Le colloque Lippmann

Aux origines du néo-libéralisme

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Le colloque Lippmann

Publié le 29 octobre 2010
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Recension de l’ouvrage de Serge Audier sur le Colloque Lippmann.

Par Fabrice Copeau.

Souvent mentionné, le colloque Lippmann, qui a eu lieu en août 1938, est pourtant très mal connu, y compris parmi les spécialistes de l’histoire du libéralisme, et même du néo-libéralisme. Le terme même de néo-libéralisme a pris, depuis les années soixante-dix, un sens nettement différent de celui qu’il avait du temps de ce colloque. L’Institute of Economic Affairs, créé à Londres en 1955 par Arthur Seldon et Anthony Fischer, sur les bons conseils de Friedrich Hayek, suite à la création de la société du Mont-Pèlerin en avril 1947, serait la quintessence de l’entreprise idéologique néo-libérale. Or, les mots n’avaient pas le même sens avant le second conflit mondial.

Selon Bourdieu, le néo-libéralisme serait un projet politique d’autant plus redoutable qu’il ne s’énonce pas comme tel et que les choix concrets qu’il préconise se présentent comme une description neutre des lois de l’économie [1]. Le postulat de Bourdieu et d’une cohorte d’autres auteurs est que la contre-révolution néo-libérale a été planifiée de très longue date par une sorte de « commando » intellectuel qui, avec préscience, n’attendait que l’occasion de passer à l’attaque.

Si Serge Audier ne cache pas que, pour lui, « la connaissance informée du néo-libéralisme n’est pas antinomique avec la possibilité de le combattre politiquement » (ce qui est vrai), il veut même souligner les graves tensions et contradictions « pour en percer les faiblesses et pour dénoncer l’impasse historique de ce qui devait finalement s’imposer comme l’idéologie « néo-libérale » ».

Keith Dixon [2] clame, quant à lui, que les cibles des conférenciers du colloque Lippmann étaient bien Keynes et le keynésianisme [3]. Or il semble clair que la cible était plutôt le planisme, le corporatisme, et du reste il est absolument faux d’affirmer, comme le fait pourtant Dixon, que l’ensemble des membres du colloque s’accordaient à voir dans le keynésianisme l’ennemi à abattre.

Serge Halimi, dans Le Grand bond en arrière, ne s’embarrasse pas de plus de détails. Peu importe, pour Dixon comme pour lui, qu’Aron se définissait alors « socialiste ».

Certes, dit Serge Audier, parmi les participants du colloque, il y avait bien un certain nombre d’auteurs importants qui, dans les années 1930-1940, ont assumé des positions qui les opposent nettement à Keynes (Rueff, Mantoux, Mises, Hayek, Röpke). Mais cette position est loin d’être alors entièrement partagée. Même Lippmann évoque, dans la Cité libre [4], Keynes sans le dénigrer. Bien au contraire, le livre de Lippmann constitue une critique radicale des « illusions du laisser-faire » [5] et un bilan des plus sévères de la « débâcle du libéralisme ». Michaël Polanyi, disait, lui, qu’ « une politique keynésienne correcte pourrait régénérer le marché libre et refonder le capitalisme sur de nouvelles bases » [6].

C’est oublier un peu vite que bon nombre des participants du colloque Lippmann n’étaient pas économistes de formation, et que l’aile la plus favorable au marché, celle de la « première » école de Chicago, n’était pas présente à Paris en 1938. À dire vrai, le contexte de l’ère des totalitarismes et de la montée de la guerre pèse alors infiniment plus lourd que la critique de la Théorie générale de Keynes.

François Denord a apporté de nombreux éléments de documentation sur le colloque [7], en soulignant notamment l’importance d’X-crise, le cercle de réflexion de polytechniciens très actif avant et après guerre. Mais on ne peut considérer qu’expliquer les réseaux intellectuels et patronaux suffise à savoir ce qu’il faut penser des thèses de tous ces auteurs.

Audier, s’il offre une bonne présentation du colloque, de ses particularités, liées à la forte présence des Européens au détriment des Américains, peu présents non seulement pour des raisons de fond mais aussi et tout simplement à cause du contexte géopolitique de l’époque, offre de nombreux arguments en faveur de sa thèse. Laquelle consiste à faire de ce colloque fondateur l’un des fondements de la pensée sociale-libérale, sinon social-démocrate, contemporaine. Ce faisant, il mésestime assez nettement l’influence et le magistère unique de Mises, qui n’avait pas à proprement parler de concurrent en termes d’aura parmi les membres du colloque. Même les deux tenants de l’ordo-libéralisme, Röpke et Rustow, ne sauraient sérieusement se comparer au Mises de la fin des années trente.

Par ailleurs, soutenir que les membres du colloque Lippmann étaient favorables à l’interventionnisme économique le plus orthodoxe, à la manière du New Deal Rooseveltien, ne me semble pas correspondre à la réalité, peut-être à l’exception d’un Raymond Aron qui, encore à l’époque, se disait socialiste. D’une façon plus générale, je ne partage pas le point de vue qui consiste à prétendre que le néo-libéralisme serait assimilable au keynésianisme. Il n’est qu’à lire les textes de l’époque, et ceux parus un peu plus tard sous la plume de ces auteurs, pour se rendre compte de l’erreur d’une telle appréciation. Walter Lippmann lui-même, dans la Cité libre, tient des propos extrêmement éloignés de ceux qu’Audier rapporte dans son livre. À toutes fins utiles et afin que chacun se fasse son propre jugement, je reproduis du reste en ce moment sur Librairal l’intégralité du texte de la Cité libre.

S’il ressort du colloque de 1938 un penchant social prononcé, qu’on ne retrouvera effectivement pas après-guerre, au moment de la création de la Société du Mont-Pèlerin, et qu’aucun des auteurs présents en 1938 ne portera de manière prégnante sur la place publique (à l’exception de Röpke, quoiqu’on puisse en débattre, et bien qu’il ait été lui aussi président de la Société du Mont-Pèlerin), il ne faudrait pas pour autant caricaturer. L’aile libérale la plus orthodoxe, autrichienne ou américaine, reste une voie présente aussi bien dans les débats que dans le rapport final. À aucun moment, les néo-libéraux n’ont pris le pas sur les orthodoxes, pour dire les choses autrement.

Enfin et plus grave, Audier n’a pas du tout saisi la teneur des différents courants qu’il appelle « orthodoxes », terme que je reprends ici comme il m’y invite. Il mélange allègrement les Autrichiens classsiques, qui, à la manière de Mises et plus tard Hayek, reprennent la méthode scientifique professée par Carl Menger [8], il évoque les futurs Austro-Américains, qui ont pourtant développé une voie particulière vers le libéralisme, et plus encore les tenants de l’école de Chicago, sans saisir le moins du monde les oppositions épistémologiques et pratiques extrêmement fortes qui émaillaient déjà, avant-guerre, cette dernière école aux deux premières. Faire des libéraux orthodoxes un tout pour mieux tirer à soi la couverture du libéralisme social est une chose, mais la réalité a été tout autre.

Je passe enfin sur certaines imprécisions [9] qui m’incitent à vous dire que cet ouvrage peut constituer une bonne entrée en matière pour saisir les tenants et les aboutissants de cet événement en effet fondateur de la pensée libérale contemporaine. Mais en vous précisant que, si vous souhaitez véritablement approfondir le sens de ce cheminement tortueux, mieux vaut s’orienter vers d’autres ouvrages, à commencer par le Libéralisme américain d’Alain Laurent [10], qui évoque assez longuement le colloque, en des termes nettement plus objectifs.

Notes :

[1] Pierre Bourdieu, « le néo-libéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites », Contre-feux, Paris, 1998, pp. 108-119.

[2] Keith Dixon, Les Evangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Seuil, 1998.

[3] Qu’est-ce que le keynésianisme en 1938 ? On aurait aimé savoir.

[4] W. Lippmann, La Cité libre, trad. G. Blumberg, Paris, Librairie de Médicis, 1946.

[5] Serge Audier n’a manifestement pas saisi la différence entre le « laisser faire » et le « laissez-faire », et seul le second concept est revendiqué par les libéraux. Voir ici en particulier.

[6] M. Polanyi, Full Employement and Free Trade, Cambridge, University Press, 1948, p. XII. Le terme “correcte” n’est peut-être pas le moins important dans la phrase de Polanyi.

[7] F. Denord, Néo-libéralisme, version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007.

[8] Il y a même eu des Autrichiens classiques partisans de l’interventionnisme, ce qui n’est pas en soi incompatible, par exemple von Wieser. A propos de Carl Menger, lire la biographie que je traiterai plus tard de Gilles Campagnolo, Carl Menger, entre Aristote et Hayek, CNRS, 2008. Du même auteur, lire aussi mes commentaires sur Seuls les extrémistes sont cohérents… Rothbard et l’école austro-américaine dans la Querelle de l’herméneutique, ENS Lyon, 2007.

[9] Audier fait de Karl Menger le fondateur de l’école autrichienne (p. 8), alors qu’il s’agit de Carl Menger. Aurait-il confondu le père et le fils, qui, lui est un mathématicien de renom ? Croirait-il par ailleurs qu’un certain Ludwig van Mises, auteur néerlandais je présume, a participé au colloque Lippmann ?

[10] Alain Laurent, Le libéralisme américain, Histoire d’un détournement, les Belles Lettres, 2006. J’ai résumé l’ensemble de cet ouvrage, je vous invite donc à vous y référer. Voir en particulier le chapitre 4.

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