L’école autrichienne d’économie, une présentation (3) : Méthodologie et idéologie

Dans quelle mesure le libéralisme économique de l’école autrichienne se déduit-il de ses fondements méthodologiques ?

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Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises.

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L’école autrichienne d’économie, une présentation (3) : Méthodologie et idéologie

Publié le 20 mai 2012
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Après avoir présenté l’histoire et la conception de l’économie des auteurs de la tradition autrichienne, Gérard Dréan présente aujourd’hui les liens entre la méthodologie mobilisée par ceux-ci et leurs idées libérales. Dans quelle mesure le libéralisme économique de l’école autrichienne se déduit-il de ses fondements méthodologiques ?

Par Gérard Dréan.

Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises.

3e partie : Méthodologie et idéologie

Si l’originalité fondatrice de la tradition autrichienne est d’ordre méthodologique, il n’en reste pas moins qu’elle est surtout connue comme une idéologie libérale, voire « ultralibérale », à laquelle on associe généralement le nom de Hayek. Quel est donc le lien entre les deux ? Dans quelle mesure le libéralisme économique de l’école autrichienne se déduit-il de ses fondements méthodologiques ?

Les fondateurs Menger, Wieser et Böhm-Bawerk se sont relativement peu exprimés sur cette question, mais ont pris des positions plus ou moins proches des classiques anglais. C’est Mises qui a inauguré au sein de l’école autrichienne une tradition très libérale en la reliant explicitement à ses bases méthodologiques.

Un thème autrichien fondamental est que personne ne peut prévoir de façon précise et certaine les conséquences économiques des actions humaines. L’économie doit être une science modeste, qui vise à expliquer la réalité, pas à prescrire des actions. En élucidant les relations qui lient les effets aux causes, elle peut dire quelles conséquences entraîne telle ou telle action, et peut en déduire des prescriptions du genre : si vous visez tel but, entreprenez plutôt telles actions et abstenez-vous plutôt de telles autres. Mais elle ne peut donner aucune recette infaillible pour obtenir un résultat visé a priori. Croire le contraire, c’est succomber à la « présomption fatale » que dénonce Hayek dans son refus du constructivisme, la croyance qu’étant donné un objectif, la science permet de définir ex ante un plan d’action qui y aboutira nécessairement.

De plus, l’économie ne dit rien quant aux buts de l’action eux-mêmes. C’est une science des moyens et non des fins. Les fins de l’action sont des décisions purement subjectives et constituent des données pour l’analyse économique. Enfin, dans la conception subjectiviste de la valeur qui est celle de l’école autrichienne, il est également impossible de juger si les conséquences d’une action sont bonnes ou mauvaises de façon absolue.

Toute action vise à améliorer le bien-être (au sens large) de certains, et d’abord de celui qui entreprend l’action, mais aussi peut-être celui de tiers. C’est en tous cas un objectif revendiqué par les politiques. Or, si tout échange libre améliore nécessairement le bien-être de ceux qui ont décidé de le faire (sinon celui qui se serait senti lésé aurait refusé et l’échange ne se serait pas réalisé), il peut dégrader le bien-être de tiers qui n’ont pas participé à l’échange. C’est ce que les économistes appellent des externalités. De plus, toute intervention étatique favorise certains au détriment d’autres.

Le réalisme qui caractérise l’école autrichienne lui impose de tenir compte de la diversité des situations, des possibilités, des aspirations et des valeurs, qui est un des moteurs essentiels de la vie économique. Elle refuse les représentations simplistes comme l’homo economicus ou les « agents représentatifs ». Elle conçoit les valeurs comme caractéristiques de la relation entre un individu particulier et quelque chose qui lui est extérieur, et accepte ces valeurs subjectives comme des données externes à la discipline économique, sans porter de jugements sur ces jugements eux-mêmes. Elle est « indépendante des valeurs » (wertfrei en allemand ou value-free en anglais).

Toute action a donc des conséquences que les uns jugeront positives et que d’autres jugeront négatives, sans qu’il puisse exister un moyen d’intégrer ces jugements en un jugement de valeur unique. En effet, les fins, les jugements et les actions n’existent qu’au niveau des individus. Aucun collectif n’a de jugements ni d’objectifs, aucun collectif n’agit. C’est une erreur méthodologique fondamentale de prêter à un collectif les attributs de l’individu.

Ces impossibilités condamnent toute tentative de construire la société, fût-ce dans l’espoir de faire le bien de l’humanité, par des actes d’autorité décidés unilatéralement par un pouvoir, quelles qu’en soient la nature et l’origine. Toute action humaine, dans la mesure où elle affecte d’autres que son auteur, doit être soumise en permanence à leur jugement, et confrontée à d’autres actions visant les mêmes objectifs ou utilisant les mêmes ressources. Le caractère socialement bénéfique ou socialement nuisible d’une action ne peut être découvert que par l’expérimentation. Le progrès ne peut être que le fruit de la créativité individuelle.

Appliqué à des produits et des services, ce principe définit le marché concurrentiel, qui est la recherche par chacun du meilleur moyen de rendre service à ses semblables. Cette concurrence « catallactique » est le contraire de la compétition biologique. À l’opposé de la guerre de tous contre tous, c’est la coopération de tous avec tous pour le bien de tous. Ce que chacun fait, il le fait aussi librement qu’il est possible. S’il fait quelque chose pour les autres, les autres le lui rendent en vertu de contrats réciproques et non de directives imposées sans contrepartie. Le marché apparaît ainsi comme la forme idéale d’organisation sociale, et le premier devoir de tout gouvernement est de protéger son libre fonctionnement.

Plus qu’un système d’échanges, le marché est un système d’information. Les prix qu’il produit synthétisent l’information dont chaque agent a besoin pour guider ses actes économiques de production et d’échange. Il faut donc les laisser se former librement et ne pas les distordre par des réglementations ou des interventions autoritaires, ni en manipulant l’instrument d’échange universel qu’est la monnaie.

Plus généralement, comme a dit Max Weber, toute intervention du gouvernement implique par définition la violence. Elle favorise certains objectifs jugés désirables par le gouvernement au détriment de ceux que les individus choisiraient s’ils étaient laissés libres, sinon il n’y aurait pas besoin de violence, donc d’intervention gouvernementale. Plusieurs penseurs, à commencer par Condillac au XVIIIe siècle, Humboldt et Bastiat au XIXe, puis Mises et Rothbard au XXe, se sont attachés à montrer que ces interventions ont la plupart du temps des effets contraires à ceux qui étaient recherchés, et sont donc contre- productives au regard même des valeurs au nom desquelles elles ont été entreprises.

Appliquées à des projets d’organisation de la société, ces idées définissent le libéralisme politique et la croyance en la supériorité des ordres spontanés théorisés par Hayek, mais déjà évoqués par Mandeville (1705) et Hume (1740), et même par le Taoïsme dès le IVe siècle avant JC.

Certes, les sociétés humaines ne seront jamais parfaites ou idéales. Les Autrichiens récusent d’ailleurs ces notions de perfection ou d’optimum comme dénuées de pertinence en économie, mais ils font confiance aux humains et à la part d’altruisme qui réside en chacun pour inventer en permanence des solutions à leurs problèmes et des moyens d’améliorer leur sort pour autant qu’ils en soient laissés libres. Les Autrichiens rejoignent ainsi la grande tradition de la philosophie libérale, dont la plupart d’entre eux se réclament explicitement.

De ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme classique de Smith ou Say, les Autrichiens contemporains retiennent l’idée générale du gouvernement limité, mais diffèrent quand il s’agit de spécifier exactement ces limites. La plupart suivent Mises en restreignant le domaine légitime de l’État à la protection des libertés, encadrés d’un côté par les libertariens comme Rothbard qui refusent l’existence même de l’État, et de l’autre par des auteurs plus conciliants tels que Hayek qui acceptent que l’État puisse agir de façon ponctuelle et limitée.

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Suite de la série à venir sur Contrepoints.

À lire, les autres articles de la série :

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