Qu’est-ce que l’école de la régulation ?

L’école de la régulation, une des plus à gauche de l’économie, est souvent méprisée par les libéraux. A juste titre ?

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Qu’est-ce que l’école de la régulation ?

Publié le 8 avril 2013
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La théorie de la régulation est généralement classée parmi  les écoles « gauchistes ». Ses explications des cycles longs par les structures de l’économie la rendent populaire au sein de l’aile la plus à gauche de la profession d’économiste. Cette popularité, dont l’influence se répercute sur les enseignants du secondaire, en fait un incontournable de la pensée économique contemporaine [1]. Souvent méprisée par les libéraux, certaines des conclusions de cette école gagneraient toutefois à être connues par iceux : d’une part, on ne connais jamais assez bien ses ennemis, d’autre part, rien n’indique que elles soient fondamentalement contradictoires avec les prescriptions libérales.

L’école de la régulation, un repaire d’anti-libéraux ?

La théorie de la régulation est née à la fin des trente glorieuses, alors que les économistes français s’interrogeaient sur les raisons du retournement de cycle. Aurait-il pu s’agir d’un véritable changement de paradigme, plutôt qu’un simple accident de conjoncture, conformément à l’idée qui faisait alors consensus chez les universitaires ? C’est la thèse développée par les tenants de ce que l’on appela bientôt « la théorie de la régulation », qui entendent analyser les cycles longs à partir des structures de l’économie. Michel Aglietta et Robert Boyer, tous deux polytechniciens, socialistes et anciens fonctionnaires de l’INSEE, en sont ses principaux instigateurs. Dans l’histoire des idées économiques, on les présente comme reprenant les thèses et la méthode de l’institutionnalisme né au tout début de XXème siècle, qui était lui-même directement influencé par l’école historique allemande. En outre, tous ces courants ont pour point commun de rejeter l’individualisme méthodologique.

L’école de la régulation, une analyse institutionnelle de l’économie

Ce détail épistémologique, qui apparaîtra aux proches de l’école autrichienne comme une aberration, doit signaler au lecteur qu’il s’opère subrepticement un glissement de discipline, vers ce que l’on pourrait appeler « socio-économie ». De la même façon que la socio-histoire se distingue de l’Histoire, la méthode retenue par Aglietta et ses disciples les place en marge de la science économique orthodoxe. Il s’agit, pour simplifier, d’analyser les mutations du capitalisme à partir d’études statistiques et historiques, pour n’en retenir que les grandes tendances. La variable explicative des tendances longues est appelée « mode de développement », c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui permettent la stabilité et la croissance du système capitaliste. Il s’agit d’une approche purement analytique, descriptive et non prescriptive, ce qui devrait susciter la bienveillance des lecteurs. Pour les régulationnistes, les crises surviennent lorsque le mode de développement est à bout de souffle, lorsque ses contradictions sont révélées [2]. Ces « grandes crises », qui remettent en cause le mode de régulation de la période passée, ne doivent pas être confondues avec les « petites crises » d’ordre conjoncturel qui n’ont pas d’incidence durable sur les structures institutionnelles du capitalisme.

Le mode est développement peut être décomposé en un mode de régulation et un régime d’accumulation. Le mode de régulation désigne l’ensemble des institutions qui permettent le développement et la stabilité de l’économie de marché, cet ensemble formant un système cohérent. Le mode de régulation doit être mis en relation avec ce que Boyer appelle le régime d’accumulation, qui regroupe, pour une époque donnée, les mécanismes dominants à l’œuvre dans la croissance économique. Mode et régime sont déterminés à partir des « formes institutionnelles »,  qui comprennent la nature de la monnaie, le rôle de l’État, le degré de concurrence, la structure du marché du travail et l’intensité du commerce international. L’illustration traditionnelle de la théorie est celle des transformations subies par le capitalisme tout au long du XIXème siècle : jusque dans les années 1870, le mode de développement est caractérisé par une accumulation extensive du capital, qui reposait d’abord sur la croissance de la main d’œuvre, et par une régulation concurrentielle rendue possible par la flexibilité des prix et l’absence de rigidités sur le marché du travail. La grande dépression (1870-1896) trahit une crise du régime d’accumulation, qui s’essouffle et qui mute en régime intensif d’accumulation, reposant sur une intensification des gains de productivité due à une concentration accrue dans l’industrie et au développement du fordisme.

Faisons-nous face à une crise de la régulation ?

Bien sûr, tout n’est pas à conserver dans la théorie de la régulation. Ainsi, la crise de 1929 est présentée comme une crise de surproduction de type keynésien, ce qui fera bondir plus d’un lecteur de Contrepoints [3]. Néanmoins, le principal intérêt de cette école de pensée est d’introduire une réflexion sur les structures de l’économie, sur la façon dont les évolutions sociétales façonnent le capitalisme et inversement : elle nous rappelle que « le capitalisme a les crises de ses structures », selon le célèbre mot de l’historien communiste Ernest Labrousse. Les régulationnistes fournissent une matrice utile pour l’analyse des équilibres institutionnels qui conditionnent la nature de la croissance d’une époque donnée. La conclusion centrale de l’école de la régulation, selon laquelle capitalisme et crises sont nécessairement liés, ne doit pas prêter à confusion sémantique : ce capitalisme-là n’a rien à voir avec le marché libre par ailleurs encensé dans ces colonnes, mais bien plus avec que qu’il conviendrait d’appeler le marché « concret », sur lequel pèsent tous les corporatismes, les réglementations et les interventions malignes de hommes de l’État. Ces précisions permettent de réconcilier au moins en partie l’économie autrichienne et la théorie de la régulation : quand la première s’occupe d’action humaine et de calcul entrepreneurial pour en déduire des lois économiques, la seconde place l’analyse au niveau institutionnel pour tenter de déceler des déséquilibres systémiques susceptibles d’expliquer la survenance des crises sur le temps long.

Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation d’utiliser les outils de la théorie de la régulation pour esquisser des conclusions qui feraient frémir ses principaux défenseurs. En effet, la crise que nous traversons peut être analysée comme une crise du mode de régulation, que l’on peut décrire comme fondé sur la réglementation corporatiste du marché, la redistribution des richesses et la consommation par l’endettement (privé ou public). Les « formes institutionnelles » à l’origine de cet état de fait sont connus et dénoncés par les libéraux depuis longtemps : l’action l’État est profondément interventionniste et la politique monétaire inflationniste par nature. A bout de souffle, ce modèle souffre de « contradictions » internes évidentes, puisqu’il porte en lui-même les germes de sa propre destruction par un phénomène de fuite en avant, en particulier dans un contexte d’intense compétition internationale. Tout l’enjeu réside alors en la transformation de notre « mode de développement », ce qui n’a, de l’aveu même des principaux théoriciens de l’école, rien d’une sinécure.


Notes :

  1. Elle imprègne des publications telles qu’Alternatives Économiques, très lue par les lycéens.
  2. Avis aux allergiques : la terminologie dénote parfois quelques relents marxistes.
  3. On trouve un bon résumé des théories alternatives à ce lieu commun dans l’excellent ouvrage de Renaud Fillieule, L’école autrichienne d’économie.
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  • « je ne résiste pas à la tentation d’utiliser les outils de la théorie de la régulation » : un petit plaisir dont il ne faut pas se priver ! Il n’est rien qui énerve autant un socialiste qu’on lui renvoie sa rhétorique en pleine face.

  • La theorie de la regulation c’est une espece de redite de Polanyi version encore moins honnete et en encore plus alambiqué. J’en ai soupé et j’en ai fait une indigestion lors de mes etudes. Pourquoi parce que la verite est que l’ecole de la regulation a surtout ete un socialisme tres orthodoxe, vaguement plus soft qu’on a pudiquement renomme afin de le distinguer des horreurs sovietiques lorsque celles ci sont devenues evidentes et que les nier est devenu immoral et socialement decredibilisant.
    L’ecole de la regulation sois disant non prescriptive fait des analyses systematiquement orientées contre le marché et en faveur d’une intervention etatique. Son veritable nom devrait etre l’ecole du constructivisme politico economique.

  • Petite bourde, dernier paragraphe : « l’action De l’Etat »

  • Voilà un article très érudit où on apprend beaucoup de choses. Merci Ludovic !
    D’ailleurs un signe est que même Cavaignac n’a laissé un commentaire qu’a moitié agressif 🙂

    Juste deux interrogations :
    -à un moment tu sous-entends (peut-être ai-je mal compris) que l’Ecole de la régulation se met en marge de l’orthodoxie économique parce qu’elle n’emploie pas l’individualisme méthodologique. Il faut quand même rappeler que la plupart des économistes mainstream (y compris libéraux) n’utilisent pas l’individualisme méthodologique qui est justement un des causes de marginalisation ou en tout cas de différenciation de l’Ecole autrichienne.
    -à un autre moment tu sembles dire que l’Ecole de la régulation contrairement aux théories libérales (et notamment autrichiennes) est capable d’interpréter l’économie mixte alors que les autres ne se cantonneraient qu’à marché libre théorique. C’est un peu réducteur : Mises a pu analyser la bureaucratie étatique en lui appliquant la praxélogie et l’individualisme méthodologique, ne parlons pas de l’Ecole du Public choice… Je conviens de l’intérêt supplémentaire de l’analyse institutionnelle qu’apporte l’Ecole de la régulation, mais je ne pense pas qu’elle s’applique à des questions non explorables par d’autres méthodes..

    • Bonjour Jeff,
      Pour ce qui est de l’individualisme méthodologique, il structure tout de même toute la pensée néo-classique, y compris Friedman. Et c’est ce qu’on appelle traditionnellement l’économie orthodoxe, encore qu’à l’évidence les keynésiens sont désormais des orthodoxes, même nombreux sont ceux qui se croient incompris et subversifs (exemple caricatural : Krugman).
      Sur le second point je suis assez d’accord. L’école de la régulation est intéressante en ce qu’elle se place à un tout autre niveau d’analyse, mais effectivement elle n’a pas le monopole de l’analyse de l’économie mixte ; d’ailleurs ce n’est pas ce que je voulais dire, je me suis mal exprimé.

    • @Jeff : agressif ? Jamais ! Je suis doux comme un agneau. Il arrive à certains d’avoir à se confronter à la vérité ; je conçois que ce soit parfois dur mais pas insurmontable 😉 @LL : mon commentaire était un encouragement à continuer, évidemment.

  • Il est surtout intéressant de constater à quel point l’économie a progressé grâce à la mondialisation, au Moyen-Age et à la Renaissance, périodes bénies où il n’y avait pas d’économistes, pas de protections diverses et variées, et où celui qui se brûlait les fesses devait s’assoir dessus.

    Petit à petit, les doctrines, les protections, les principes de précaution, les protectionnismes larvés, la disparition de la véritable propriété (usus, fructus, abusus) , le cadrage absurde de toute initiative personnelle ont tissé un filet collant dans lequel l’homme se perd, suppute d’autres théories tout aussi foireuses, confond l’égalité de possibilités avec la garantie de résultats identiques, pendant que des Etats de plus en plus monstrueux régulent tout, en échange de distribution de fourrage …

    Et à chaque échec, au lieu de dé-serrer l’étau, on resserre la vis !

    Laissons les gens en paix, qu’ils assument leurs choix, et jetons zux orties ces penseurs en chambre qui jouent éternellement les apprentis sorciers. Rien ne se crée sans liberté et responsabilité.

  • Tel n’était pas le but de mon propos. A mon petit niveau – je ne suis pas économiste – il s’agissait de présenter honnêtement une école de pensée méconnue en ces lieux. Je n’ai pas dissimulé le fait qu’elle était d’inspiration marxiste. Quoiqu’il en soit, l’école de la régulation est loin d’avoir l’influence que vous lui prêtez.

  • Si la régulation se limite à modéliser les économies fortes au détriment des économie faibles, on perd tout le sens d’aide aux systèmes les plus fragiles (création de business, recherche fondamentale, recherche théorique, études). Mais on sait bien que les multinationales sont fortement intéressée par les technologies avant même qu’elles soient autonomes et suffisamment solides.

  • Ainsi, cette « Ecole » n’est même pas une école, mais un simple et vil modèle, alimenté à partir d’études statistiques et historiques ». La statistique explique le présent (et donc le futur) par le passé, de façon paramétrique en plus. (Je ne parlerai même pas ici de la fumeuses statistique non-paramétrique.) L’histoire ne fait qu’étudier ce que sont et ont été les buts humains, et quels moyens il se sont donner pour essayer de les atteindre, ça, c’est bien. Le défaut fatal de ce modèle, c’est que l’action humaine, et donc l’économie, ne se réduit pas, comme la physique, à quelque chose de back-testable » sur des données historique statistiques, ce back-test étant possible pour la physique du fait de l’immuabilité des lois physiques. D’ailleurs pourquoi fait-on ce back test de modèle pour la physique ? Car on cherche les lois immuables en question, car on ne les connait pas ! Alors que pour l’action humaine (et l’économie, donc) la loi est connue. C’est l’action humaine elle même, motivée par des buts à atteindre, et dirigée vers certains objectifs à atteindre. Dans le cas de l’économie, contrairement à ce que plusieurs siècles de lavage de cerveaux pourraient nous faire croire, nous ne traitons pas de relation quantifiables, fonctionnelles, entre variables. (Choses que font les modèles.) Dans le cas de l’économie, il s’agit de la raison et de la volonté humaine, causant certaines actions, non déterminables par des « forces extérieures ». De plus, ce que montre parfaitement l’histoire pour le coup, les conditions de l’action humaine changent au cours du temps, faisant qu’il ne peut pas y avoir de relations quantitative précises, comme en physique. Bref, cet école de la régulation est un modèle économique, et modéliser l’économie n’est pas du tout pertinent. Quant à ceux disant que l’action humaine est aussi un modèle, ou un axiome, je dis ceci : essayez donc de me prouver que l’être humain n’agit vous atteindre des buts, en se donnant des moyens pour y parvenir. Essayer de le nier serait déjà se donner un but et des moyens pour l’atteindre.

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Il y a un an paraissait un livre de Michel Aglietta et Natacha Valla intitulé Le futur de la monnaie. Par curiosité, j’ai voulu voir quelle place ils voyaient dans ce futur pour les cryptomonnaies. Je m’attendais au pire et je n’ai pas été déçu.

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