La trivialisation de l’internet

Plus les individus sont connectés à l’internet, plus les activités qu’ils y poursuivent deviennent ordinaires.

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Clavier ordinateur Internet (Crédits lapideo, licence Creative Commons)

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La trivialisation de l’internet

Publié le 25 août 2014
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Par Christophe Benavent

Clavier ordinateur Internet (Crédits lapideo, licence Creative Commons)Des voix font entendre de plus en plus un certain désenchantement à l’égard d’internet. Dans une belle tribune, Eric Walter et Laurent Chemla tentent d’y réagir, défendant tout ce que l’internet aura apporté : diversité, richesse etc. Ce qu’est devenu l’internet se situe certainement entre l’utopie participative d’une démocratie directe et d’une conversation directe entre les marques et les consommateurs, et l’idéologie orwellienne du big data qui prend forme dans les fermes du cloud. S’ils appellent en bon libéraux à ne pas trop légiférer, et en progressistes à en appeler à l’innovation institutionnelle, leur défense reste bien vague. C’est sans doute qu’ils n’ont guère pris en compte une part de la réalité : l’usage qu’en font moins les citoyens que les consommateurs. Ils sont naturellement les mêmes personnes, mais peuvent s’affirmer dans l’un ou l’autre rôle. À l’évidence c’est dans le second qu’ils se sont le plus manifesté conduisant à ce que nous appellerons la trivialisation de l’internet.

Cette hypothèse n’est pas nouvelle : déjà en 2008 Sébastien Rouquette l’interroge. Le constat qui est fait est qu’en-deçà des enquêtes sur les usages produite par une multitude d’instituts de sondage pour le compte de divers acteurs, on apprécie mal ce que les consommateurs font sur et avec internet. Les multiples infographies nous renseignent assez peu sur les usages et font office de loupes déformantes. Si elles établissent et répètent que l’usage de l’internet s’élargit, qu’il passe par plusieurs écrans, elles ne renseignent que peu sur la nature des usages : quelle part est donnée au divertissement, à la résolution de problèmes quotidiens, à l’amélioration des connaissances, à l’entretien de son cercle amical ou familial, à l’amélioration de sa productivité au travail, à consulter la météo, à l’expression de soi ? Affirmer par exemple que Facebook a un taux de pénétration de 40% de la population française en France apporte peu d’information. On aimerait savoir ce qu’y font les gens : prendre des nouvelles de leurs proches, élargir leur cercle de connaissance pour trouver plus d’opportunité d’emploi, en faire un outil de productivité dans leur activité professionnelle, diffuser leurs productions originales, tuer le temps etc.

L’hypothèse de la trivialisation est qu’à mesure que de plus en plus d’individus y sont connectés, et qu’à mesure qu’ils y sont connectés par plus d’écrans, les activités qu’ils y poursuivent y deviennent de plus en plus ordinaires. La résolution des problèmes de la vie courante (de la consultation météo à la vérification d’un horaire de train), et le divertissement prédomineraient sur les activités contributives (production et partage de réflexions personnelles, de musiques, d’images élaborées) et l’effort de développement personnel (éducation et formation).

Elle peut être testée assez simplement par une approche typologique regroupant les individus en fonction de profils dessinés à partir d’un grand nombre d’activités. C’est un exercice que nous avons eu l’occasion de réaliser à deux reprises. D’abord avec le baromètre de l’intrusion qu’avait monté ETO entre 2009 et 2011, et très récemment avec le panel Mesinfos.

Pour la première étude, les personnes avaient été interrogées sur 24 activités comme, à titre d’exemple : je mets à jour mes anti-virus, j’achète régulièrement sur internet, j’alimente un blog régulièrement, je télécharge des musiques etc. Autant dire des activités très précises. Une analyse plus fine (par ACP) montre que l’ensemble de ces activités peuvent se résumer à 6 ou 7 grandes activités. Sur cette base, dans un second temps, une typologie est effectuée. Elle a conduit à identifier 7 grands groupes qui apparaissent dans la figure suivante. On s’aperçoit que la masse des utilisateurs du net (40%) s’en tient à des activités minimales : suivre son courrier et faire de la recherche, et que ceux qui font presque tout sur le net sont une fraction de l’ensemble (5 ou 6%) et que le groupe des contributeurs qui se distingue par une activité de partage a la même taille. Quelques autres groupes se distinguent soit par un usage plus élevé des réseaux sociaux, une activité de e-commerce plus forte ou un intérêt spécifique dans les jeux. Nous avions déjà commenté ces résultats en nous interrogeant sur le fait qu’internet serait en fait le robot-ménager du XXIème siècle.

Dans la seconde étude, le nombre d’activités mesurées est bien plus réduit, ce n’était pas le but de l’étude (se divertir, acheter, suivre les actualité, télécharger, consulter sa boîte mail, rechercher des informations, échanger sur les réseaux sociaux, jouer) mais la même approche est utilisée mettant en évidence 6 segments dont les profils ne sont pas très éloignés de la première étude. On retrouve le même phénomène de hiérarchisation : plus l’usage d’internet est important, plus grande est la diversité des activités. La répartition est du même ordre : les groupes fonctionnel et basique représentent un tiers de l’échantillon, l’autre tiers est celui du divertissement, et 20% utilisent toutes les ressources.

typologieusage1

Pour mettre en évidence cette hiérarchisation des activités nous avons utilisé une procédure statistique particulière Iclust, développée par Revelle qui met en évidence clairement les activités associées selon une arborescence construite sur un principe de maximisation d’indice de fiabilité d’échelle. On y découvre que le search est lié surtout aux activités d’achat ! Belle surprise : on ne cherche pas pour connaître mais plus simplement pour optimiser ses achats. Le jeu est lié au téléchargement, cela n’est pas une surprise, puis au divertissement et aux réseaux sociaux. Consulter ses mails s’associe dans une moindre mesure que les activités précédentes à la consultation des actualités.

Cette analyse au plan de la méthode apporte une idée importante. Les données sur l’usage de l’internet n’informent pas sur les activités qui se déploient dans cet usage. La connaissance des activités est insuffisante : le sens des pratiques se dévoile dans la combinaison des activités.  Sur un plan plus conceptuel, il faut naturellement préciser ces termes : les usages (dans les études évoquées, il conviendrait d’employer le terme d’utilisation), les activités et les pratiques. C’est notamment ce que la sociologie des usages fait depuis trente ans.

Iclust_usage

Ces deux études dont nous donnons des éléments partiels permettent d’affiner notre hypothèse de trivialisation, sans forcément la prouver. Elles mettent en évidence le fait que, dans la population, seule une minorité (sans doute moins de 10%) a une activité de production et d’investissement. La grande majorité se contente de consommer et ne fait qu’assez peu d’efforts. Il reste à montrer que cette tendance se développe dans le temps et que l’élargissement de la population connectée et l’intensification de l’usage (temps passé sur les smartphones) la renforcent.

Si cette hypothèse est juste, les conséquences pour le marketing sont importantes. La principale est celle du désenchantement. Au moment où les entreprises, notamment de distribution, pensent trouver une solution dans le digital pour renouveler la relation, elles risquent de n’y créer que des déceptions : les applications et les services offerts ne prennent de sens que dans la mesure où ils aident concrètement à résoudre les problèmes de la vie quotidienne (et notamment ceux créés par la digitalisation de la relation) en demandant un minimum d’efforts. La seconde, que l’on observe déjà dans la création publicitaire, en est le corollaire : puisque l’internet ne fait plus rêver, il faut amuser par le jeu (gamification) et l’invention d’histoire (story-telling) ; c’est une logique de divertissement où la finalité est la maximisation de gratifications immédiates.

L’internet n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde, ni un instrument de transformation de soi. La magie de la découverte fait place au prosaïsme du moindre effort et de la satisfaction immédiate. Ce n’est pas seulement le fait des stratégies des grandes entreprises de l’internet, mais celui de ses utilisateurs. L’horizon de l’usage de masse se rétrécit à la vie de l’instant et l’espace ordinaire des commodités.

On laissera au moraliste le soin de juger cette évolution. On se contentera d’en tirer une recommandation importante pour tous ceux qui réfléchissent aux stratégies multi croos ou omnicanal, qu’ils ne peuvent tirer avantage de la digitalisation simplement en équipant les points de vente avec de la quincaillerie électronique, et à ceux qui veulent améliorer les services qu’il suffira de multiplier les applis. Les avantages de la surprise seront de courte durée. L’enjeu est la perfection de ces dispositifs : une simplicité absolue, une efficacité redoutable au service des tâches les plus humbles que les consommateurs sont amenés à réaliser. Sur un autre plan, il conviendra de veiller à ce que la marque reste vivante, que ses significations restent riches et que l’intrication des câbles et des applications n’étouffent pas la faculté des dispositifs matériels de la relation à véhiculer le sens et l’identification.

La trivialisation de l’internet oblige désormais à un effort de créativité supplémentaire pour que le désenchantement n’affecte pas aussi les marques. Les bonnes stratégies marketing sont celles qui vont au-delà du digital.


Sur le web.

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