Pourquoi être libéral ?

Chapitre 15 de Egalitarianism As a Revolt Against Nature de Murray Rothbard

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Pourquoi être libéral ?

Publié le 11 janvier 2011
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Murray Rothbard, Egalitarianism As a Revolt Against Nature, chapitre 15 (traduction de LOmiG)

Pourquoi être libéral, au fait ? Quel est le sens de tout cela ? Pourquoi s’engager profondément, toute sa vie durant, pour la cause de la liberté individuelle ? En effet, un tel engagement, dans ce monde largement non-libre, signifie un désaccord radical – voire une mise à l’écart – de la part de ceux qui ne veulent pas que ça bouge. Cette mise à l’écart impose inévitablement beaucoup de sacrifices, en revenus comme en prestige. Alors que la vie est si courte, et la victoire si loin dans le futur, pourquoi s’engager dans tout cela ?

De manière surprenante, il y a parmi le nombre croissant de libéraux dans ce pays beaucoup de gens qui sont venu à un engagement libéral à cause d’un point de vue étroit et très personnel. Beaucoup sont irrésistiblement attirés par la liberté comme « système intellectuel » ou comme « but esthétique », mais la liberté reste pour eux un jeu pour cercles d’intellectuels, complètement disjoint de ce qu’ils considèrent comme les « vraies » activités de la vie de tous les jours.

D’autres sont motivés pour être libéraux simplement parce qu’ils en attendent un profit financier personnel. En réalisant qu’un marché libre offre plus d’opportunités d’action, les hommes indépendants – pour tirer profit de leurs entreprises – deviennent et restent libéraux pour trouver plus d’opportunité de profits. S’il est vrai que les possibilités de profit seront beaucoup nombreuses et plus importantes dans un marché libre et dans une société libre, cette motivation pour être libéral est grotesque. Car dans le chemin difficile, souvent tortueux, et épuisant qui doit être parcouru avant d’atteindre la liberté, les possibilités pour le libéral d’un gain personnel seront beaucoup plus souvent négatives qu’abondantes

La conséquence de cette vision étroite et à court-terme, à la fois du joueur et du chercheur de profit, est qu’aucun groupe n’a le moindre intérêt à travailler à la construction d’un mouvement libéral. Et pourtant ce n’est que par la construction d’un tel mouvement que la liberté pourra finalement être atteinte. Les idées, et surtout les idées radicales, ne progressent pas dans le monde par elles-mêmes, comme si elles étaient dans le vide ; elles ne peuvent qu’être invoquées que par les gens et, par conséquent, le développement et la promotion de ces personnes – et donc d’un « mouvement » – devient une tâche primordiale pour le libéral qui veut sérieusement atteindre ses objectifs.

En nous détournant de ces hommes de vision étroite, nous devons aussi voir que l’utilitarisme – le socle commun des économistes du libre-échange – n’est pas satisfaisant pour développer un mouvement libéral florissant. S’il est vrai et utile de savoir qu’un marché libre peut apporter une abondance plus grande et une économie plus saine à tous, riches et pauvres de la même façon, un problème crucial est de savoir si cette connaissance est suffisante pour amener de nombreuses personnes à un dévouement sans faille à la liberté.

En bref, combien de personnes seront sur les barricades et supporteront les nombreux sacrifices que la dévotion à la liberté implique, simplement pour que x pourcent des gens aient de meilleurs baignoires ? Ne se couleront-ils pas plutôt dans une vie facile, n’oublieront-ils pas les x pourcent de baignoires ? En fin de compte, l’économie utilitariste, bien qu’indispensable à la structure élaborée de la pensée et de l’action libérales, est presque aussi insatisfaisante comme base de travail, que celles des opportunistes qui cherchent simplement un profit à court-terme.

Notre point de vue est qu’un mouvement libéral florissant, un dévouement sans faille à la liberté, ne peuvent être fondés que sur une passion pour la justice. C’est là le moteur de notre action, l’armure qui nous protégera contre les orages à venir, et non pas la recherche d’un profit rapide, l’amusement d’un jeu intellectuel ou le froid calcul des gains économiques. Et, pour avoir une passion pour la justice, il faut avoir une théorie de ce que sont la justice et l’injustice – en bref, un ensemble de principes éthiques de la justice et de l’injustice, qui ne peuvent pas être fournis par l’approche utilitariste.

C’est parce que nous voyons le monde avec toutes ses criantes injustices empilés les unes sur les autres jusqu’au ciel, que nous sommes poussés à faire tout ce que nous pouvons pour rechercher un monde dans lequel ces injustices seront éradiquées. D’autres buts radicaux traditionnels – tels que « l’abolition de la pauvreté » – sont, contrairement à celui-ci, vraiment utopiques, car l’homme, simplement en exerçant sa volonté, ne peut abolir la pauvreté. La pauvreté ne peut être abolie que par le fonctionnement de certains facteurs économiques – notamment l’investissement de l’épargne dans le capital – qui ne peuvent être efficace en transformant la nature que sur une longue période de temps. En bref, la volonté humaine est ici fortement limitée par le fonctionnement des lois naturelles – pour utiliser un vieux terme, mais toujours valables. A contrario, les injustices sont des actes qui sont infligés par un groupe d’hommes sur un autre, elles sont précisément les actions des hommes, et, par conséquent, ces injustices et leur élimination sont soumis à la volonté immédiate de l’homme.

Prenons un exemple : l’occupation et l’oppression brutale du peuple irlandais pendant des siècles par l’Angleterre. Si, en 1900, nous avions examiné l’état de l’Irlande, et nous avions considéré la pauvreté de la population irlandaise, nous aurions dû dire : la pauvreté pourrait être amélioré par le retrait des Anglais, et par la suppression de leur monopole sur les terres, mais l’élimination définitive de la pauvreté en Irlande, dans les meilleures conditions, prendrait du temps et serait soumise aux rouages des lois économiques. Mais le but de mettre fin à l’oppression anglaise – cela aurait pu être fait par l’action instantanée de la volonté des hommes, par la simple volonté des Anglais de se retirer du pays.

Le fait que, bien sûr, de telles décisions n’ont pas lieu instantanément n’est pas la question : la question est que le cœur du problème est une injustice qui a été décidée et imposée par les auteurs de l’injustice – dans ce cas, le gouvernement anglais. Dans le domaine de la justice, la volonté de l’homme est tout : les hommes peuvent déplacer des montagnes, si les hommes en décident ainsi. Une passion pour la justice instantanée – en bref, une passion radicale – n’est donc pas une utopie, comme serait le désir pour l’élimination immédiate de la pauvreté ou la transformation instantanée de chacun en un pianiste de concert. Parce qu’une justice immédiate pourrait être atteinte si suffisamment de gens le voulait.

Une vraie passion pour la justice, donc, doit être radicale – en bref, il faut au moins vouloir atteindre ses objectifs radicalement et instantanément. Leonard E. Read, président fondateur de la Fundation for Economic Education (Fondation pour l’Education Economique, NdT), a exprimé cet état d’esprit radical très justement quand il a écrit le pamphlet « I’d Push the Button » (J’appuierais sur le bouton. NdT). Le problème était de savoir ce qu’il fallait faire sur le réseau de contrôle des prix et des salaires, qui était alors imposé à l’économie par l’Office of Price Administration (Bureau de Gestion des Prix, NdT). La plupart des économistes libéraux défendaient timidement ou de manière «réaliste» une forme ou une autre de graduelle déréglementation. À ce moment, M. Read a pris une position sans équivoque et radicale sur le principe : « S’il y avait un bouton sur cette tribune », commençait son discours, « qui, étant pressé libérerait tous les salaires et les prix instantanément, je mettrais mon doigt dessus et j’appuierais ! » 1

Le véritable test, donc, de l’esprit radical, est le test du bouton : si nous pouvions appuyer sur le bouton pour l’abolition instantanée des atteintes injustes à la liberté, le ferions-nous ? Si ce n’était pas le cas, alors nous pourrions à peine nous appeler des libéraux, et la plupart d’entre nous ne le feraient qu’en étant avant tout guidés par une passion pour la justice.

Le véritable libertarien, alors, est, dans tous les sens du mot, un « abolitionniste » ; il abolirait, s’il le pouvait, instantanément toutes les atteintes à la liberté, que ce soit dans l’acception originelle du terme, l’esclavage, ou que ce soit dans tous les autres cas d’oppression d’État. Il se ferait, selon les termes d’un autre libéral dans une situation identique : « une ampoule en poussant ce bouton ! »

Le libéral doit forcément être un « pousse-bouton » et un « abolitionniste ». Animé par la justice, il ne peut pas être sensible aux utilitaristes amoraux qui disent que la justice ne naît pas tant que les criminels ne sont pas « dédommagés ». Ainsi, lorsqu’au début du 19e siècle, le grand mouvement abolitionniste naquit, des voix modérées sont rapidement apparues, conseillant qu’il serait juste d’abolir l’esclavage si les maîtres d’esclaves étaient financièrement indemnisés pour leurs pertes. En bref, après des siècles d’oppression et d’exploitation, les maîtres d’esclaves étaient supposés être encore récompensés par une belle somme extirpée de force à la masse des contribuables innocents ! Le commentaire le plus juste sur cette proposition a été faite par l’anglais Benjamin Pearson, philosophe radical, qui a fait remarquer « qu’il avait cru que c’était les esclaves qui aurait dû être dédommagés » ; clairement, un tel dédommagement n’aurait justement pu venir que des propriétaires d’esclaves eux-mêmes.2

Les anti-libéraux, et les anti-radicaux en général, font la remarque – caractéristique – qu’un tel « abolitionnisme » est « irréaliste ». En faisant une telle attaque, ils entretiennent la confusion entre le but souhaité, et la stratégie qu’il faut mettre en place pour l’atteindre.

Lors de l’élaboration de principes, il est de la plus haute importance de ne pas mélanger les réflexions stratégiques avec l’élaboration des objectifs. Premièrement, les buts doivent être formulés, qui, dans ce cas, seraient l’abolition immédiate de l’esclavage ou de toute autre oppression étatique. Et nous devons d’abord expliciter ces objectifs sans tenir compte de la probabilité de les atteindre. Les buts libéraux sont « réalistes » au sens où ils pourraient être atteints si suffisamment de personnes étaient d’accord sur leur opportunité, et où, s’ils étaient atteints, ils permettraient un monde bien meilleur. Le « réalisme » de l’objectif ne peut être contestée que par une critique de l’objectif lui-même, pas sur la manière de l’atteindre. Puis, une fois que nous avons décidé de l’objectif, nous sommes confrontés à la question complètement séparée de la stratégie : comment atteindre cet objectif aussi rapidement que possible, comment construire un mouvement pour l’atteindre, etc.

Ainsi, William Lloyd Garrison n’était pas « irréaliste » lorsque, dans les années 1830, il a levé l’étendard glorieux de l’émancipation immédiate des esclaves. Son objectif était le bon, et son réalisme stratégique est venu du fait qu’il ne s’attendait pas à ce que son objectif soit rapidement atteint. Ou, comme Garrison l’indique lui-même :

Demandons une abolition immédiate, aussi ardemment que nous le pouvons, elle ne sera, hélas ! qu’une suppression progressive en fin de compte. Nous n’avons jamais dit que l’esclavage serait renversé d’un seul coup ; mais qu’il devrait l’être, nous devons en être sûrs !3

En fait, dans le domaine de la stratégie, brandir la bannière de pur principe et radicale est généralement le moyen le plus rapide pour parvenir à des objectifs radicaux. Car si l’objectif pur n’est jamais mis en évidence, jamais la dynamique pour aller vers ce but ne sera créée. L’esclavage n’aurait jamais été aboli si les abolitionnistes n’avait fait un tollé trente ans plus tôt ; et quand les choses arrivèrent, l’abolition fut faite pratiquement d’un seul coup plutôt que progressivement ou de manière dédommagée.4

Au-dessus des exigences de la stratégie se trouvent le commandement de la justice. Dans son éditorial célèbre qui a lancé The Liberator, au début de 1831, William Lloyd Garrison se repentait de son adoption antérieure de la doctrine de la suppression graduelle :

Je saisis cette occasion pour faire une rétractation complète et sans équivoque, et pour demander publiquement pardon à Dieu, à mon pays, et à mes frères, les pauvres esclaves, pour avoir affiché un sentiment si plein de timidité, d’injustice et d’absurdité.

Se voyant reproché son habituelle sévérité et la chaleur de sa langue, Garrison rétorqua: « J’ai besoin de cette flamme, car j’ai des montagnes de glace autour de moi à faire fondre. »

C’est cet esprit qui doit caractériser l’homme vraiment dévoué à la cause de la liberté.5

Notes :

  1. Leonard E. Read, I’d Push the Button (New York: Joseph D. McGuire, 1946), p. 3.
  2. William D. Grampp, The Manchester School of Economics (Stanford, Calif.: Stanford University Press, 1960), p. 59.
  3. Quoted in William H. and Jane H. Pease, eds., The Antislavery Argument (Indianapolis: Robbs-Merrill, 1965), p. xxxv.
  4. A la fin de sa brillante critique philosophique des critiques de « non-realisme », et sur la confusion entre le « Bien » et le « actuellement possible », le Professeur Philbrook écrivait :

    La seule défense sérieuse d’une politique par un économiste ou quelqu’un d’autre : maintenir que cette politique est bonne. Le vrai « réalisme » est la même chose que ce que les hommes ont toujours su par sagesse : décider l’immédiat à la lumière de l’ultime.

    Clarence Philbrook, « ‘Realism’ in Policy Espousal, » American Economic Review (December, 1953): 859.

  5. Pour les citations de Garrison, voir Louis Ruchames, ed., The Abolitionists (New York: Capricorn Books, 1964), p. 31, et Fawn M. Brodie, « Who Defends the Abolitionist? » in Martin Duberman, ed., The Antislavery Vanguard (Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1965), p. 67. Le travail de Duberman est une mine d’or, et l’on y trouve des réfutations des arguments habituels de ceux qui sont partisans du status-quo pour souiller la réputation psychologique des radicaux en général, et des abolitionnistes en particulier. Voir en particulier Martin Duberman, « The Northern Response to Slavery, » in ibid., pp. 406–13.
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  • Salut,
    merci d'avoir repris ma traduction !

    Lomig

  • La traduction est bien sauf que dans le texte original il est dit "libertarian" qui peut être traduit effectivement par "libéral", mais par "libertarien" également. Dans l'esprit de l'auteur, compte tenu de l'ensemble de son oeuvre et de sa philosophie politique, il ne fait aucun doute que se soit "libertarien" dans le sens de libéraux anarchiste qu'il a employé le mots, d'ailleurs tout le texte le laisse entendre ainsi…

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