Peut-on dépasser l’idée d’État ?

L’anthropologue des structures institutionnelles signe ici un excellent essai examinant d’un point de vue anthropologique la condition politique de l’homme, au-delà du cadre étatique.

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Abélès

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Peut-on dépasser l’idée d’État ?

Publié le 17 avril 2014
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Par Valentin Schmite.

AbélèsÀ l’heure où la confiance des Français dans le personnel politique semble plus que compromise, le livre de Marc Abélès a le mérite de pouvoir penser le politique indépendamment de ses structures étatiques. Anthropologue de formation, spécialiste de l’anthropologie des institutions1, Marc Abélès nous conduit dans les méandres du pouvoir étatique pour pouvoir « penser au-delà de l’État ».

Le livre s’ouvre sur un constat : « tout a changé mais rien n’a changé ». En effet, d’un point de vue économique, le monde a subi de grandes transformations. L’interdépendance et l’interconnexion sont les nouveaux paradigmes de notre espace mondialisé. À l’inverse, l’État, lui, ne change pas, ou plutôt dépérit. En témoignent les discours récurrents sur l’affaiblissement de l’État et sur son incapacité à protéger  les populations. C’est bien là le cœur du problème : l’État. Mais l’auteur élargit sa conception. Il ne s’agit pas simplement d’une entité institutionnelle mais aussi du modèle d’exercice du pouvoir qu’il représente. En voyageant à travers  les analyses de Foucault, Deleuze, Clastres, mais aussi Scott, Marcus et Rancière, l’anthropologue tend à déconstruire l’hégémonie du modèle étatique pour comprendre comment vivre sans la tutelle de ce pouvoir qu’il qualifie d’anachronique.

La société contre l’État

Le premier chapitre est marqué par la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Marc Abélès tente de comprendre comment l’anthropologie pourrait permettre de repenser les rapports de pouvoir en place. En se centrant sur un passage de L’Anti-Œdipe concernant les sauvages, les barbares et les civilisés, il s’attarde sur la lecture que font les deux philosophes de la pensée anthropologique de Clastres. S’ils ne sont pas d’accord avec les conclusions développées dans La société contre l’État, à propos du triomphe de l’étatique sur le social, ils réinvestissent néanmoins les notions de « moléculaire » et de « segmentaire » pour analyser les mouvements qui ne peuvent se soumettre aux appareils d’État, échappant inlassablement à la domination. Le projet clastrien doit être pris, pour Deleuze et Guattari comme une invitation « à penser non seulement une altérité, mais aussi une alternative aux formes politiques régentant la modernité »  .

De façon parallèle Abélès analyse la réception de l’œuvre de Deleuze et Guattari chez les anthropologues de l’époque. Clastres y voit une « pensée radicalement nouvelle, une réflexion révolutionnaire », surtout lorsqu’il s’agit d’analyser ce monstre froid qu’est l’État au sens d’Urstaat. En passant notamment par la lecture des récits de Kafka et des thèses freudiennes, les deux penseurs avaient en effet théorisé un « État ne s’étant  pas formé progressivement, mais ayant surgi tout armé, coup de maître en une fois, Urstaat originel, éternel modèle de ce que tout Etat veut être et désire »2. Et c’est cette conception de l’État originaire qui marque une véritable révolution pour le champ de l’anthropologie.

Ce parcours nous conduit à penser « au travers de l’État », pour restituer les singularités et la microphysique des pouvoirs. Pourtant, si ce lien entre philosophie politique et anthropologie marque une étape majeure dans la compréhension de l’idée d’État, il s’amenuise au point de ne devenir que révérenciel, « de l’ordre de la citation obligée en début d’article, mais sans interpellation véritable ».  Rien à voir avec la relation profonde qu’entretenait Clastres avec le couple Deleuze-Guattari. Il faudra attendre Foucault, et l’introduction du bios dans la politique pour donner un nouvel élan à cette pensée. Contrairement à la posture encore trop stato-centrée de Deleuze et Guattari, Foucault s’en écarte radicalement : « L’analyse en termes de pouvoir ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’Etat, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination ; celles-ci n’en sont que les formes terminales » écrit-il dans La volonté de savoir.

Vers la biopolitique

Cette conception du pouvoir permet à Foucault de dépasser ce qu’Abélès nomme « l’impasse de la souveraineté ». En effet, si la conception de la souveraineté domine jusqu’au XVIIe siècle comme une modalité du pouvoir s’exerçant sur le territoire plus que sur le corps, elle disparait, ou du moins perdure de façon résiduelle dans l’ordre juridique, pour laisser place à une nouvelle mécanique disciplinaire exerçant son  pouvoir sur les corps plus que sur le territoire. Ce nouvel avatar du pouvoir disciplinaire s’établit conjointement avec la naissance de la biopolitique, traitant de « la population comme problème à la fois scientifique et politique ». Et c’est cette biopolitique, qui, à l’aide des outils de la démographie, de l’hygiène publique et des institutions d’assurance, permet une prise de pouvoir plus souple et plus élargie que ce que les structures disciplinaires pouvaient réaliser. Il vise en effet non plus l’individu-corps, mais l’individu-spécimen, au sein d’une population dont il faut réguler les mouvements et les actes.

Pour Foucault, il faut rompre avec « les approches polarisées par la figure de l’État », en interrogeant, de l’extérieur, les problèmes de gouvernementalité qu’il pose, tout en rejetant les théories qui privilégient la souveraineté et la loi comme sources de son fonctionnement. Cette posture nécessite de travailler sur ce qui résiste au pouvoir, sur les processus d’insoumission. C’est peut-être là que Foucault retrouve Clastres, lorsqu’il écrit : « Il n’y a pas de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel » ((Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001 p.1061)).  Se rejoue ici la tension entre pouvoir et résistance qui animait déjà la pensée de Clastres.

S’opère alors un retournement. Hart et Negri, lisant Foucault, tentent de distinguer le biopouvoir de la biopolitique. « L’évènement biopolitique » devient cette possibilité de l’insoumission, forme de créativité et d’ouverture sur le monde. Que ce soit dans les campagnes zapatistes pour le droit des autochtones, ou dans la lutte pour le contrôle à l’accès aux ressources naturelles en Bolivie, les auteurs d’Empire analysent « l’événement biopolitique » comme une nouvelle forme de lutte où prévalent les relations d’autonomie, d’égalité et d’interdépendance. Et Marc Abélès de lire ce changement de paradigme comme celui du « grand retour d’Anthropos ». L’anthropologie revient, avec Hart et Negri sur le devant de la scène et cela en deux sens. Tout d’abord, ces réflexions réactivent les questions de l’anthropologie « politique » (les relations nature/culture, ou bien identité/altérité). Mais elles rejoignent également l’anthropologie « philosophique » (qui traite de la nature humaine, du problème du mal et des passions). Et ce n’est pas un hasard si la pensée d’Étienne Balibar s’insère parfaitement dans cette continuité. Balibar en mêlant l’anthropologie philosophique et l’anthropologie politique « accomplit une double opération : d’un côté il redéploie une question philosophique – penser l’universel au travers de l’humain ; de l’autre, il aborde frontalement la question de la figure moderne du politique que constitue selon lui la citoyenneté » écrit Marc Abélès  

Du global-politique à la mondialisation

Toutefois, si ces variations sur les propos de Foucault permettent d’éclairer, dans un cadre national, les rapports de pouvoir, ils ne peuvent pas anticiper la profonde transformation subie par l’État-nation dans un contexte de globalisation. Ici Abélès nous livre ses propres expériences d’anthropologue pour éclairer la situation politique de notre modernité. La question de la crise du coton survenue depuis 2003 au sein de l’OMC est particulièrement intéressante. Reprenant pour partie les analyses de son livre précédent3, Marc Abélès montre l’avènement d’une parole jusque-là refoulée. Il existe deux grands acteurs en puissance à l’OMC concernant la question du coton, d’un côté les États-Unis et l’Europe, et de l’autre, l’Afrique. À partir du début des années 2000, une baisse structurelle des prix du coton sur le marché mondial survient. Si les producteurs africains, mais aussi brésiliens, prennent de plein fouet cette diminution de leur revenu, les producteur occidentaux, eux, bénéficient d’importantes subventions, permettant d’améliorer leur rendement. Dès 2003, le Brésil assigne les États-Unis à comparaître devant l’Organe de règlement des différends et gagne, en 2009, après une longue procédure. Les pays africains, eux tentent d’établir une autre tactique.

Les quatre pays les plus dépendants du coton que sont le Burkina Faso, le Mali, le Tchad et le Bénin intentent alors une action pendant le comité général de l’OMC contre les États-Unis en ne demandant ni charité, ni forme de traitement préférentiel, mais en jouant le jeu de la légalité du commerce international. Par la suite unis en un groupe (nommé C4), ils tentent de mettre en place une « Initiative Coton » pour faire entendre leur voix. Si cette initiative est un échec d’un point de vue factuel (les États-Unis n’étant même pas entrés dans le jeu des négociations), elle marque en soi la constitution d’une « scène politique au sein de l’OMC » selon Marc Abélès.

Il tente de comprendre ce rapport de force selon deux paradigmes distincts, pour tenter de repenser une relation politique qui dépasserait l’État. Soit nous pouvons entendre cette lutte à l’OMC comme un rapport de force et de résistance ; soit nous pouvons le comprendre au sein d’un « paradigme illocutoire axé sur l’égalité des intelligences ». Il s’appuie, pour défendre ce dernier paradigme sur les théories de Rancière qui établit une lecture du partage du commun comme essentiellement clivant. Les acteurs en place « instituent un autre ordre, un autre partage du sensible en se constituant non comme des guerriers égaux à d’autres guerriers, mais comme des êtres parlants partageant les mêmes propriétés que ceux qui les nient »4. Cette dernière lecture, ne devant pas forcément exclure la première, permet de comprendre les relations politiques au-delà du simple cadre de l’État.

Marc Abélès mène ici une véritable réflexion théorique sur l’impact de l’anthropologie dans la pensée de l’État. Prenant le détour de l’histoire des idées, il parvient à donner un sens aux échelles infra et supra-politique pour tenter de sortir du paradigme étatique. Pourtant, on peut regretter la trop grande brièveté de l’ouvrage (105 pages) ainsi que l’usage d’une syntaxe quelque fois trop alambiquée, qui ne permettent pas complétement de satisfaire les ambitions d’une telle recherche.

Marc Abélès, Penser au-delà de l’État, Belin, 2014, 112 pages.


Publié initialement en licence CC par NonFiction.fr.

  1. Il a publié entre autre Des anthropologues à l’OMC (2008), Anthropologie de l’État (2005), et Un ethnologue à l’Assemblée (2000).
  2. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 257-259
  3. Des anthropologues à l’OMC, Paris, CNRS, 2008
  4. J. Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995, p.46
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  • Il me semble que ce n’est plus du domaine du choix ou de l’idéologie : l’état-nation s’écroule, que fait-on ? Certains sont prêts à faire s’écrouler toute notre civilisation avec plutôt que de saisir les opportunités de nouvelles organisations sociales qui émergent.

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