cette personnalité à se suicider).

Une fois la République restaurée, les dernières grandes figures du libéralisme parlementaire et gouvernemental, Michel Chevalier, Louis Wolowski, Édouard Laboulaye, Léon Say ou Yves Guyot, trouveront encore le moyen de retarder l’inéluctable domination des démagogues du courant nationaliste et colonialiste qui, sous couleur de « laïcité républicaine », et cultivant dans le domaine économique un esprit de monopole et de protection, conduiront le pays à la « Revanche » de 1914.

Ce qui légitime le recours à la notion d’« école de Paris »

L’apport analytique considérable de l’école de Paris – qui en fait un chaînon essentiel entre les économistes du XVIIIe siècle et les cou­rants néolibéraux du XXe, école autrichienne, école de Chicago, Public Choice theory, etc. – repose sur une théorie individualiste de la connaissance. On peut à bon droit poser celle-ci comme le critère permettant de distinguer entre libéraux, conservateurs et socialistes. L’emblématique ouvrage de Gustave de Molinari, Les Soirées de la rue Saint-Lazare, en donne une synthèse à la fois vivante et rigoureuse.

On pourra légitimement s’étonner de l’emploi du terme d’« école » pour désigner une telle constellation de publicistes. De fait, parmi les grands historiens de la pensée économique, ni Schumpeter, ni Charles Gide, ni a fortiori Mac Culloch ou Adolphe Blanqui – ce dernier étant une figure majeure de l’école de Paris, et le premier historien de la pensée économique – n’utilisent ce concept. Il suffit pourtant de comparer l’école de Paris à d’autres phénomènes collectifs reconnus par les historiens des idées pour admettre que l’on enregistre bien à Paris, entre 1842 et 1928, l’activité d’une communauté de savoir qui répond aux critères constitutifs d’une « école », à l’instar de ce que nous appelons l’école de Chicago, par exemple. Ajoutons que l’on doit parler d’école « de Paris » et non d’école «française». En effet, durant la période où l’Université de France resta hermétique à l’enseignement de l’économie politique, les seules chaires d’économie sont à Paris, jusqu’à l’ouverture de chaires d’économie politique dans toutes les facultés de droit en 1877.

Pourquoi il convient de parler d’école de Paris et non d’école libérale de Paris

Certes, l’école de Paris est définie par la présence exclusive d’économistes, de juristes, d’historiens et de sociologues libéraux, pour qui une économie non libérale ne relève pas de l’économique mais d’une « organisation artificielle » qui perturbe les lois de l’économie conçues comme naturelles. À cette époque, l’expression « économiste libéral » que nous employons aujourd’hui aurait donc été perçue comme une tautologie. Si l’économie politique avait gagné en rigueur scientifique du XVIIIe au XIXe siècle, le qualificatif « économiste » continuait sémantiquement d’impliquer l’appartenance à la « secte des économistes » au sens de Quesnay, c’est-à-dire au cercle des libéraux.

Bien que l’économie politique soit largement une invention française, le Journal des économistes devait se résoudre à constater qu’en 1853 l’économie politique, après avoir traversé deux restaurations, deux révolutions et un coup d’État, était toujours interdite à l’Université :

« En Allemagne comme en Angleterre, partout, dans les foyers du haut enseignement, qui portent le nom d’universités, on trouve au moins une chaire d’économie politique. L’empereur de Russie fait enseigner l’économie politique dans ses universités. L’Espagne possède bon nombre de cours d’économie politique. En Italie l’économie politique a jeté un vif éclat. En France, il n’existe, à vrai dire, qu’une chaire, celle du Collège de France; car l’enseignement du Conservatoire des arts et métiers a pour objet, aux termes de la fondation, l’économie industrielle, ce qui est moins étendu. Le cours de l’École des ponts et chaussées est spécial et restreint à un tout petit nombre d’auditeurs. »

L’économie politique est en effet conçue en grande partie comme subversive par le pouvoir depuis la suppression de la classe des Sciences morales et politiques de l’Institut, tandis que l’Université, où règnent de fait les partisans du monopole, tant en philosophie avec Royer-Collard et son élève Cousin, qu’en histoire avec Guizot, se coupe des sources philosophiques du libéralisme français.

Ce conflit entre l’économie politique et la philosophie officielle du temps est attesté par une passe d’arme exemplaire qui eut lieu entre Victor Cousin et Adolphe Blanqui, en prélude aux affrontements entre protectionnistes et libre-échangistes qui devaient marquer l’année 1846. Il s’agissait de mesurer quelle dose d’économie politique l’Université allait pouvoir tolérer – l’Université disposait, depuis sa fondation par Napoléon, du monopole de l’enseignement, monopole que les régimes ayant succédé à l’Empire n’avaient abrogé qu’en matière d’enseignement primaire. La base de la discussion était les travaux de La Farelle, qui avait présenté un mémoire sur la nécessité de fonder en France un enseignement de l’économie politique. Voici comment la Revue mensuelle des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques présente ce débat :

« M. de La Farelle a rappelé que depuis la révolution de 1830, au sein de l’ancien Conseil royal de l’instruction publique, il avait pris l’initiative de la demande de la création de deux nouvelles chaires dans la Faculté de Paris, l’une de droit public français, et l’autre d’économie politique ; mais en même temps, M. Cousin s’est opposé à ce que ce même enseignement descendît jusqu’aux collèges et prit une place parmi les sciences dont les éléments sont démontrés aux jeunes élèves. Un membre ayant contesté l’utilité des notions philosophiques qui absorbent une année entière des études classiques, M. Cousin a défendu de sa parole et de ses vœux les plus ardents la science qui a fait la gloire et la préoccupation de sa vie. M. Blanqui a répondu à M. Cousin en demandant pour l’enseignement de l’économie politique une part beaucoup plus large que celle qui lui était octroyée par son contradicteur. Par sa vivacité, le débat a rappelé celui qui s’était élevé quelques semaines auparavant à la suite de la lecture du Mémoire de M. Blanqui sur le désaccord de l’enseignement public et les besoins publics.

« Dans la seconde partie des observations qu’il a présentées, M. Cousin s’était appuyé sur l’ancienneté de l’enseignement de la philosophie pour en relever l’importance. […] M. Passy lui a répondu : « L’antiquité d’un enseignement n’est pas la mesure nécessaire de son degré d’utilité ». »

Non seulement l’économie politique ne sera pas vulgarisée comme dans d’autres pays d’Europe, mais encore, nous le verrons, son enseignement dans la seule niche institutionnelle qu’elle avait pu conquérir, le Collège de France, sera interrompu en 1848.

Les trois générations

On peut structurer l’école de Paris, sous réserve d’un inventaire plus poussé, en trois « générations » de publicistes.

Parmi les 13 publicistes que nous classons parmi les précurseurs de l’école (nés sous l’Ancien Régime) et les 24 qui composent sa première génération (nés sous la Révolution et l’Empire), on compte :

  • 3 ministres (Victor Destutt de Tracy, Léon Faucher et Hippolyte Passy) ;
  • 5 pairs de France (Antoine-Louis­ Claude Destutt de Tracy, François d’Harcourt, Hippolyte Passy, Charles Renouard, Pellegrino Rossi) ;
  • 17 députés (Alexandre Annisson-Dupéron, Frédéric Bastiat, Adolphe Blanqui, Charles Comte, Condorcet, Benjamin Constant, Daunou, Antoine-Louis Destutt de Tracy, Victor Destutt de Tracy, Léon Faucher, Henri Fonfrède, François d’Harcourt, Édouard Laboulaye, Hippolyte Passy, Charles Renouard, Louis Reybaud et Louis Wolowski) ;
  • 4 conseillers généraux (Alexandre Annisson-Dupéron, Frédéric Bastiat, Michel Chevalier, Horace Say) ;
  • 6 conseillers d’État (Benjamin Constant, Michel Chevalier, Jean-Gustave Courcelle­ Seneuil, Hyppolite Dussard, Charles Renouard et Horace Say) ;
  • 2 préfets (Charles Dunoyer et Hyppolite Dussard) et 2 ambassadeurs (François d’Harcourt et Pellegrino Rossi).


Sur le web. Extrait de Histoire du libéralisme en Europe, chapitre 10, Éléments pour une étude de l’école de Paris (1803-1852), p. 429 et suivantes, PUF, 2006.

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  • Je lis et écoute régulièrement des considérations économiques de libéraux étatsuniens.
    Il y est bien question de l’école autrichienne, souvent; de Chicago, parfois.
    Aucune école de Paris n’est mentionnée, mais Bastiat porte haute les couleurs de la France.

  • Les commentaires sont fermés.

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