Tunisie : Quand la communauté remplace l’État

Depuis six mois à Redeyef en Tunisie, plus aucun représentant de l’État n’est présent. Une solidarité simple et efficace a émergé qui, au final, remet en question le rôle de l’État au niveau local.

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Tunisie : Quand la communauté remplace l’État

Publié le 19 août 2012
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Depuis six mois à Redeyef en Tunisie, plus aucun représentant de l’État n’est présent. Une solidarité simple et efficace a émergé qui, au final, remet en question le rôle de l’État au niveau local.

Par Julien Giry (*).

À 20km de la frontière algérienne, un peu à l’Ouest de Gafsa, se trouve Redeyef. Des collines arides aux plaies béantes, depuis le fond desquelles on remonte le phosphate.

Ville minière de 27000 habitants, l’Histoire récente a retenu son nom pour les soulèvements de 2008, que beaucoup voient aujourd’hui comme un signe annonciateur des événements de 2011. Miracle d’une relecture a posteriori…

Aujourd’hui l’endroit est remarquable pour une autre raison, plus subtile, mais qui s’inscrit toujours dans la logique contestataire des ouvriers de la Compagnie des Phosphates. Pourtant, en traversant les rues calmes de la ville, endormies sous le dur soleil de la mi-journée, rien ne saute aux yeux. Il faut l’explication de Monji, mineur depuis 27 ans, pour réaliser quelle est la particularité de Redeyef.

Depuis six mois, nous dit-il, plus aucun représentant de l’État n’est présent. Plus de municipalité, pas de représentant de l’État décentralisé, pas de policiers non plus. Seule la caserne est toujours occupée, mais les quelques militaires présents ne se chargent pas des affaires courantes de la ville. Ils constatent seulement le bon fonctionnement de la mine.

Depuis six mois, les affaires courantes sont gérées de manière collégiale par les habitants. Certains diraient auto-gérées. En fait, elles sont chapeautées par deux grandes familles de Redeyef. Des familles anciennes et importantes, un brin conservatrices, comme le sont les vieilles familles du Sud de la Tunisie.

Mais ce qui s’improvise là n’est pas une oligarchie, plutôt un exemple réussi de gestion par le bas, par ceux qui connaissent leur village et ses problématiques. Si les deux grandes familles encadrent effectivement les processus décisionnels, elles n’excluent personne. Chacun a son mot à dire, selon son expérience personnelle.

À Redeyef, sous le soleil de juin, après six mois sans État, tout a l’air de fonctionner.

Plus de budget officiel, pas d’impôt locaux, mais une participation de chacun selon ses moyens, pour financer les décisions prises par le groupe. Une distribution différente des revenus, qui permet de développer de nouveaux projets, en dehors d’un cadre municipal classique.

Selon ce schéma, mélange d’improvisation et de tradition, le village a retrouvé un équilibre. « Si un ministre ou un gouverneur est envoyé, il ne sait rien du local, il n’apporte rien au village », explique Monji. Alors ces gens, venus d’en haut, les habitants de Redeyef les ont gentiment mis à la porte….

Le 14 janvier 2011 a redistribué les cartes de la vie politique locale en Tunisie. Les municipalités étaient dépendantes du RCD, le parti de Ben Ali. En quelques mois, il a fallu renouveler cet échelon dans tout le pays, en l’absence de cadre légal. Des comités de sauvegarde de la révolution se sont formés, regroupant les acteurs locaux des protestations de décembre et janvier, et les opposants anciens, enfin libres d’assumer leurs convictions. Ces comités ont désigné de nouvelles équipes municipales, d’après des listes proposées par la société civile. Un véritable renouvellement démocratique, sans aucune contrainte législative.

Évidemment ce schéma n’a pas marché partout. De nombreuses communes n’ont toujours pas de tête aujourd’hui, en raison de désaccords profonds au sein de la société civile. Parfois, le maire RCD est encore là, pour la même raison.

Mais là où ça a fonctionné, des acteurs apolitiques ont pris les rênes de la vie locale. Des universitaires, des industriels, des techniciens, engagés pour leur commune, qui ont improvisé la gestion des affaires courantes.

De nouveaux acteurs avec une bonne volonté indiscutable, mais sans budget.

Après la révolution, de nombreux tunisiens ont profité de la vague de liberté nouvelle pour ne plus s’acquitter des impôts locaux. Une bouffée d’oxygène indéniable pour certains. Un problème national aussi, qui a ruiné les municipalités. Les nouveaux dirigeants, d’abord motivés par la tache qui leur incombaient, se sont rapidement heurtés aux réalités matérielles…

À Gafsa par exemple, le comité municipal a choisi de jeter l’éponge début juin. Sans budget, la motivation s’est effritée.

Cette vie politique locale et officielle, par son affaiblissement, a créé une brèche dans laquelle s’est engouffrée la société civile. Créant, comme à Redeyef, des structures hybrides, à mi-chemin entre improvisation et retour à des traditions islamiques anciennes. Des formes résolument nouvelles de pouvoir par le bas, sans cadre légal écrit, dont la société civile aura du mal à se défaire.

À Sfax, la capitale du Sud, la société civile a toujours été forte. Les sfaxiens affirment que, si les révolutions débutent dans les terres, c’est le soulèvement de leur ville qui les fait aboutir…

Ménagée par les pouvoirs dictatoriaux pour cette raison, la ville portuaire – deuxième du pays par sa population – est conservatrice, imprégnée par ces traditions islamiques anciennes, qui lui permettent de se réguler en l’absence de pouvoir fort. La solidarité, l’importance de la famille, l’entraide structurent cette société civile qui n’accepte pas, après 40 ans d’autonomie relative, l’ingérence d’un État qui ne la représente pas.

Depuis janvier 2011, le gouverneur de Sfax a plusieurs fois été contraint au départ par les sfaxiens, lorsqu’il dépassait le champ de compétence qu’ils voulaient bien lui laisser. L’équipe municipale actuellement en fonction, souffrant de l’absence de recettes fiscales, est contrainte de supplier les habitants de la ville. Annulation des pénalités de retard, et baisse de 50% de tous les impôts locaux. Mendicité officielle.

Comme à Redeyef, il n’y a pas de dérèglement de la vie locale. Les habitants s’organisent par quartiers, pour se cotiser et gérer, par exemple, le ramassage des ordures. Les travaux de voirie se décident aussi au niveau du quartier, chacun participant selon ses moyens. Pas d’assistance sociale étatique : les plus démunis sont pris en charge financièrement par leurs voisins réunis.

Une solidarité simple et efficace qui, au final, remet en question le rôle de l’État au niveau local.

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Article initialement publié sur Fhimt.com.

(*) Julien Giry est journaliste pour Fhimt.com

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  • Parmi les points fort des pays développés, on cite l’autonomie régionale : conseil régional, …. .Je pense que nos compatriote de Redeyef nous ouvrent la voie et nous démontrent que c’est faisable en Tunisie. Pour ce qui est du financement, dans ces pays développés, les autochtones bénéficient d’un pourcentage même minime des richesses locales.

  • N’est-ce pas encore un peu tôt pour chanter les louanges de telle organisation ? À peine 6 mois.
    C’est aussi indirectement (cet article) un plaidoyer pour la communauté au sens américain. Et, pour ma part, c’est bien une chose que je ne leur envie pas, oh non.

  • Bien sûr qu’il faut attendre pour tirer les leçons. Mais pour prendre date il faut bien commencer par signaler l’existence de cette situation n’est-ce pas?

  • C’est de l’ordo-libéralisme appliqué. Ici un ordre assuré par des structures traditionnelles, dont on sait à quel point elles peuvent être prescriptives voire pesantes, mais qui sont moins formelles donc plus souples et plus facile à modifier si le besoin s’en présente.

  • Faut arrêter de fumer la moquette, jeune homme… Cette historiette est séduisante, j’ai sincèrement pris du plaisir à la lire, rêveur… Elle ne correspond malheureusement pas à une réalité que je connais bien…

  • Les commentaires sont fermés.

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