Un penseur de la gestion : Jacques Girin

La pensée de Jacques Girin repose sur une unité profonde : pas de situation de gestion, sans échange langagier, pas de mandat, sans une dimension elle aussi langagière, de même que bien évidemment, pas d’échanges langagiers sans malentendu.

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Un penseur de la gestion : Jacques Girin

Publié le 31 mai 2017
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Par Hervé Dumez.
Un article de The Conversation

L’ouvrage de Jacques Girin (2016), Langage, organisations, situations et agencements (avec la collaboration de Jean‑François Chanlat, Hervé Dumez et Michèle Breton), Ste Foy : Presses de l’Université Laval, a reçu le prix du meilleur ouvrage de recherche – FNEGE, 2017, dont The Conversation France est partenaire.

Il y a finalement peu de penseurs en management. La France en a eu un avec Jacques Girin, décédé en 2003. Polytechnicien, il a été formé par Michel Crozier à l’ADSSA (Association pour le développement des sciences sociales appliquées) dans les toutes premières années de celle-ci.

Il entre ensuite au Centre de Recherche en Gestion de l’École polytechnique fondé par Bertrand Colomb puis dirigé par Michel Berry auquel il succède en tant que directeur. Ce livre, coordonné par Jean‑François Chanlat et Hervé Dumez, mis en forme par Michèle Breton, rassemble les textes fondamentaux écrits par Jacques Girin au cours de sa carrière de chercheur.

Jacques Girin a ouvert des voies de recherche nouvelles dans trois domaines : la question du langage dans les organisations, l’analyse des situations de gestion et des agencements et les questions épistémologiques et méthodologiques propres aux sciences de gestion.

Lorsqu’on analyse les fonctionnements organisationnels, l’accent est mis sur les stratégies des acteurs, sur les décisions, et sur les pratiques.

La réalité langagière des organisations

Les théoriciens des organisations sont donc souvent passés à côté de la réalité langagière. C’est le cas par exemple de Karl Weick qui analyse le sense-making indépendamment d’une analyse proprement langagière.

Il fallait, pour aborder la question, faire un détour lourd, complexe, par la linguistique et la pragmatique. Jacques Girin l’a fait, en lisant en profondeur Austin, Benvéniste, Chomsky, Ducrot, Sperber et Wilson notamment. Mais les organisations sont avant tout des lieux où l’on parle : dans des réunions, par messages électroniques, par échanges de notes ou de PowerPoint.

Jacques Girin a abordé ce champ de recherche dès les années 1980. Cette approche pionnière, développée en lien avec le groupe Langage et travail et des chercheurs québécois, a dû affronter deux difficultés. Tout d’abord, le langage, omniprésent dans le travail des managers et des autres membres des organisations, est un phénomène transparent, qu’on ne perçoit pas tant il est évident.

Seconde difficulté, se concentrant sur le langage lui-même, la linguistique tend à passer à côté de ce qui ne relève pas de lui, à ne pas penser l’entremêlement de parole et d’action. Ce que tente Jacques Girin est justement une théorie du langage en actes.

Elle repose sur cette idée qui court dans tous ses textes selon laquelle il est impossible d’analyser le langage dans son fonctionnement, notamment organisationnel, sans prendre en compte les éléments extra-langagiers, et que, symétriquement, les phénomènes organisationnels peuvent et doivent être analysés à partir d’une approche techniquement sophistiquée du langage.

Le point fondamental est une rupture avec la notion faible d’information, « la conception courante d’un langage qui serait un simple véhicule de contenus informatifs. »

Cette dernière consiste en ce que Sperber et Wilson appellent le modèle du code : une conception du langage selon laquelle un émetteur code un message, qui est transporté jusqu’à un récepteur qui le décode.

Les déictiques, ces mots qui ne prennent un sens que par rapport à la situation (ce soir, ici, vous, etc.), les cadres qui permettent ou non d’interpréter les échanges en situation, font exploser ce modèle simpliste et faux.

Les situations de gestion

Jacques Girin est par ailleurs le premier à avoir théorisé les situations de gestion. Il définit le concept de manière rigoureuse à l’aide d’unités qui ressemblent à celles de la tragédie classique (unité de temps, unité de lieu – même si les moyens de communication modernes peuvent faire de ce lieu un lieu virtuel –, et unité d’action) et par une évaluation externe de la performance qui fait de la situation une situation de gestion.

La notion se révèle d’une remarquable fécondité dans l’analyse des organisations en général et des entreprises en particulier. Quelques années plus tard, Jacques Girin avance une nouvelle notion, celle d’agencement organisationnel qui se caractérise par un mandat (la gestion se définit comme un faire faire) et un composite (des humains, des machines, des bâtiments) qui réalise le mandat qui lui est confié.

Le Centre de recherche en gestion (CRG) de l’École polytechnique, dont Jacques Girin a été l’un des tout premiers chercheurs, a adopté rapidement une approche de recherche spécifique, partant des problèmes concrets que se posent les entreprises et les organisations pour élaborer des concepts et des théories.

Cette approche originale a donné lieu à des débats épistémologiques nourris à l’intérieur même de l’équipe comme à l’extérieur, dominé par des approches plus classiques de l’étude des organisations (modélisation, approches quantitatives).

Jacques Girin a été l’un des protagonistes les plus brillants et les plus passionnés de ces controverses. Il avait été marqué par sa lecture attentive et détaillée (il lui consacra un long working paper) de la Logique de la découverte scientifique de Popper et de la Structure des révolutions scientifiques de Kuhn, mais aussi par les textes de Popper consacrés à l’épistémologie des sciences sociales.

Les deux articles les plus profondément personnels consacrés aux questions méthodologiques et épistémologiques portent l’un sur l’opportunisme méthodique (lorsqu’un chercheur travaille avec une entreprise sur un problème de gestion qu’elle rencontre, la nature de la recherche menée combine forcément saisie des opportunités qui se présentent sur le terrain, et méthode rigoureuse) et l’autre sur le malentendu.

On pense généralement que les praticiens attendent des chercheurs qu’ils produisent un savoir directement actionnable, Jacques Girin montre que la recherche-action repose souvent sur le malentendu, un malentendu qui peut et doit être fécond.

La gestion en espaces

Jacques Girin a été également un des premiers chercheurs en gestion à avoir thématisé l’espace comme élément de la gestion dans un texte coécrit avec Marie-Sabine Bertier-Blancher portant sur le travail dans une tour de la Défense.

La pensée de Jacques Girin repose sur une unité sous-jacente profonde : pas de situation de gestion, sans échange langagier, pas de mandat, souvent implicite, sans une dimension elle aussi langagière, de même que bien évidemment, pas d’échanges langagiers sans malentendu.

Elle contribue ainsi à une vision anthropologique élargie des organisations et de la gestion, telle qu’elle s’est exprimée dans un ouvrage marquant paru en 1990, coordonné par Jean‑François Chanlat, et auquel Jacques Girin a participé avec deux de ses textes les plus importants qui sont repris dans ce livre.


The ConversationArticle rédigé par Jean‑François Chanlat (Université Paris-Dauphine, PSL), Hervé Dumez (i3-CRG, École polytechnique, CNRS, Université Paris-Saclay), Michèle Breton (i3-CRG, École polytechnique, CNRS, Université Paris-Saclay).

Hervé Dumez, Professeur à l’École polytechnique, directeur du Centre de recherche en gestion (École polytechnique) et de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation, président de la Société Française de Management, École Polytechnique – Université Paris-Saclay

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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