États-Unis : stratégie impériale ?

Les États-Unis ont besoin d’une Europe puissante, qui ne peut être qu’une Europe libre

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États-Unis : stratégie impériale ?

Publié le 21 novembre 2010
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Par Henri Hude

Un officier français, doté d’une belle intelligence, m’a récemment fait parvenir un essai sur le sujet de la politique étrangère des États-Unis et de leur stratégie mondiale.

Il y développe l’idée, classique et gaulienne, que les États-Unis poursuivent avec cohérence et persévérance, avec les moyens les plus variés, une stratégie impériale.

Il souligne dans son essai deux points principaux :

  1. L’avancement du projet de bouclier anti-missile
  2. L’ambiguïté de leur politique relativement au monde musulman : d’une part, ils combattent l’islamisme pour des raisons de sécurité nationale ; d’autre part, ils utilisent ce combat pour imposer plus aisément leur domination au monde, contrôler l’énergie, développer leur puissance militaire, se positionner aux portes de la Chine, fortifier l’OTAN et contrôler l’Europe, en la protégeant contre une menace qui pourrait devenir une alliance de revers, si l’Europe ne se laissait pas ainsi protéger.

 

Il conclut par l’idée que, vue d’Europe, la politique européenne des USA consiste surtout à éviter l’émergence du rival européen.

Je ne peux pas répondre ici en détail à ce brillant essai. Je me contenterai de trois observations sur cette politique, vue des États-Unis.

 

Le jeu traditionnel de l’hégémonie

Les États-Unis sont le pays le plus puissant de la planète. Il est inévitable que leur politique puisse se lire comme une poursuite de la puissance, à conserver et à accroître.

Le jeu d’un hégémon est toujours le même : il se place mentalement au centre, avec tous les autres autour de lui. Et il divise pour régner. Son pouvoir se mesure ainsi à sa capacité de créer des oppositions, et il justifie son pouvoir en se montrant capable de modérer les conflits qu’il entretient.

C’est un jeu vieux comme le monde, il serait bien étonnant qu’il soit sans pertinence aujourd’hui. Toutefois, je ne crois pas que ce soit la meilleure lecture possible de la situation.

Ce ne sont pas les États-Unis qui ont provoqué les deux guerres mondiales dévastatrices, ces deux guerres civiles européennes, qui ont terriblement diminué la puissance mondiale de l’Europe et de ses nations. Mais sans l’intervention américaine, le nazisme ou le communisme auraient submergé l’Europe.

C’est vrai que les États-Unis ont imposé le démantèlement des empires coloniaux, français et anglais, mais en cela ils ont surtout accéléré un mouvement que les deux guerres civiles européennes avaient rendu probablement irrésistible à terme.

La création d’une Union européenne a fait partie de leur politique au moment de la Guerre froide. Bien sûr, elle servait aussi à contrôler indirectement les nations d’Europe en affaiblissant leur pouvoir souverain, et à promouvoir les intérêts américains de nombreuses manières. La politique américaine dans les Balkans, ou relativement à la Turquie, peut se lire plausiblement comme très inamicale.

Mais sur le long terme, il peut en aller de l’Europe comme de la création par Bonaparte de la Confédération du Rhin. Cette docile construction, politiquement insignifiante, et contrôlée par la France a fait le lit de l’unité allemande sous l’égide de la Prusse. À sa façon, l’UE pourrait comporter pour l’Amérique un risque d’évolution qu’une Amérique affaiblie ne pourrait plus maîtriser.

Ce ne sont pas les États-Unis qui imposent à l’Europe le déclin démographique, l’irrationalité médiatique, la stupidité du politiquement correct, le nihilisme philosophique et le moralisme à rebours. La faiblesse de nos nations tient surtout à des facteurs internes, et si l’Amérique est prise comme bouc émissaire, nous renforçons la probabilité de ne pas nous tirer de nos difficultés.

Ces mêmes facteurs négatifs que j’évoque, et qui rendent nos démocraties non durables, affaiblissent aussi les États-Unis et les rendent de plus en plus ingouvernables. Dans les deux ensembles, des forces très positives luttent pour s’arracher à une logique et une culture de mort. Elles doivent collaborer pour le bien commun.

 

Les États-Unis d’aujourd’hui sont un pays qui se cherche

Ma seconde observation, c’est qu’un grand pays est comme un feuilleté qui comprend de nombreuses couches et de nombreux éléments n’étant pas forcément en cohérence les uns avec les autres.

Il n’est pas du tout certain que les éléments les plus négatifs, même s’ils sont souvent très influents, soient ceux qui définissent le mieux l’identité profonde des nations. De là la difficulté du discernement et de l’action, de la décision, relativement à ces entités complexes à la signification équivoque.

Si vous êtes à l’étranger et que quelqu’un vous dit que : « La France fait ceci, la France pense cela, la France c’est Untel. », vous restez songeur et faites la moue, parce que vous savez que « la France » n’est pas un bloc. Les États-Unis non plus, et moins que jamais.

Par exemple, l’Amérique n’est pas Wall Street. L’Amérique n’est pas Georges Soros. Tout le monde, aujourd’hui, aux États-Unis, critique Wall Street, y compris les Républicains et, parmi eux, le Tea Party qui représente le small business, critique Wall Street plus que tous les autres.

L’observation de la politique intérieure américaine montre que les États-Unis sont plus divisés aujourd’hui qu’ils ne l’ont été depuis 150 ans. Et il n’est pas du tout certain que l’idée impériale réunisse tous les partis, même si l’idée de leadership flatte tout le monde.

Et en tout cas, il y a, pour le moins, du flottement dans leur façon d’exercer leur leadership et de le maintenir.

Enfin, le nombre des intéractions imprévisibles et des contre-coups paradoxaux est si élevé dans un système complexe, que les politiques machiavéliens tombent à la fin dans les pièges qu’ils ont creusés pour les autres.

 

Les États-Unis passent par un moment d’incertitude et de flottement

Ma troisième observation, c’est que l’affirmation souveraine de la volonté de puissance n’est pas du tout ce qui me frappe, depuis deux mois et demi que je suis aux États-Unis – dans un milieu d’universitaires et de militaires (mais pas uniquement).

Ce qui me frappe, c’est au contraire un évident souci face à l’avenir incertain, une conscience lancinante d’une limitation de leur puissance, le sentiment d’une érosion de leur leadership et l’angoisse pour leur pouvoir et leur prospérité, mais aussi pour la liberté en général dans le monde, face à la montée d’une Chine totalitaire.

Quelle que soit l’attraction, parfois presque irrésistible, du pouvoir sur la volonté, la raison peut toujours conserver quelques droits. Car « Orgueil, fils de Bonheur, dévore son Père », comme dit le Tragique grec.

L’intérêt bien compris des États-Unis, c’est de se garder de la démesure fatale. Or, pour puissants qu’ils soient, ils ne le sont pas assez pour jouer, sans démesure et sans danger, le jeu de l’hégémonie dans sa forme pure.

 

Les dangers de la démesure

Par exemple, après avoir gagné la guerre froide, ils ont voulu abaisser toujours plus bas la Russie, tout en gardant la Chine dans leur collimateur.

Le résultat, fut, en particulier, que les Russes n’eurent pas d’autre solution que de vendre aux Chinois n’énormes quantités d’armements ultra modernes, faute d’ouverture des Américains.

Les Chinois ont copié à l’identique tout ce qu’ils ont acheté. Leurs ingénieurs ont aussi tout perfectionné. Leur chasseur J-11B est ainsi la copie du Su-27SK, mais la durée de vie des moteurs de ces appareils est passée de 900 heures de vol à 1500, ce qui est une réalisation remarquable. Ils ont 450 appareils de première catégorie face aux vieux 350 appareils de Taïwan, et ils disposent de 1300 missiles à guidage de haute précision, qui visent toutes les installations de l’aviation de Taïwan. (Washington Times, 22 Septembre 2010, A 7, « China builds its own high-tech military »)

Ainsi, en cherchant à gagner trop, à satisfaire une vieille animosité, et en prétendant follement abaisser tous leurs adversaires à la fois, au lieu de se montrer mesurés et de faire des choix, les États-Unis ont favorisé l’émergence de la puissance chinoise, face à laquelle ils ne savent plus que faire.

 

Décider dans l’incertitude

C’est une question des plus débattues chez eux. Les armements chinois causent les plus grands soucis aux programmeurs du Pentagone. Comment continuer à sécuriser Taïwan ? Faudra-t-il choisir un jour entre tolérer la conquête de l’île ou tolérer qu’elle soit dotée du pouvoir de dissuasion nucléaire ?

C’est un simplisme que de voir dans les officiers ou civils du Pentagone de simples courroies de transmission du lobby de l’armement. Ils luttent souvent contre les sénateurs des comités ad hoc. Et ces derniers peuvent se montrer plus soucieux de l’emploi dans leur circonscription ou de leur réélection, que des équilibres stratégiques mondiaux ou des performances financières de telle ou telle société.

En sens inverse, un de mes interlocuteurs, se référant, disait-il, à des conversations avec certains membres de la CIA, affirmait que la science informatique était si avancée aux USA, qu’on pouvait se demander dans quelle mesure les systèmes d’armes chinois n’étaient pas déjà virussés à l’insu même de leurs propriétaires, et s’ils n’iraient pas à l’eau, si ces derniers voulaient s’en servir.

Mais, encore en sens inverse, nous lisons aujourd’hui même dans le Washington Times (16 novembre 2010, A1 et A12), que 12 % du trafic Internet mondial a été dérouté vers la Chine, le 8 avril 2010, pendant 18 minutes – y compris les sites du gouvernement américain et les sites militaires.

L’explication de ce phénomène, c’est qu’une petite société d’accès à Internet chinoise a trouvé moyen de donner des instructions à 37 000 réseaux à travers le Border Gateway Protocol, et que China Telecom, en republiant largement ces instructions, a réussi à provoquer le détournement d’une part significative du trafic global vers des serveurs chinois.

Ceci a été possible parce que le système international a été construit sur la base d’une pensée universaliste « à la Kant », présupposant la primauté du commerce sur la guerre, et tenant pour acquise une certaine confiance mutuelle justifiée entre les acteurs du web. Mais l’article ne rappelle pas que le trafic est divisé selon les niveaux de confidentialité et il ne dit pas jusqu’à quel niveau le détournement a été effectif.

Le détail de l’histoire se trouve dans un rapport au Congrès, dont la parution est imminente, et qui émane de la US-China Economic and Security Review Commission.

 

L’Amérique a besoin de l’Europe

Il reste que la Chine est maintenant autonome pour fabriquer des armements modernes, et elle peut les vendre aux nations auxquelles l’Europe et les États-Unis ne les vendent pas.

« L’Iran pourrait s’il le voulait se payer demain une aviation moderne, appuyée par des systèmes de défense aérienne, des missiles terre-mer et des réseaux de radars. »

Dans cette situation, les États-Unis ne réagissent pas en puissance sûre d’elle-même. L’administration Obama n’a pas autorisé la vente à Taïwan d’appareils modernes, pas même la modernisation des appareils existants.

Ma conclusion, c’est que les Américains sont en position de bipolarisation sino-américaine croissante, avec une crainte que le temps ne travaille contre eux, avec une division politique intérieure qui les paralyse, et qu’ils ont impérativement besoin d’alliances.

Donc, à supposer que leur politique européenne soit ou ait été celle dont fait état l’essai de notre brillant officier (paralyser les Nations, manipuler la bureaucratie, maintenir l’impuissance de l’ensemble et se servir de l’islamisme comme du chien de garde et du cheval de Troie), la raison devrait les pousser à la réviser d’urgence. Les États-Unis ont besoin d’une Europe puissante, qui ne peut être qu’une Europe libre et puissante. Et s’ils pensaient que l’Inde pourrait remplacer l’Europe comme allié…

Mais ce militaire français n’a pas tort de penser que l’inertie diplomatique est énorme : c’est ainsi que la France a continué à combattre l’Autriche-Hongrie sans raison stratégique décisive, mais surtout par habitude, entre 1713 à 1919, se retrouvant face une Allemagne prussienne autrement plus dure que l’empire débonnaire des Habsbourg.

Dernière remarque : il ne faut pas sous-estimer l’intelligence des acteurs diplomatiques, non plus que la surestimer. Et l’intelligence n’est pas toute-puissante. La part du chaos et du hasard est énorme, surtout dans les grands systèmes. Cela ne veut pas dire que les idées ne mènent pas le monde.

Henri Hude, normalien, philosophe, dirige le pôle d’éthique au centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : Démocratie durable, penser la guerre pour faire l’Europe (Éd. Monceau, 2010).

Lire ses précédentes Lettres d’Amériquecliquez ici

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