Le paysage audiovisuel en Tunisie, entre désir d’émancipation et réflexes pavloviens

Qu’en est-il de la liberté des médias en Tunisie? Quels sont les enjeux pour plus de liberté, de transparence dans la vie publique, et de bonne gouvernance ?

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Le paysage audiovisuel en Tunisie, entre désir d’émancipation et réflexes pavloviens

Publié le 5 septembre 2013
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Qu’en est-il de la liberté des médias en Tunisie ? Quels sont les enjeux pour plus de liberté, de transparence dans la vie publique, et de bonne gouvernance ?

Par Mansour Souibgui [*], depuis la Tunisie.

Longtemps considérée, dans les démocraties occidentales, comme étant le quatrième pouvoir, la presse a toujours été de tous les combats, entre la censure instituée par les politiques et la liberté de la presse revendiquée par la communauté des journalistes. Souvent, celle-ci fut à l’origine de nombreux scandales à travers l’histoire contemporaine, en allant du Watergate, de l’Irangate, de l’affaire Monica Lewinski [1] au cours du siècle dernier, jusqu’au système d’écoutes publié par Der Spiegel et The Guardian et relayé par d’autres journaux, institué par les États-Unis pour espionner l’Union européenne. Cela montre à l’évidence que les journalistes de la presse écrite ou de télévision sont des guerriers de la parole, toujours en quête de liberté et de vérité contre le silence communément partagé par les «  politiquement corrects ».

Mais qu’en est-il ici et maintenant, en Tunisie ? Quels sont les enjeux et les combats pour davantage de liberté, de transparence dans la vie publique, et de bonne gouvernance ? Quel est l’avenir de la presse écrite et de télévision face à la grande mutation de notre siècle et la transformation des rapports sociaux via les médias électroniques, et la rapidité avec laquelle une information est instantanément diffusée à travers le monde ?

Le Génie de la Liberté, statue d’Augustin Dumont (1801-1884), couronnant la colonne de Juillet, sur la place de la Bastille à Paris.

Le degré d’émancipation de la presse comme quatrième pouvoir est généralement intimement lié au degré de liberté revendiqué par la société, ou octroyé par le Prince. Celui-ci demeure en effet le plus souvent réfractaire aux libertés, et s’ingénie à trouver tous les prétextes du monde pour restreindre par voix légale, réglementaire ou de fait, ce droit à la parole ; celle qui dérange, celle qui lève les couvercles qui cachent les insuffisances et les incohérences de celui qui détient la réalité des pouvoirs, et qui met sur la table les grands thèmes et les principales problématiques et scandales souterrains, qui relèvent du droit de savoir de la communauté des citoyens.

État des lieux

Les médias tunisiens, presse écrite, radiodiffusée, télévision, mais aussi œuvres littéraires, artistiques, poétiques, politiques, ou encore académiques, étaient soumis à un régime de surveillance, tant pendant le règne de Habib Bourguiba [NDLR: président tunisien entre 1957 et 1987, date d’entrée au pouvoir de Zine el Abidine Ben Ali.] que pendant celui de son successeur. Certes, entre les deux hommes, il a toujours existé en Tunisie, et notamment dans la presse écrite privée ou de l’opposition, des degrés d’émancipation et de liberté qui permettaient l’expression d’une voix discordante, pour ne pas dire dissidente, et qui exposaient une autre manière de voir et une autre vision de la chose publique.

À ce titre, on peut citer, sans trop se tromper, le journal Assabah – جريدة الصباح – qui, au lendemain des élections de la Constituante de 1956, remportées par le Front national [2], écrivait déjà : « Le résultat fut celui que tout le monde savait à Tunis et à Paris, des semaines à l’avance : la victoire des listes rouges, celles du Bureau sur les listes vertes des communistes. Ainsi ont été confirmés les noms des députés. Cette campagne fut artificielle. » [3] « Les pouvoirs les plus importants de l’Assemblée, écrivait Charles Debbash, sont concentrés dans le bureau et les commissions. » À l’instar de ce qui se passe aujourd’hui depuis le 24 octobre 2011 [NDLR : premier jour d’activité de l’Assemblée Constituante, élue démocratiquement entre le 20 et le 23 octobre.], comme si la Troïka entendait prendre sa revanche sur l’histoire politique tunisienne. Mais il y avait aussi le Journal Achaab – جريدة الــشــعـــب –, organe de l’UGTT [NDLR : l’UGTT est un équivalent de la CGT en France], qui exprimait les préoccupations de la classe ouvrière, souvent avec véhémence, ce qui lui coûta d’avoir une ligne historique en dents de scie. Il y avait aussi et surtout le journal Arra’i – جريدة الرأي –, organe du Mouvement des démocrates socialistes d’opposition de Maître Ahmed Mestiri [NDLR : né en 1925, il fut plusieurs fois ministre de premier plan des gouvernements de Bourguiba, avec qui il a rompu en 1978 pour créer le MDS], qui dès les années soixante-dix commença à croire à son émancipation du Néo-Destour [NDLR : parti unique historique en Tunisie, fondé par Habib Bourguiba], dont il été membre du Bureau.

Avec le président Ben Ali, l’espace des libertés publiques en général et de la presse en particulier avait vécu une véritable tragédie athénienne. D’un coté, il avait développé un corpus juridique protecteur des droits et libertés, de «  portée universelle » simplement sur le papier, en guise de vitrine ouverte sur le monde via l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) –الوكالة التونسية للاتصال الخارجي –, d’autre part, il institua de fait un système à multiple dimensions, permettant de neutraliser ses propres réformes de l’intérieur, en soumettant les hommes et les œuvres avec des écoutes systématiques visant les hommes politiques de l’opposition, les avocats, les têtes bien pensantes, et avec une mystérieuse organisation dite de la « lecture publique » – القراءة العمومية –, à laquelle j’étais soumis moi-même dans les années quatre-vingt-dix, croyant à l’époque qu’il s’agissait d’une bibliothèque publique, avant de découvrir que c’était un organe de censure à l’échelle nationale qui surveillait les écrivains et journalistes, ainsi que tout support venu de l’étranger par l’air, la mer ou la terre. Sous Ben Ali, la Tunisie était par conséquent incontestablement sous le régime de Guantanamo.

Si le président Bourguiba n’avait pas connu la révolution des moyens de communication et l’internet, Ben Ali avait compris avec beaucoup de retard les bienfaits et les méfaits de la société de communication. Pourtant celle-ci était là : « La mondialisation de l’information, sa proximité et la transparence des frontières, réputés inviolables jusque-là ont créé de nouveaux espaces, des rapprochements et une nouvelle “citoyenneté”. L’individu “n’appartient” plus à un groupe, à une entité, à un État. Il est devenu citoyen du monde, par la levée de l’anonymat qui pesait sur lui, et par la magie du petit écran qui, d’un moment à l’autre, et de n’importe quel point du globe, peut nous montrer un George Bush écroulé sur la table d’honneur du Japon, les enfants de la pierre dans les territoires occupés, un Boris Elstine enjambant un tank putschiste pour dire non à la dictature militaire, ou encore un citoyen américain appartenant à la minorité noire recevoir plus de cinquante-six coups de matraques par trois policiers blancs que la justice de Los Angeles décide contre toute logique de blanchir… » [4]. Le monde est devenu une petite planète sur le web accessible à tous, les frontières terrestres n’existent plus que sur le papier et l’État national est si insignifiant qu’il est devenu tel une dent de scie : prise isolément, elle devient inopérante.

Cependant, l’homme politique est resté prisonnier de la géographie, tandis que les idées naissent et prospèrent en dehors du contrôle de l’État du XXIème siècle, car il est toujours en retard d’une guerre. Ainsi, tant la presse écrite que l’homme politique sont surpassés par les nouveaux médias électroniques accessibles tant aux profanes qu’aux meilleurs experts dans la communication et l’audiovisuel. Le téléphone cellulaire est devenu par la force des choses une sorte de « radiotélévision téléportée » entre les mains de l’homme de pensée comme de l’homme le plus humble d’entre nous, et la révolution ne fait que commencer.

De surveillant et de censeur, l’État est devenu soumis à une haute pression, étroitement surveillé tant par sa droite que par sa gauche, et ne peut de ce fait jouer au gendarme comme il le faisait au bon vieux temps du siècle dernier.

L’introuvable juste milieu

Aujourd’hui, nul ne peut contester qu’il « n’y a plus d’anonymat, et encore moins “d’intimité” entre les individus, entre les États. Cette nouvelle donne est de nature à transformer radicalement aussi bien le comportement des individus que celui des États, qui se sentent les uns et les autres s’exprimer, se justifier ou se défendre, en avançant chacun sa thèse » [5]. Les rapports internationaux ne sont plus l’apanage des ambassades et des chancelleries, et les plans de guerre ne sont plus des « secrets » militaires pour personne.

Les secrets et les hypocrisies publiés par WikiLeaks et quelques autres, s’ils avaient été révélés pendant la guerre froide, auraient pu « justifier » une troisième guerre mondiale au siècle dernier. Plusieurs constructions et corpus juridiques du droit international public, dont disposait auparavant la communauté des États via les Nations unies, ont sauté, sont devenus caduques ou obsolètes, tels que « la non ingérence étrangère dans les affaires intérieures des États », l’appel à l’étranger ou l’encouragement de la dissidence à l’étranger contre son État qui ne sont plus aujourd’hui que de vieux souvenirs.

L’interdépendance des États et des intérêts internationaux, la multiplication des accords et des conventions internationales du crédit, du commerce, des relations économiques internationales, dans un monde ouvert, telle une tasse à café, font que les petits États où se maintiennent encore la dictature, la censure de la presse et les violations des droits de l’Homme sont obligés, s’ils veulent vivres en paix, loin des soubresauts et des printemps meurtriers comme en Libye, au Yémen, en Somalie, au Soudan ou encore en Syrie, de régler leur horloge sur le Big Bang [6], en d’autres termes sur l’état des droits fondamentaux communs à toute la communauté humaine, sans distinctions ni spécifications boiteuses, car l’homme est toujours le même partout où il se trouve, de tout temps et de toute époque, et ne peut de ce fait être libre ailleurs et entravé ici ; ce serait une véritable aberration.

C’est dans ce contexte que les médias tunisiens se trouvent confrontés à un sincère désir d’émancipation par rapport au Prince, du moment que celui-ci est devenu lui-même tel un pot de chagrin incapable de se libérer du cosmos universel, sans perdre son existence sur le fauteuil de la mondialisation. Mais en même temps, ces médias, tous supports confondus, et surtout la presse écrite, sont de nos jours menacés de disparition pure et simple en raison du manque de moyens financiers, l’argent étant le nerf de la guerre, et d’une rude concurrence au niveau des idées et au niveau des insuffisances de la formation professionnelle des hommes de presse, pour fournir une qualité bien meilleure à la floraison actuelle d’une véritable pollution journalistique et audiovisuelle, à telle enseigne que les gens sont devenus frileux, « allergiques » aux débats publics préfixés sur cinq ou six formations de l’opposition et de la majorité au pouvoir, comme si le soleil ne brillait que pour et à travers les partis politiques, en écartant des débats ou en marginalisant la société civile, les intellectuels, les hommes de science et du savoir, les artistes, pour ne citer que ceux-là.

D’ailleurs, parmi les conséquences désastreuses auxquelles l’on peut s’attendre, il y a le rejet pur et simple de tout ce beau monde, créé pour la plupart par les mass médias, le jour où ils auront besoin de la communauté des citoyens, tant il est vrai que le baromètre des hommes politiques est l’identique de la bourse de Tunis.

Quant aux hommes de presse et de télévision, ils s’ingénient à reproduire des schémas archaïques, et par trop obsolètes, en faisant appel plus à leurs réflexes pavloviens qu’à leur rationalité pour élever le débat et faire scission avec la médiocrité répétitive des mêmes images que l’on voit tous les soirs à la télévision.


Article initialement publié sur Nawaat.org.

[*] Mansour Souibgui est Docteur en droit public et analyse politique, Maitre ès Sciences psychosociopégagiques, Sciences de l’éducation des Universités françaises – Avocat à Tunis.

Notes :

  1. Le scandale du Watergate est une affaire d’espionnage par le président républicain américain Richard Nixon des locaux du Parti démocrate, qui avaient été cambriolés par des collaborateurs du président.
  2. Mansour Souibgui, In « Le nouvel espace politique et l’avenir de la démocratie en Tunisie », thèse d’État sous la direction du Pr. E. François CALLOT, Université Jean Moulin Lyon 3, p.88, février 1995.
  3. Mansour Souibgui,op.cit., p.88.
  4. Mansour Souibgui,op.cit., p.88.
  5. Mansour Souibgui, In « Essai sur la notion de contestation politique : Le cas du Maroc (1972-1986) », pp.165-166, Éd. La Pensée universelle, Paris, octobre 1992, France.
  6. Le Big Bang est pris ici au sens figuré du terme, pour désigner l’horloge des droits propres à l’Homme en tant que tel.

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