Dominer de nouveaux marchés : avantage au premier entrant ou au suiveur rapide ?

Pour dominer son marché, l’entreprise doit-elle créer de nouveaux espaces stratégiques ?

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Dominer de nouveaux marchés : avantage au premier entrant ou au suiveur rapide ?

Publié le 12 novembre 2014
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Par Philippe Silberzahn

Océan BleuComment une entreprise peut-elle dominer un nouveau marché ? Deux courants de recherche proposent des réponses radicalement opposées à cette question. Le premier courant se situe dans l’optique de l’avantage au premier entrant (« first-mover advantage »). Il n’est pas nouveau mais a notamment connu un engouement récent avec la publication de l’ouvrage Stratégie Océan Bleu de  Chan Kim et Renée Mauborgne qui ont utilisé le terme d’océan bleu pour qualifier les nouveaux marchés que les innovateurs doivent créer pour les dominer. Le second courant, que l’on peut intituler « Suiveur rapide » à la suite du livre Fast second de Constantinos Markides et Paul Geroski, estime au contraire qu’il est plus intéressant de laisser les pionniers créer les marchés pour s’y positionner ensuite rapidement et les dominer. Cette opposition laisse naturellement perplexe. Ces deux courants sont-ils conciliables ? Cette opposition est-elle pertinente pour analyser la question de la domination des nouveaux marchés ?

Avantage au premier entrant

Parmi les premiers et les plus ardents défenseurs de l’avantage au premier entrant, on trouve Richard Foster qui, dans son ouvrage de 1986, Innovation, the attacker’s advantage, montre comment, sur les nouveaux marchés, les firmes établies sont systématiquement éliminées par de nouveaux entrants. Parmi les exemples cités par Foster, on trouve les fabricants de bateaux à voile contre ceux de bateaux à vapeur au début du siècle dernier, les frère Lever et leurs détergents naturels contre Procter & Gamble et ses détergents au phosphate en 1947 ou encore la disparition de NCR et ses caisses enregistreuses mécaniques face aux fabricants de caisses électroniques en 1971.

La réalité de l’avantage au premier entrant dépend cependant des caractéristiques de l’industrie, et en particulier de la technologie qui en est à l’origine. Dans la mesure où les industries caractérisées par de fortes externalités de réseau démontrent ainsi une très grande dépendance de sentier (« path dependency »), le timing d’entrée devient très important. L’entrée très précoce de Microsoft dans le marché des systèmes d’exploitation a ainsi permis à la firme de conserver son avantage concurrentiel et sa position dominante jusqu’à ce jour (mais Microsoft n’était pas un premier entrant).

La théorie de l’avantage au premier entrant connaît un regain d’intérêt récent dans les entreprises avec la publication de l’ouvrage de Kim et Mauborgne. L’argument au cœur d’Océan Bleu est que plutôt que se battre dans l’océan rouge des marchés concurrentiels existants, les firmes ont intérêt à créer de nouveaux marchés, les océans bleus sans concurrence initiale, où elles ont la possibilité de bâtir un avantage durable. On voit que l’argument ne tient pas tant à l’ordre d’entrée qu’au fait de créer le marché, même si les deux peuvent être confondus. La création d’un nouveau marché, comme l’a fait le cirque du Soleil dans le domaine du spectacle ou Swatch dans l’industrie de la montre, est ainsi la meilleure façon de dominer ceux-ci et par là-même de s’assurer de profits importants sur le long terme.

L’argument de l’avantage au premier entrant est cependant loin de faire l’unanimité. Dans Will and Vision, un excellent ouvrage pourtant passé relativement inaperçu, les chercheurs Gerard Golder et Peter Tellis concluent qu’il est en fait illusoire. Ils avancent trois raisons pour cela. Premièrement, la recherche qui a été faite s’est concentrée sur les réussites et a donc tendu à minimiser l’importance des pionniers qui ont échoué. Deuxièmement, ces études sont souvent basées sur des entretiens de dirigeants de firmes ayant réussi. Or ces dirigeants ont souvent une connaissance superficielle, sinon biaisée, de l’histoire de leur industrie. Troisièmement, la recherche tend souvent à définir la notion de marché de manière étroite, ce qui naturellement a un impact important sur la qualification ou non de telle ou telle firme comme premier entrant. Ainsi, Gillette, inventeur du rasoir à lame jetable, est-elle ou non un premier entrant ? Si le marché est défini comme celui du rasoir, la réponse est non, les rasoirs existaient bien avant Gillette. Si la définition est modifiée pour devenir le marché du rasoir à lame jetable, la réponse est oui. Ainsi, sur la base de cette différence, Gillette est qualifié de suiveur par certains auteurs et de premier entrant par d’autres !

Golder et Tellis estiment que les causes réelles de domination d’un marché sont plus à chercher dans la vision et la ténacité que dans l’ordre d’entrée. Leur étude, et particulièrement le fait qu’elle repose sur une analyse historique solide de nombreuses industries, contribue à affaiblir significativement la thèse de l’avantage au premier entrant.

De fait, et malgré le succès du livre dans les librairies, la théorie Océan Bleu ne va pas sans poser problème. Tout d’abord quelques exemples suffisent pour montrer qu’il n’est pas nécessaire de créer un marché pour dominer celui-ci. Google, aujourd’hui leader indiscuté du moteur de recherche, était un entrant tardif sur ce marché, arrivant au moins deux ans après Alta-Vista, déjà bien installé comme leader, et de nombreux autres. De même, le lecteur MP3 iPod d’Apple, devenu un produit culte et totalement dominant, n’a été introduit qu’en fin 2001, soit plus de trois ans après les premiers lecteurs MP3 des sociétés SaeHan et Diamond Multimedia. Ensuite, l’approche Océan Bleu est très risquée, et l’échec est parfois très coûteux. L’histoire de l’innovation est pleine de pionniers qui ont échoué. On pense par exemple au système de téléphonie satellitaire Iridium, de Motorola. Lancé en fanfare en 1998, Iridium se transforma rapidement en un échec cuisant pour ses investisseurs : 66 satellites mis sur orbite, $5 milliards d’investissements jusqu’au lancement en novembre 1998, faillite en août 1999. L’assistant numérique Newton d’Apple est un autre exemple : produit radicalement nouveau, lancé en 1992, le Newton était l’un des projets les plus importants d’Apple, dévorant plus de 500 millions de dollars pour sa mise au point. Bide commercial, il sera abandonné en 1998.

Sur le marché, un avantage au suiveur rapide

Poursuivant le travail de Golder et Tellis, les chercheurs Costas Markides et Paul Geroski remettent eux-aussi en question la réalité de l’avantage au premier entrant. Sur la base d’une étude de quinze marchés différents, ils concluent que quelle que soit l’industrie, la firme pionnière a été surpassée par un concurrent arrivé plus tard, qu’ils qualifient de « consolidateur ». Des exemples emblématiques sont ceux de Ampex, inventeur du magnétoscope dépassé rapidement par JVC et Sony, Triumph et Harley-Davidson, pionniers de la moto et marginalisés dans les années 70 par les constructeurs japonais, et Compuserve, pionnier de la messagerie électronique, rachetée pour une bouchée de pain par AOL après que cette dernière l’eut également marginalisée. Outre le risque évident d’échec évoqué plus haut, Markides et Geroski soulignent l’important effort que doivent faire les pionniers : défrichage, création d’infrastructure, mise au point de technologie, découverte progressive des préférences des consommateurs, etc. Sur cette base, Markides et Geroski préconisent une approche très différente de l’innovation, qu’ils nomment « Suiveur rapide » : rester en embuscade, laisser les pionniers défricher le terrain et s’épuiser, puis attaquer lorsque le marché commence à décoller.

Ce n’est pourtant pas si simple. Tout d’abord parce plusieurs leaders de marchés actuels étaient bien des premiers entrants. Par exemple, Nestlé, qui a entrepris le développement de son système d’expresso domestique Nespresso en 1974, est toujours le leader indiscuté de ce marché, malgré une explosion concurrentielle récente. Southwest Airlines, pionnier de l’aviation ‘low cost’ dans les années 70 aux États-Unis, est toujours le leader de ce marché malgré une concurrence acharnée des autres compagnies aériennes. Ensuite, parce qu’il est difficile en pratique de se positionner à l’avance comme suiveur rapide. Si, de manière opportuniste, une firme existante peut réagir rapidement pour entrer sur un marché qu’elle a initialement ignoré comme l’a fait Microsoft en 1995 dans le domaine de l’internet, s’organiser pour le faire systématiquement est pratiquement impossible, et surtout dangereux car cela revient à rester passif. Aucune présence ne peut être maintenue sur un marché sans implication active.

La conclusion qui s’impose est que les notions d’avantage au premier entrant et de suiveur rapide ne permettent pas en elles-mêmes d’expliquer les réussites de stratégies de domination. Il faut catégoriser le problème différemment, ne serait-ce que pour éviter des discussions infinies pour savoir si tel acteur est un pionnier et un suiveur; les exemples que nous avons donnés montrent que cette discussion n’a en fait aucun intérêt. D’autres facteurs semblent en effet intervenir dans la performance d’une firme suite à son entrée sur le marché que l’ordre ou la vitesse d’entrée. Une des raisons est sans doute que les facteurs de succès de l’une ou de l’autre approche sont largement contextuels. Ainsi, deux facteurs importants sont par exemple le rythme de l’évolution technologique et l’évolution de marché, tous deux peu influençables par la plupart des firmes. Au lieu de poser le problème en simples termes de vitesse d’entrée sur le marché, il faut sans doute plutôt raisonner en fonction de l’évolution de l’environnement, et notamment des technologies, infrastructures complémentaires ainsi que des demandes des utilisateurs. La stratégie employée lors de l’entrée sur le marché joue également un rôle crucial, de même que l’ajustement entre les ressources nécessaires pour réussir sur le marché visé et celles dont disposent la firme. Plus généralement, ce qui joue est sans doute la capacité des acteurs à jouer des différentes ruptures : technologique, design, modèle économique ou processus.


Sur le web.

Ce billet est basé sur un article écrit avec Bernard Buisson et paru dans la revue Expansion Entrepreneuriat n°5. Une version étendue, plus théorique, est parue en anglais dans le International Journal of Innovation Management de juin 2010. Pour des exemples de « tragédie du premier entrant », voir mon billet sur Skype et BuddyPhone ici.

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  • The second mouse gets the cheese…

  • Conclusion :
    il faut « entrer le premier » et bénéficier des prix élevés pur maintenir un gap avec les « suiveurs (pas assez) rapides »qui pénalisés par la baisse des prix, vont s’essouffler à tenter de suivre. Là aussi les exemples sont multiples.
    Il y a aussi les dégourdis (IBM en particulier) qui transforment en acquisitions de jeunes pousse prometteuses leurs profit du jour.

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